Jeudi 26 octobre 2017
L’île, son gouverneur, ses opposants…
Elle cherchait désespérément un livre de Mohamed Arkoun mais dans l’île de Barrataria, il n’y avait pas de place pour le penseur.
Le contraire aurait, certes, relevé, du bon sens, avait rétorqué le Professeur, mais ici, Madame, comme dans le fief imaginaire de Sancho Pança, fidèle compagnon du chevalier Don Quichotte, écuyer errant qui a toujours rêvé d’être roi et qui s’autoproclama gouverneur de l’Ile de Barrataria, on n’a que faire du bon sens. Puis, prenant un air théâtral : Qu’adviendrait-il, sinon, de la Barratarie, Madame, monde virtuel pour grands enfants coupés de la réalité, patrie de la pantomime, où le gouverneur se plaît en représentations, tantôt Jefferson, tantôt Napoléon, bluffant les opinions par l’art de la parodie, du pastiche et de la paraphrase, enivré par les ors du pouvoir et les contes fantasques dont il est le seul héros, ivre jusqu’à en oublier la réalité et son état de simple gardien des lieux ? Ici, et c’est même notre chance et notre privilège, ici on se suffit de notre propre cinéma, celui-là qui nous tient lieu de diplomatie et de stratégie en direction du monde.
Alors, non, Madame, vous ne trouverez pas de livre d’Arkoun ! En Barratarie, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où personne ne juge le gouverneur, où l’échec est aboli, où il s’entend, la nuit, rosir de fierté, où on ne comptabilise que les succès, qu’avons-nous à faire, je vous le demande, des livres de Mohamed Arkoun ? Voilà un penseur qui écrit que «les échecs ont commencé dès le lendemain de l’indépendance quand se sont imposés des régimes policiers et militaires, souvent coupés des peuples, privés de toute assise nationale…» Parlerait-il de l’île ? Fort heureusement, en Barratarie, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où personne ne juge le gouverneur, s’exerce une vigilance quotidienne contre toute lucidité malvenue. Aussi est-il inimaginable de prétendre y porter la contradiction. L’île a ses codes d’accès, connus des seuls initiés et des gorilles vigilants empêchent toute fâcheuse information venue de la réalité de contaminer l’atmosphère hallucinatoire ou, pire, de se propager au sein de la population. C’est au brio de ces vigiles censeurs que Sancho Pança doit d’avoir terrassé toutes les initiatives déplaisantes. Celle-là, par exemple, du député Ali Brahimi qui s’amusa à demander une commission d’enquête parlementaire sur la corruption, une sotte intrépidité qui fut aussitôt reléguée au rang de contorsion classique de l’opposition, c’est-à-dire une gesticulation sans grande conséquence d’un élu sans grande nuisance mais dont la mauvaise humeur est néanmoins indispensable à la parodie du pouvoir.
Non, Madame, vous ne trouverez pas de livre d’Arkoun ! A-t-on idée de laisser traîner des livres où l’on lit que «les moyens par lesquels les régimes se sont mis en place n’ont, nulle part, été démocratiques» ? Comment voulez-vous entretenir des rapports autres qu’exécrables avec un personnage qui vous ramène à votre véritable condition ? Pas de place dans l’île pour les esprits bassement lucides ! On peut vous proposer à la place, les œuvres complètes de Cheikh Tantaoui, celles d’Al-Quaradaoui, la compilation des cassettes d’Abdelhamid Kashk, Madrasat Muhammad, ou les DVD d’Amr Khaled, enfin tous ceux qui interprètent le Coran comme on voudrait qu’il le soit, qui enseignent la vie de Mohamed, la jurisprudence et la théologie de façon convenable, sans désenvoûter le bon peuple ! Voilà cinquante ans, madame, que le gouverneur utilise la religion pour apparaître Messie aux yeux de la populace, et il n’est pas question de tout laisser ruiner par un islamologue prétentieux qui prône le «rapprochement religieux» et préconise la transformation «des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent » ?
Non, Madame, vous ne trouverez pas de livre d’Arkoun !