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L’horreur et le vide de l’Amérique

James Purdy

L’horreur et le vide de l’Amérique

James Purdy est parfois classé dans la catégorie des humoristes noirs. En fait, la vision tragique chez lui domine la vision comique. Il ne manque pas d’humour mais son œuvre lucide, sérieuse, dénuée d’illusions, est essentiellement amère, pessimiste et souvent terrifiante.

Couleur de ténèbres, au titre apparemment inquiétant, nous met de plain-pied dans cet univers dépourvu d’amour, où l’auteur nous montre l’absence totale de communication entre des proches qui devraient s’aimer. Le père a réussi dans les affaires mais est souvent absent. Le garçon, fils unique n’a plus de mère. Un jour, le père fait un effort pour s’occuper un peu de l’enfant et le distraire et voici qu’il se rend compte qu’il mâchonne quelque chose : c’est l’anneau de mariage de ses parents. L’enfant ne restitue l’alliance qu’après avoir hurlé des obscénités et donné un coup de pied dans l’aine de l’homme qui l’a engendré. Il est évident que cette agressivité d’un enfant de quatre ans à l’égard de son père a été déclenchée par l’absence de la mère.

Le roman le plus connu de Purdy est « Malcom » dont Edward Albee a tiré une pièce de théâtre qui a été un fiasco à Broadway. Malcom est un jeune homme d’une beauté exceptionnelle qui a toujours vécu dans des hôtels, n’a jamais été à l’école, n’a jamais lu un livre. C’est un innocent. Malcom attend son père. Ce dernier a disparu en laissant assez d’argent pour couvrir les dépenses de l’enfant jusqu’à sa majorité. Malcom rencontre beaucoup de personnes et commence son apprentissage de la vie. Il se fait tatouer une panthère noire, épouse Melba et meurt. Une amie le fait enterrer et lit les trois cents pages dans lesquelles Malcom raconte sa vie. On hésite sur la mort de Malcom parce que tout nous prouve qu’il vit encore et que le récit n’est peut-être qu’un rêve. Malcom a été qualifié de « mordant, bizarre, fascinant, dégoûtant, poignant… » L’ironie qui y domine n’en fait pas un roman gai. Il n’y a aucune lueur de joie dans le récit.

Le neveu est écrit dans un style réaliste et l’intrigue est facile à suivre. Cliff est parti de Rainbow Center en Corée pour faire la guerre d’où il ne reviendra jamais. Sa tante Alma, qui l’a élevé, décide d’écrire un mémorial en souvenir de Cliff et se rend compte qu’elle ne le connaissait pas. Elle interroge amis et voisins et découvre un Cliff malheureux qui détestait Rainbow Center, sa tante, son milieu, sa condition et que la mort l’avait peut-être délivré de tout cela. Le satyre est comme Malcom, un conte amer sur les douleurs de l’innocence. Il s’agit d’une histoire à l’intérieur d’une histoire. Le personnage du livre est Cabot Wright, un riche satyre new-yorkais qui « viole aisément et bien ». Une artiste de Chicago mandate son mari pour approcher Cabot Wright à sa sortie de prison et écrire sa biographie — probablement dans le style de Truman Capote.

En l’absence de son mari, elle s’intéresse à Joël Ullay. Le livre est écrit et refusé par les éditeurs qui trouvent l’ouvrage insuffisamment salace pour les goûts du public. L’auteur traite les éditeurs sans ménagement qui « peuvent faire écrire un livre à n’importe quel idiot ». Le satyre est un roman réussi par les qualités d’imagination de l’auteur et la peinture d’une réalité « artistique » américaine.

« Les œuvres d’Eustace » est un récit sombre dans lequel s’entrecroisent plusieurs destins dans le South Side de Chicago. Il y a notre héros, vingt-neuf ans, tuberculeux et syphilitique, il se croit poète et se fait entretenir par sa femme Carla. Il y a Amos qui enseigne le grec et se prostitue pour vivre. Il y a Reuben, un noceur d’une quarantaine d’années, Maureen peintre et nymphomane, Daniel somnambule et ancien soldat, Clayton commis-voyageur… Tous ces personnages sont torturés par des vies impossibles. Carla a quitté son mari pour un étudiant qui la déçoit. Elle le quitte mais croit toujours à l’amour, cette « idée fixe de l’Amérique ». Eustace est prêt à coucher avec n’importe qui et se fait entretenir par Clayton. Maureen aime Daniel qui ne l’aime pas.

En dépit de ses traits d’humour, « Les œuvres d’Eustace » est un roman brutal, par moments difficile à supporter. Il accumule une série d’actes horribles : un avortement sur une table de cuisine, un inceste, plusieurs scènes de violence. Le style de Purdy a plusieurs registres. Il peut être caricatural, vitupérateur, incongru, aussi bien que délicat et tendre. Ses dialogues sonnent toujours justes. Il a l’art de présenter les êtres humains qui parlent des choses du quotidien et, à travers ces conversations, révèlent imperceptiblement les peurs, les angoisses, les refoulements, les sentiments de culpabilité, la personnalité profonde… L’effet est considérable : Purdy interroge, amuse, inquiète, s’impose. Il dénonce l’horreur des grandes villes, les conditions effrayantes vécues par les pauvres. Les petites villes ne sont guère plus attirantes — on y trouve des habitants étroits, névrosés, vicieux, malheureux. La vie n’y est pas moins absurde que dans les grosses agglomérations et le crime n’en est pas moins absent. Les distractions sont vulgaires, immorales et insipides. Purdy montre l’horreur et le vide. Il dénonce l’alcoolisme et la violence. Ceux qui ne boivent pas ont l’obsession de l’hygiène. Ou du gain. Girard dans « Malcolm » dit à sa femme : « Ma puissance et mon argent décrètent que vous n’existez plus. » La religion n’est d’aucun secours. On n’évoque dieu que parce qu’on appartient à une église.

Qu’est devenu l’amour dans les romans de James Purdy ? Mme Girard, dans « Malcom« , dit : Vous autres qui parlez tout le temps d’amour, vous êtes les pires de tous. Vous n’aimez personne. C’est du blabla. » Beaucoup de femmes, sur leurs vieux jours, deviennent des névrosées, des asexuées, et remplacent l’homme par des bonnes œuvres. Pour Purdy, les femmes sont victimes de leurs succès. Les hommes les méprisent, se détournent d’elles et préfèrent la compagnie d’autres hommes. Carla dit : « Depuis six mois, je n’ai entendu que des histoires de types qui aiment d’autres types, l’ère où l’on aimait les filles doit être terminée. Nous sommes aussi inutiles que des verrues sur une grenouille. »

Masterson dit : « Toute ma vie, j’ai voulu aimer quelqu’un et je n’ai jamais pu trouver quelqu’un sur qui déverser cet amour. Ma femme n’était pas capable d’aimer, elle n’aimait rien de l’amour. Tout ce qu’elle aimait, c’est d’observer certains rites, une certaine étiquette triste. Elle aimait que je lui tienne la portière, que j’effleure sa jour d’un rapide baiser, que j’arrange son orchidée. »

Dans l’ensemble, le tableau que fait Purdy des Etats-Unis est tiré au noir. Bien que l’auteur ait gardé un certain espoir dans l’Amérique, dans ses vertus traditionnelles, dans ses racines, son œuvre illustre cette déclaration qu’il a donnée à un journal : « Notre vie morale est pestiférée. Nous vivons dans une atmosphère immorale. » Comme le dit un personnage de « Les œuvres d’Eustace » : « Il est heureux que la nature ait inventé la mort. Autrement, nous resterions pour l’éternité dans l’esclavage. »
 

Auteur
Kamel Bencheikh

 




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