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L’homme Jean Jaurès

REGARD

L’homme Jean Jaurès

“L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création.” Jean Jaurès

Il faut que je commence cette chronique par avouer humblement qu’il y a eu une faute grossière que j’ai commise dans ma vie : j’ai été membre du PS. Cependant, je peux également m’enorgueillir que j’ai quitté ce parti il y a un bail lorsque mon mentor, Jean-Pierre Chevènement, a quitté le navire en perdition avec armes et bagages pour fonder le Mouvement des Citoyens dans lequel j’étais membre du Conseil national.

J’ai donc assisté à des dizaines de réunions électorales et j’ai entendu mes anciens camarades socialistes se disputer sur le thème : « Qu’aurait donc fait Jean Jaurès en de pareilles situations ? » On a peine à imaginer, aujourd’hui, ce qu’a été son rayonnement. Orateur hors pair, Jean Jaurès porte sa mort violente comme une auréole.

Evidemment qu’il séduisait les petites gens et de grands intellectuels comme Jules Renard, Anatole France ou Maurice Barrès. 

Jean Jaurès a été un enfant et un adolescent sage. Sa famille était de la moyenne bourgeoisie provinciale. Nul rêve précoce de grandeur malgré des succès scolaires éclatants. Il devait passer le concours des postes pour rester auprès de sa mère et passa celui de l’école normale. En tant que jeune professeur à Albi dans le Tarn, il témoigna d’une gentillesse naïve et profonde. Pas la moindre malice dans ses propos lorsqu’il donnait ses cours et ses élèves en ont conservé de très beaux souvenirs. C’était un enseignant compétent et affable.

Désigné comme candidat aux élections générales de 1885 sur les listes de l’Union républicaine, il explique : « Après tout, l’ambition n’est pas un crime quand elle est justifiée par le travail et tournée vers le bien public. » Une innocence, on le voit bien, qui ne craint pas les banalités. Cette fraîcheur s’accompagne durant toute sa vie d’une ignorance des complications et des usages mondains. Dès l’école, on brocardait le chapeau qu’il portait, fané et cabossé.

Devenu directeur du journal Petite République, il vit avec sa famille aux limites de la misère. Son indemnité parlementaire est totalement destinée au parti et sert également à financer les campagnes électorales. En tant que directeur de L’Humanité, non seulement il n’est pas rémunéré mais en plus il paie son abonnement de sa poche. Le seul salaire qu’il a, provient des papiers qu’il publie deux fois par semaine dans la Revue de l’Enseignement primaire.

Cette candeur s’accompagne d’une intelligence polyvalente. Il est compétent sur Spinoza, sur la stratégie militaire, sur les pays de l’Afrique du nord, sur la paysannerie… La synthèse est, pour lui, un besoin essentiel. C’est un tribun sans pareil. Dès la rue d’Ulm, on exige de lui qu’il monte sur les tables pour s’adresser à ses camarades. Ses chroniques sont écrites comme s’il parlait à une foule. Il écrivait d’un seul jet, sans se relire, sans ponctuation, sans aération ni découpage en chapitres. Il remettait ses papiers toujours au dernier moment pressé par le jour de la livraison périodique. Un jour, il dicte un article au téléphone sans aucune note sous ses yeux. 

Dans les couloirs du procès d’Emile Zola, entre deux dépositions devant la cour, et alors que la meute hurle aux portes, il récite des poèmes de Verlaine ou de Rimbaud à un Anatole France sous le charme. De Trotsky, l’hommage suivant : « Jean Jaurès précipitait les rochers, grondait tel un tonnerre, ébranlait les fondations, mais jamais il ne s’alourdissait lui-même. Parfois, il balayait les résistances comme un ouragan, mais il savait parler avec générosité et douceur, comme un éducateur, comme un frère aîné. »

Comme un frère aîné, voilà, mais sans aucune vanité ni aucun orgueil. Les joies élémentaires de la vie, il les gobait et les savourait sans arrière-pensée, sans filtrage. Ses discours étaient remplis d’allusion aux couchers de soleil, aux fleuves, aux forêts. « Nous ne sommes pas des ascètes, quitte à nous exposer aux calomnies grossières. » Il a fait l’éloge de la bonne cuisine et des grands appétits. Il lui arrivait de dîner deux fois dans la même soirée à deux endroits différents. Nullement rabelaisien, il n’était ni grossier ni paillard ni même familier, Jean Jaurès était très pudique. Etudiant, il était tombé amoureux de Marie-Paule Prat que son père lui a refusé parce qu’il n’avait ni avenir ni fortune. Maître de conférences, il s’éprit d’une albigeoise avec laquelle il se maria lorsqu’il fut élu député.

Les raisons de la douleur ne manquèrent pas d’étayer la vie de Jean Jaurès. Il n’en devint ni amer ni aigri. La vie ne lui avait pas fait de cadeau. Il en tira pour seule leçon « la nécessité du combat. » Cet idéaliste était capable de colères explosives contre l’égoïsme, la corruption, la trahison.  « Le courage, a-t-il dit, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille. »

Il avait imaginé et envisagé son assassinat. « Qu’importe après tout, l’essentiel est que nous donnions notre force à ce que nous croyons être la justice, et que nous fassions œuvre d’homme avant d’être couchés à jamais dans le silence et dans la nuit. »

Le 31 juillet 1914, vers 21 h 40, à l’intérieur du café le Croissant situé rue Montmartre, Raoul Villain s’avança vers Jean Jaurès et tira deux coups de feu dont l’un lui transperça la tête. La cervelle coula instantanément par le trou occasionné par la balle et son sourire se figea sur ses lèvres comme s’il regardait une photographie d’enfant. 

Auteur
Kamel Bencheikh, écrivain

 




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