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L’idéologie harkie du passé : bourreau et victime

Contre l’idéologie harkie : pour une culture libre et solidaire (15)

L’idéologie harkie du passé : bourreau et victime

Au cours de la publication des diverses parties de cette contribution, des commentaires sur le journal ainsi que des messages privés me sont parvenus concernant la pertinence de l’emploi du terme « harki ». Ces réactions portent, ici, à éclairer le motif cet usage. Pour ne pas faire trop long, l’idéologie harkie sera examinée dans le passé, puis, prochainement, dans le présent.

Émilie Gougache, journaliste, écrit « (…) je suis issue de la troisième génération de harkis », puis elle explique pourquoi « Il n’est pas bon d’être descendant de harkis en France ». Elle affirme, entre autre : « Aujourd’hui, j’ai 27 ans et la honte ne m’a toujours pas atteint. Je n’en dirai pas autant de l’incompréhension, de la colère, de la rancune et du sentiment d’injustice qui ne me quittent plus. (…) Harki est devenu une insulte synonyme de traître. » L’auteure présente des arguments qui visent à réfuter cette acceptation. Elle interroge : « Ignorez-vous que certains harkis ont été enrôlés par l’armée française? Ignorez-vous que certains sont justement devenus harkis, révoltés que des membres de leurs familles aient été massacrés par leurs frères algériens? ». Pour ma part, et je connais beaucoup d’Algériens dans mon cas, nous ne l’avons jamais ignoré ; mais, cependant, nous n’avons pas non plus ignoré les causes qui ont mené à ces actes. Examinons ces deux arguments.

À propos de l’enrôlement, pourquoi l’auteure ne cite pas d’autres faits ? D’autres Algériens furent enrôlés dans l’armée française, y compris des Français de France (les « appelés » comme on disait). Les plus conscients de ces enrôlés, Algériens ou Français, trouvèrent le moyen de ne pas se distinguer, comme les harkis, par le comportement le plus abject et le plus criminel contre non seulement les patriotes résistants algériens, mais tout autant contre les civils du peuple. Les plus courageux parmi ces enrôlés, algériens ou français, réussirent à déserter, et certains d’entre eux même à rejoindre l’Armée de Libération Nationale. Quelques uns l’ont payé par la torture et la guillotine du « civilisé » État colonial, dont les harkis étaient les supplétifs les plus zélés.

Quant aux exactions commises par l’Armée de Libération Nationale, certes, il faut les reconnaître, les déplorer et comprendre les réactions négatives des parents des victimes. Mais ces crimes, d’une part, n’avaient-ils pas comme cause des collisions de ces futures victimes avec l’armée coloniale, ayant entraîné des actions de représailles (tortures, assassinats) contre des combattants pour l’indépendance nationale, et leurs soutiens dans la population civile ? D’autre part, les parents de ces victimes pouvaient-ils se baser sur les punitions dont furent victimes des membres de leurs familles, pour passer à leur tour  dans les rangs de l’armée coloniale, et de pratiquer les mêmes méthodes criminelles, non seulement contre les combattants de l’Armée de Libération, mais, également, soulignons-le, contre des civils, hommes et femmes, vieillards et enfants ?… Qu’est-ce donc que ce raisonnement ? Une personne collabore avec l’armée coloniale, et, ainsi, l’aide à commettre des crimes contre les résistants patriotes algériens. Ce collaborateur est puni pour sa criminelle action de collaborationniste colonialiste. Et ses parents, au lieu de reconnaître l’erreur du membre de leur famille, deviennent à leur tour des collaborateurs de l’armée coloniale. Où est le bon sens, où est le sens de la justice dans ce genre de comportement et de raisonnement ?

L’auteure mentionnée écrit, notamment : « Mais mon arrière-grand-mère, bien loin des débats sur l’indépendance lors de la guerre d’Algérie, a été pendue à un olivier par des membres du FLN. Un exemple pour terroriser leurs « frères algériens » et les rallier à leur cause. Je ne le rabâche pas à tous les descendants de « moudjahidines ». »

Affirmer que la pendaison, absolument déplorable, de cette vieille femme, avait pour but de « terroriser leurs « frères algériens » », n’est-ce pas là un procédé de propagande connue de l’armée colonialiste ?… Puisque le verbe est employé, utilisons-le. L’action punitive des patriotes algériens contre les harkis et leurs familles ne consistait-elle, à terroriser, au contraire, les personnes qui terrorisaient le peuple algérien pour le contraindre à renoncer à sa lutte pour l’indépendance ? Donc à terreur, emploi d’une contre-terreur ? Et que dire de la terreur d’État exercée par les gouvernements français contre le peuple algérien, dont l’unique tort était de soutenir les patriotes luttant pour l’affranchir de sa situation coloniale ?… Dans la logique de guerre libératrice de mon enfance, la terreur exercée par les moudjahidines contre les harkis n’était que la légitime et indispensable réaction-conséquence pour combattre la terreur que ces harkis exerçaient sur nous qui voulions ne plus être colonisés.

Comparons. Durant l’occupation nazie en France, les partisans qui tuaient un ou une collabo français, dit-on qu’ils l’ont fait pour « terroriser leurs frères français » ?… La vérité n’est-elle pas tout autre ? Que l’assassinat de cette grand-mère algérienne, comme de collabos français, étaient dictés par la nécessité de punir les traîtres à la libération du peuple de France de la domination nazie, et les traîtres à la libération du peuple d’Algérie de la domination coloniale ? Car, quand on appartient à un peuple (français ou algérien), qui lutte pour sa libération d’une domination étrangère, et que l’on collabore à cette domination, parce qu’on y trouve des privilèges, même minimes et misérables, n’est-on pas un traître à son peuple et à l’idéal libérateur de ce peuple ?… Dès lors, « collabo » en France, et « harki » en Algérie, doit-on s’étonner encore que ces mots soient synonymes de « traître » ? Où serait, alors, ce que Émilie Gougache qualifie de « vision manichéenne fort réduite » ?  

Concernant le mot « harki », une amie (2) m’a écrit : « Ce terme vient de la guerre d’Algérie et signifie « traître à la patrie » en rapport avec l’engagement d’un certain nombre de musulmans du côté de l’armée française ». La page Wikipédia à ce sujet confirme cette définition.

Si l’on s’en tient à l’apparition historico-sociale du terme, cette définition est exacte, mais pas entièrement. En effet, dans mon enfance, les « harkis » étaient les supplétifs algériens armés, qui s’ajoutaient comme mercenaires à l’armée coloniale française. Par contre, les cadres administratifs d’Algériens musulmans qui collaboraient avec le système colonial (bachaghas, caïds, policiers, chefs de confrérie religieuse musulmane) n’étaient pas désignés par ce terme de « harki » ; pas même les militaires algériens appelés dans le cadre du service militaire.

Ajoutons cette précision. En me référant encore à mon enfance, la partie de l’armée coloniale que nous redoutions, et donc détestions, le plus était précisément la « harka ». Ces éléments étaient, en comparaison du reste de l’armée coloniale, les plus cruels, les plus barbares, les plus haineux envers le peuple algérien désirant l’indépendance nationale.

Après les harkis, c’étaient les légionnaires que nous redoutions et détestions le plus, car je demeurais à Sidi Bel Abbès ; comme on sait, la ville était le « berceau de la légion étrangère », avec ses sept casernes. Aussi, nous souhaitions tomber dans les griffes des appelés « métropolitains », comme on disait, de l’armée coloniale, plutôt que dans celles des légionnaires et, pis encore, celle des « harkis ». Voilà la source de la haine et du mépris que nous éprouvions particulièrement pour les « harkas » : les plus misérables (matériellement et culturellement) parmi les Algériens, et les plus cruels envers leurs compatriotes dont le tort était de s’émanciper de la dépendance coloniale, pour retrouver une dignité d’Algériens, que les harkis combattaient de manière sanguinaire.

Ajoutons qu’ils faisaient partie, hélas !, d’un lumpenprolétariat manquant de ce minimum de culture qui permet de sortir de la condition de fauve. Encore que les fauves ne tuent que par besoin physiologique, et ne torturent jamais. Ces harkas incarnaient ce qu’il y avait de pire dans la mentalité algérienne de l’époque, en matière d’aliénation coloniale, de superstition et de servilisme.

Ils haïssaient et, donc, maltraitaient le peuple algérien beaucoup plus que leurs maîtres coloniaux. Ce processus psychique, qui apparaît étrange à première vue, peut être défini  comme « haine de soi », parce qu’on se trouve dominé au niveau le plus bas de la hiérarchie sociale. Ce sentiment négatif destructeur se manifeste contre les personnes qui sont les plus proches de ce « soi », psychiquement et physiquement. Un harki qui soumet un compatriote aux pires traitements, ne les dirige-t-il pas, également et inconsciemment, contre la partie de lui-même qu’il méprise, hait, ne supporte pas, voudrait éliminer ?  

Ces observations portent à signaler un lecteur de mes contributions passées sur l’idéologie harkie. M. B. m’a envoyé une lettre dont voici un extrait : « j’ai privilégié le bon côté de notre histoire, son mauvais côté me dérangeait, et dérange encore, (Pour le moment. C’est une étape), j’ai connu là-bas [en France] des filles et des fils de Harkis, l’un d’eux originaire de Sétif (Connu à l’internat d’un autre lycée), m’a profondément marqué, il pleurait à la seule évocation de… El Jazaïr. Plus tard, je l’ai aperçu attablé seul à la terrasse d’un célèbre bar café d’Aix-en-Provence, en uniforme de l’armée française, (Service militaire), il était pensif, triste infiniment, je m’étais abstenu de l’aborder, nous aurions inévitablement parlé de l’histoire, et du 8 mai 1945, (Tiens, « comme par hasard », nous sommes en mai…)… »

Avec ce cas, nous sommes dans un autre type de drame que celui d’Émilie Gougache, qui semble vouloir justifier un comportement passé de harki. Elle écrit : «  Je ne comprenais pas d’où venait cette haine et encore moins pourquoi je devais en subir les conséquences. » Espérons avoir expliqué, quoique succinctement vu le cadre de ce texte, l’origine de la haine envers les harkis. Quant aux  causes des problèmes psychiques dont ils sont victimes, et, surtout, leurs enfants, nous en parlerons un peu plus loin.

Toutefois, une chose est déjà à affirmer : les enfants de ceux qui furent des harkis ne sont absolument en rien responsables des actes commis par leur père, à moins que ces enfants revendiquent une « légitimité » des crimes commis par ce père. On peut concevoir que l’on tente , – bien plus, on le doit -, de comprendre les causes psycho-sociales d’un comportement de harki. Le recours à la notion de lumpenprolétariat, présentée auparavant, est une piste de recherche. Mais il est inacceptable de justifier ce comportement. À ce sujet, nous avons connu une période où l’on a tenté de « comprendre », en réalité de légitimer, plus exactement de présenter sous un aspect acceptable, des criminels avérés. Rappelons le film « Portier de nuit » de Liliana Cavani. On se proposait, alors, de découvrir dans le criminel nazi un être « humain comme les autres », et dans les « collabos » de l’armée nazie en France des êtres « humains comme les autres ». On est allé jusqu’à dire que le commandant du camp d’extermination d’Auschwitz, le soir, se retrouvait dans son « chaleureux » foyer familial, s’amusait avec ses petits enfants sur ses genoux, et jouait au piano de tendres morceaux de symphonie. Que cela soit vrai, en quoi diminue-t-il ses crimes contre l’humanité ? Tout au contraire, ces comportements d’ « humanité » n’aggravent-ils pas la responsabilité de cet homme ? Il n’avait pas l’excuse d’être un ignorant, sans culture artistique ni sensibilité envers les membres de sa famille.

Signalons un texte qui se conclut ainsi :

« Souhaitons que la société française accorde une place digne aux harkis aussi bien dans la réalité que dans la mémoire collective. Souhaitons aussi que la France et l’Algérie établissent des relations harmonieuses sans tabou au sujet des harkis. »

Ce souhait fait suite à un article qui se présente comme une analyse scientifique, mais qui, en réalité, semble une plaidoirie. En effet, un seul aspect est considéré : les souffrances infligées aux harkis, après l’indépendance, par des Algériens. J’ai lu l’article de l’auteur plusieurs fois, pour être certain de ne pas avoir mal compris. Il n’est question que de ceci : « Les tortures infligées aux harkis peu après le 19 mars 1962, les conditions de rapatriement douloureuses et en catastrophe ainsi que le vécu dans les camps ont laissé des séquelles physiques et surtout des séquelles psychiques », et encore ceci : « ceux qui ont échappé au massacre », entendons commis par des Algériens.

Mais si, dans ce texte, on cherche les causes qui ont mené à ces actes contre des harkis, on ne trouvera rien. Pourquoi, peu après le 19 mars 1962, des harkis ont subi des « tortures » et un « massacre » ?… L’auteur n’en parle pas. Pourquoi telles « conditions de rapatriement » de la part de l’État colonial français, rien non plus. L’auteur affirme :  « Si l’image des harkis en France est peu reluisante, en Algérie cette image est déshumanisée, diabolisée… » Cependant, le texte de l’auteur, lui, semble être dans la victimisation-humanisation-angélisation de ces harkis.

Attention, donc, à un certain révisionnisme qui, sous prétexte d’ « humanisme » et de « science psychologique », tend à « légitimer » des criminels, en plus non repentis, en stigmatisant ceux qui les ont combattus, par le recours à des faits présentés sans tenir compte des causes les ayant produits.

Mais, également, attention à ne pas confondre ces criminels avec leurs enfants, quand ces derniers reconnaissent les erreurs tragiques commises par leurs parents. « Panser des blessures qui semblent pour le moment destinées à rester ouvertes encore longtemps », comme le propose Émilie Gougache, est possible et souhaitable, à condition de reconnaître ce que fut la réalité, toute la réalité et rien d’autre que la réalité. Cela exige de ne pas transformer des criminels en victimes. Cela implique de reconnaître pas uniquement les conséquences du phénomène harki, mais également et surtout ses causes premières. Cela porterait les harkis à reconnaître leur responsabilité personnelle durant la guerre de libération nationale, et d’en faire l’indispensable résilience. « En aidant la victime à vivre en dépit du mal qui lui a été fait, cela va lui permettre de se réintégrer dans son milieu et dans la société globale », affirme le psychanalyste déjà cité.  Cela est vrai en ce qui concerne les enfants de harkis. Mais, concernant le harki lui-même, peut-on le soigner en considérant uniquement le «  mal qui lui a été fait » sans tenir compte du mal qu’il a fait lui-même ?

Quant à Émilie Gougache, elle parle de « réconciliation ». Est-elle possible quand une personne n’admet pas sa responsabilité de bourreau, et se présente uniquement comme victime ? N’est-ce pas méconnaître les victimes qui l’ont été par ce bourreau, et, après avoir été assassinées par lui, les assassiner en occultant la mémoire de leurs souffrances ?… La haine et le mépris, motivés par la terreur, que m’inspiraient les harkis dans mon enfance, seraient-ils donc inacceptables parce que « manichéens » (Émilie) ou « diabolisant » et « déshumanisant » (le psychanalyste), ou à oublier parce que appartenant à un passé, quoiqu’il influence le présent ?… Certes, il est préférable de remplacer la haine et le mépris de l’enfance par, une fois parvenu à l’âge de raison, la compréhension sereine du phénomène harki, et le combattre résolument comme une des plus abjectes formes de servilisme à un dominateur.

Entre-temps, le repentir sincère d’ex-harkis n’est pas, à notre avis, à ignorer, mais à considérer en se basant sur le plus noble sens de la justice, appuyé sur la plus clairvoyante conscience des errements où tombe toute personne socialement aliénée-dominée.

Il est également nécessaire de trouver les moyens afin que le jeune français, d’origine algérienne, décrit par M. B. ci-dessus, ne pleure plus « à la seule évocation de … El Jazaïr », que les enfants de harkis ne subissent plus les conséquences du comportement de leurs parents, à condition de ne pas les présenter uniquement comme victimes. Il faut aider ces enfants à trouver un motif d’espérance afin que les dominés qu’ils sont puissent acquérir une conscience leur permettant de s’associer et construire une communauté humaine libre et solidaire, sans bourreaux ni victimes. Si les dirigeants de l’État ne s’en occupent pas, que des associations citoyennes en fassent le but de leur activité, des deux côtés de la Méditerranée.

K. M

Email : kad-n@email.com

Notes

(1) In https://www.huffingtonpost.fr/emilie-gougache/harkis-qui-replantera-lolivier_b_5874730.html

(2) Je l’ai qualifiée « d’algérienne d’origine européenne », mais elle rectifia : « Mon père, et toute la famille X* sont des juifs sépharades qui habitaient les provinces romaines berbérophones avant la conquête arabe à la fin du 7° siècle et qui pratiquaient avec le christianisme des religions monothéistes plusieurs siècles avant l’islamisation. »

(3) K.D. Bouneb, Dr en Anthropologie, Psychanalyste, « Les troubles du comportement chez les Harkis et leur enfants », https://blogs.mediapart.fr/hazies-mousli/blog/150715/les-troubles-du-comportement-chez-les-harkis-et-leur-enfants

Auteur
Kaddour Naïmi

 




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