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L’impérialisme (1) monétaire 

ANALYSE

L’impérialisme (1) monétaire 

Il ne faut pas sous-estimer les ambitions de l’entreprise américaine privée Facebook dans sa volonté de créer une « monnaie privée » à travers le monde, via son propre réseau (2). Il me paraît indispensable, pour une meilleure compréhension du problème de revenir un peu en arrière. Le système monétaire international actuel (SMI) est entièrement construit sur les accords de Bretton-Woods de 1944 (New Hampshire, USA).

Ce système dénommé le «gold exchange standard » (3) est lui-même un héritage de la Conférence de Gênes (4) de 1922. En fait, le passage de la monnaie métallique (or, argent, cuivre…) à la monnaie dite « Bank note » c’est-à-dire monnaie «papier de banque », a permis une formidable croissance de l’économie mondiale dans un premier temps, dominée par le troc dans la sphère industrielle et commerciale.

En effet, la contrainte de la «liquidité» était levée mais à condition express que la monnaie papier soit garantie par une «autorité finale» reconnue par les cocontractants, capable d’assurer le retour à une référence métallique ou en marchandises susceptibles de la remplacer dans un rapport acceptable par tous.

Cette autorité « garante » a été incarnée, lorsque la monnaie métallique dominait le monde (4.000 ans av. J.-C.), par les royaumes et les Etats qui «battaient monnaie», c’est-à-dire qui authentifiaient la pureté relative du métal aurifère dans le mélange (nombre de carats), en apposant sur une face de la pièce, l’effigie du monarque du moment (l’Aguellid Massinissa, le Louis, le Napoléon, le Souverain, le doublon d’or Almohades…), en un lieu appelé l’Autel des monnaies, d’où le concept du «droit régalien ». Il est donc normal, que les puissances militaires, industrielles et commerciales, du moment, imposent leur monnaie, puisqu’elles la garantissent et lui permettent de circuler dans l’espace utile de leur marché international.

Le passage de la monnaie métallique au papier-monnaie va poser un problème majeur au système, à savoir celui de l’équilibre entre flux monétaire et flux physique et de l’autorité habilitée à l’émettre. En outre, le problème se complexifie lorsque ce papier monnaie en circulation est à la fois national (le pays d’émission) et international (les pays utilisateurs). 

Cette contradiction originelle ne va émergée que lorsque que, le pays émetteur de cette monnaie, va connaître des difficultés dans sa propre économie et que celles-ci vont se propager dans le reste de l’économie mondiale par ce « conduit monétaire». Dès lors, un retour à la monnaie métallique (le gold standard) refait son apparition et les « forces du marché » imposent les ajustements nécessaires, en attendant la prochaine crise économique et financière internationale (5).

Entretemps des mesures de rafistolage (dévaluations en cascades, restrictions budgétaires…) du SMI, sont mises en œuvre à chaque crise sans régler le problème structurel du système, qui demeure comme soulevé, en son temps, par Lord J.M. Keynes, la double casquette du dollar américain (6) comme monnaie nationale et internationale à la fois.

En effet, le remplacement par le dollar américain par la livre sterling comme monnaie de change et réserve de valeur ne peut garantir la stabilité du SMI, que dans la mesure où cette dernière est tributaire de la santé de l’économie américaine comme ce fut le cas pour la livre sterling tributaire de la bonne santé de l’économie de l’empire britannique.

L’effondrement économique de l’empire (deux guerres mondiales et plusieurs guerres coloniales) a fini par entraîner avec elle celui sa monnaie nationale « internationalisée ».  Dès lors, le même scénario de la Livre sterling devait arriver au dollar américain ! Lord J.M. Keynes proposera en 1944, la création d’une monnaie supranationale, qu’il nommera le Bancor (7), non rattachée à un pays mais à une institution financière internationale, le FMI (8). Elle fut rejetée et c’est la proposition américaine qui sera retenue, avec la phrase désormais célèbre du ministre des finances américain D. White, qui affirmera que l’« US Dollar is as good as gold ».

Il faut bien comprendre, qu’à cette période, d’après deuxième guerre mondiale, que le théâtre des opérations militaires était quasi en Europe, ce qui va entrainer sa dévastation et sa ruine. Au contraire, l’économie américaine, quant à elle, va être boostée par une énorme demande en matériels militaires et autres produits de soutien, unique dans son histoire (9). L’aide accordée au Royaume-Uni et à l’URSS, alors alliés, n’était pas gratuite mais faisait l’objet d’accords gouvernementaux attractifs, qui avaient un impact direct sur la croissance de l’industrie, notamment militaire, privée américaine. C’est d’ailleurs à cette époque que l’on peut dater la création du puissant complexe (lobbies) militaro-industriel et financier des USA, qui perdure toujours.

Il est donc clair que le retour à l’étalon-or devenant impossible et il est remplacé à Bretton-Woods par le système dit du Gold-Exchange Standard fondé sur une seule monnaie, le dollar américain. « L’impérialisme monétaire » devient une évidence concrète à travers la « zone US Dollar » qui va s’étendre au monde entier, après la capitulation du Japon et des autres puissances de l’axe (Allemagne, Italie,  Turquie…). Ce système va cependant atteindre ses propres limites prévisibles (le dilemme de Triffin, prix Nobel d’économie) et la décision du Président R. Nixon, du 15 août 1971, de suspendre sine die la convertibilité du Dollar en or, va l’achever. En effet, certains pays (la RFA en premier lieu) vont demander, dès les années 70, l’application des accords de Bretton-Woods et notamment la convertibilité en or de leurs encaisses excédentaires en US dollar, accumulées comme monnaie de réserve.

Ce mouvement va se propager comme une traînée de poudre et les autorités monétaires américaines, sachant pertinemment qu’elles ne pouvaient satisfaire toutes ces demandes, vont opter pour la décision de suspension, à ce jour, de la convertibilité du Dollar en or. Le système des taux de change fixes a vécu et est enterré définitivement en mars 1973 avec l’adoption du régime de changes flottants. Le 8 janvier 1976, les accords de la Jamaïque légalisent officiellement l’abandon du rôle légal international de l’or. Le SMI implosé, il va s’en suivre une période d’instabilité monétaire dite de taux de change flottants, sans précédent, chaque pays tentant de se prémunir de son impact sur son économie (croissance, emploi, exportation, production…).   

La première tentative sérieuse de combattre cet « impérialisme monétaire », imposé par les USA, va provenir des pays européens, pays qui ont été le plus impactés par les désordres monétaires (10) ainsi que les pays exportateurs de pétrole (OPEP) après à une baisse très forte du dollar, en 1973. Mais que les choses soient claires, il ne s’agit pas pour l’Europe de détruire cet impérialisme monétaire mais de sa volonté de le partager seulement, avec les USA, d’où la création de « zones monétaires informelles » (Franc, DM, Yen…).

Cette demi-mesure n’ayant pas donné les résultats escomptés, l’idée de création d’une monnaie concurrente à l’US Dollar va s’imposer, dans un premier temps, par la création de l’écu et son fameux « serpent monétaire » (fluctuations strictes de plus ou moins 2,5% du taux directeur) mis en place dans les années 1970, puis enfin de la monnaie unique, l’Euro (11), seule décision sérieuse. Les trois fonctions classiques de la monnaie étant réunies (unité de comptes, réserve de valeur, instrument de transaction), l’euro va déterminer son espace monétaire propre et progressivement se détacher de sa tutelle américaine après avoir construit tous les instruments obligatoires à son existence et à son activité (Banque centrale européenne, commission de régulation, comité de contrôle des institutions financières…).

Sa vocation originelle, étant de se prémunir contre les politiques monétaires américaines erratiques, il va dans une première étape consolider la stabilité monétaire de la place financière européenne et venir en aide aux pays membres qui éprouvent des difficultés à entrer dans le cadre et les conditions définis par les autorités monétaires européennes (assainissement des finances publiques, politiques publiques et sociales…). Il aura également à protéger les membres les plus fragiles des attaques spéculatives extérieures à la zone, comme ce fut le cas pour le Grèce et d’autres membres.  

Dans cet univers complexe, volatile et en perpétuelles innovations, dans son ingénierie financière (produits dérivés), ne voilà-t-il pas qu’une entreprise privée américaine dont ce n’est pas la vocation première, souhaite entrer par effraction dans le monde de la finance internationale, non pas comme simple acteur mais comme centre d’émission d’un signe monétaire virtuel qu’elle contrôle entièrement.

Examinons son offre. David Marcus, responsable du projet chez Facebook, dévoile mardi 18 juin 2019 le projet de création de « Libra », une crypto monnaie ou monnaie virtuelle (le lancement est prévu au premier semestre 2020) qui servira de moyen de paiement mais aussi de réserve, dans le «  monde entier à partir des milliards d’utilisateurs de ses différents réseaux sociaux » et qui sera garantie par des réserves de cash et des titres de dette publique. La profession de foi de Facebook est totale puisqu’il déclare que « Nous sommes convaincus que le monde a besoin d’une devise numérique mondiale qui combine les attributs des meilleures devises du monde : Elle doit être stable, soumise à une inflation faible, acceptée partout dans le monde et fongible. La devise « Libra » est conçue pour répondre à tous ces besoins… au service de milliards de personnes »… rien que ça ! Pour l’accompagner, dans cette bouteille à encre noire, Facebook se fera accompagner par des entreprises et autres institutions chargées du suivi, du contrôle et des garanties en usage dans la profession (12). Selon les concepteurs, « pour garantir sa stabilité, elle sera adossée à une réserve d’actifs de faible volatilité, tels que des titres gouvernementaux dans des devises provenant de banques centrales stables et réputées » (13).

Facebook souhaite en fait privatiser le droit régalien (pouvoir de battre monnaie) qui a été laissé, à un moment donné de l’histoire, entre les mains de personnes physiques et morales privées et qui en ont tellement usé et abusé, créant des situations chaotiques inextricables et la ruine de régions entières et d’états, ce qui fait que le privilège de création d’une monnaie souveraine est maintenant exclusivement réservé aux Etats. Il y a donc un problème central et originel de la confiance envers une entreprise privée (détenue par Mark Zuckerberg) qui n’en est pas et son premier scandale (l’antécédent de Cambridge Analytica, faisant foi). Pour seul argument de défense du projet Facebook déclare qu’il ne sera pas seul responsable du projet mais qu’un membre sur les 100 prévus et que le projet ne sera pas lancé tant qu’il n’aura pas levé toutes les réserves des régulateurs concernés. Cela semble quelque peu léger comme argumentaire car au lieu d’avoir affaire à un seul délinquant monétaire, on nous propose une centaine !

Mais «l’argument géopolitique», avancé par Facebook, est encore plus surprenant, puisqu’il affirme que « si une société américaine ne la construit pas, une autre pourrait le faire, au détriment des États-Unise…

Nous y voilà, nous sommes au cœur de la problématique, c’est, en fait, une tentative déguisée de privatisation d’une partie de l’impérialisme monétaire américain, qui se joue sous nos yeux !

M. G. 

Notes

(1) « L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme » est un livre écrit par Lénine en 1916 et publié en 1917. Pour rédiger cette brochure, sous-titrée « Essai de vulgarisation », il s’inspira des ouvrages de John Atkinson Hobson et de Rudolf Hilferding sur l’impérialisme et sur les transformations récentes du capitalisme et leurs conséquences politiques, durant la Première Guerre mondiale. Ce concept a toujours été traité sous l’aspect géopolitique mais très rarement sous son aspect monétaire.

(2) Lire le résumé d’A. Belhimer, (Le Soir d’Algérie du 23 Juillet 2019) relatif à l’article «  Sciences et Avenir » (du 18 Juin 2019), www.sciencesetavenir.fr/high-tech/web/facebook-devoile-sa-crypto-monnaie-avec-des-ambitions-elevees_134595.

(3) Le « gold exchange standard », traduit en français comme étant l’« étalon de change or » 

(4) La conférence de Gênes qui s’est tenue du 10 avril au 19 mai 1922[], à l’initiative du Royaume-Uni, avec trente-quatre pays, sauf les États-Unis, dans le but de rétablir l’ordre monétaire mondial, complètement désorganisé par la Première Guerre mondiale

(5) L’histoire du capitalisme est truffée de crises plus ou moins dévastatrices. En 1637, la tulipomanie est considéré par certains historiens comme le premier exemple de bulle spéculative économique et financière de l’histoire. S’en suivront des crises plus ou moins importantes nationales et internationales. Mais c’est le Krach de 1929, qui reste dans les mémoires, avec le Krach du New York Stock Exchange entre le 24 octobre et le 29 octobre, entraînant une crise bancaire qui précipite les États-Unis dans la Grande Dépression et déclenche la plus grave crise économique mondiale du XXe siècle. En 1971, la suspension unilatérale le 15 août par les États-Unis de la convertibilité en or du dollar, suites aux « Accords de Washington » du 18 décembre 1971, va inaugurer le système des changes flottants, encore en vigueur aujourd’hui, qui fut effectivement mis en place le 19 mars 1973 et fut entériné par les accords de la Jamaïque du 8 janvier 1976. Enfin, la récente crise des  « subprimes » vient nous rappeler encore une fois la fragilité du SMI.

(6) Toutes les monnaies sont définies en dollar et seul le dollar est défini en or, sur la base de 35 dollars américains l’once d’or fin (entre 24 et 33 grammes), il atteint1.000 US $ en 2008 et fluctue autour de 1.300 US $ aujourd’hui.

(7) Au sommet de Bretton Woods en 1944, deux plans de création du SMI vont s’affronter, celui de Harry Dexter White qui veut rétablir le Gold Exchange Standard et celui de John Maynard Keynes qui []propose la création d’une Union internationale de compensation et d’une monnaie supranationale, le « bancor », à laquelle les monnaies auraient été rattachées. 

(8) Les accords ont donné naissance à deux institutions financières internationales, la BIRD et le FMI et à un organisme régulateur du commerce international le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), qui prendra, au terme de l’accord de Marrakech, du 1er janvier 1995, le nom de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). 

(9) A cette époque déjà, 2/3 des réserves mondiales d’or sont détenues par les Américains (Fort Knox). 

(10) Plusieurs fortes dévaluations de l’US Dollar, ont laminé les encaisses en US Dollar détenues par les banques centrales du monde entier. En outre, elles ont permis une compétitivité monétaire donc artificielle, des exportations américaines et un rééquilibre de sa balance des paiements.

(11) Introduite le 1er janvier 1999, par onze membres (la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Autriche, et la Finlande). La Grèce, le Portugal sont entrés dans la zone euro le 1er janvier 2001, la Slovénie le 1er janvier 2007, la Slovaquie le 1er janvier 2009 et l’Estonie le 1er janvier 2011. Plusieurs autres pays membres attendent d’y entrer.

(12) Facebook s’est associé à 28 partenaires comme les spécialistes des paiements Mastercard et Visa, des entreprises commerciales comme Iliad, Spotify ou Uber et des sociétés de capital investissement comme Andreessen Horowitz. La devise numérique fonctionnera à partir de la technologie blockchain (stockage et transmission d’informations sans organe de contrôle). Toutes ces entreprises sont censées assurer la transparence et la sécurité de toutes les transactions.

(13) Implicitement, Facebook compte garantir  Libra par des bons du Trésor américain en premier lieu, ce qui permettrait à ce dernier de se refinancer à travers une sorte de « monnaie auxiliaire » au US Dollar. 

 

Auteur
Dr Mourad Goumiri, Professeur associé

 




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