Site icon Le Matin d'Algérie

L’introvertie Baya, figure de l’art comparable et dissemblable à la subversive Niki (2)

 

Baya, « La dame aux roses ». 1967.

Le galeriste et donateur Claude Lemand, l’un des trois commissaires de l’exposition Baya, femmes en leur Jardin.

Œuvres et archives, 1944-1998, visible à l’İnstitut du monde arabe (İMA) jusqu’au 26 mars 2023 (puis ensuite au Centre de la Vieille Charité de Marseille), mentionnait au sein du webzine Mondafrique du 05 novembre 2022 son souhait de pouvoir « organiser un jour une rétrospective des œuvres de Baya, en les faisant chanter avec celles de grands maîtres, à commencer par Henri Matisse ». S’il projette de les voir être intégrées « au sein de grandes monstrations thématiques internationales » ou de rétrospectives mettant sa production « en perspective avec celles des plus grands artistes européens », notre double contribution démontre justement que de telles confrontations peuvent aussi desservir la Blidéenne, tant l’ex-compagne du sculpteur Jean Tinguely (NİKİ) cultivait une dimension transgressive la propulsant dès le début de la décennie 60 dans la catégorie « Art contemporain », genre auquel n’accèdera jamais la discrète et conjoncturelle associée du collectif Aouchem (Tatouage, 1967).

Argumenter la thèse de sa classification à la seule modernité esthétique, c’est aussi clarifier la façon dont est perçue en Algérie cette notion « Art contemporain », expliquer pourquoi elle s’applique plutôt à tout ce qui est produit aujourd’hui (y compris à l’omniprésente peinture néo ou post-orientaliste), en quoi elle diffère diamétralement du processus disruptif acclimaté en Europe depuis au moins le début de la décennie 50.

Bien que plusieurs similitudes (enfance perturbée, emploi du thème récurrent de la femme et du jardin rêvé ou du bestiaire) nous autorisent à suivre concomitamment l’itinéraire des deux femmes, leur cheminement mental se clive dès lors que Niki coupe le lien avec les tâches familiales et devient l’activiste de causes universelles.

Elle répandait dès lors aux quatre coins du monde des totems déclinés en structures gonflables, poupées-bijoux, héroïnes solaires décomplexées, rayonnantes et à l’aise avec leur corps, naturelles et irrespectueuses envers les normes de beauté ajustés aux goûts communs.

De grandeur nature, en polyester, polystyrène, grillage, structure métallique ou assemblage d’objets, elles seront opulentes et légères, généreusement arrondies aux angles, suspendues et dansantes, en célébration ou équilibre. Baptisées sous le titre générique de La Crucifixion, des prostituées en porte-jarretelles et jambes écartées révélaient en 1965 une femme monstrueuse, mais la plus extraordinaire et puissante des Nanas s’échafaudait (avec l’aide de Jean Tinguely, Rico Weber et Per Olof Ultvedt) l’année suivante dans le hall du Moderna Museet de Stockholm.

Prénommée « Hon-en katedral » (Elle est une cathédrale), l’installation couchée de 6 tonnes mesurait 28m de long 9m de large et 8m de haut, contraignait les visiteurs à pénétrer à l’intérieur de la masse corporelle par le vagin pour leur dire que le corps des femmes faisait toujours l’objet de mauvais traitements et affirmer parallèlement la puissance du féminin, rien de moins qu’une ode à la reproduction. Une fois entrés au sein de la « déesse païenne de la fécondité » via l’utérus, des regardeurs, de nouveau sollicités, collaboraient à des animations.

Rapportée planétairement à travers magazines et journaux, l’interaction artiste-public renforçait les convictions d’une Saint Phalle persuadée de l’impact mobilisateur de ses sculptures-architectures. Aux décors et costumes du ballet Éloge de la folie de Roland Petit (1966) et de la pièce İCH (All about me), écrite à Kassel en collaboration avec Rainer von Diez, suivront en 1967 Le Paradis Fantastique (1) et la première rétrospective Les Nanas au Pouvoir au Stedelijk Museum d’Amsterdam.

İl faudra attendre encore seize années avant que « Baya l’enchanteresse »(2) puisse recevoir le même type d’égard. La cause en revient probablement à celles et ceux voulant la maintenir dans l’aura divinisé de la création innée, en dehors des prestigieuses collections occidentales susceptibles de lui fournir une visibilité mondialisée.

Le classement de ses œuvres dans les catégories « Art brut » et « Art naïf » aurait assurément accéléré son identification, convaincu les collectionneurs de l’importance marchande du patronyme.

Au lieu de cela, quelques autoproclamés spécialistes lui refuseront lesdites désignations, car les considérant, à tort, trop péjoratives et dépréciatives, pensaient que ce genre de catalogage allait emprisonner une « œuvre lumineuse et originale ». La galerie Maeght ayant organisée en juillet 1947 la VIe exposition internationale du surréalisme, il fallait sans doute, au lieu de l’en dissuader, s’appuyer sur ce courant renaissant.

Le résultat fut donc la remarque, certes pédante, d’un André Breton voyant « en elle une étoile filante du surréalisme ». Persuadée par contre que « Baya ne s’est pas envolée une fois pour toutes », Assia Djebar saluera en 1985, dans l’article « Le regard fleur », son retour à la peinture comme une résurrection l’amenant à « porte(r) son regard fleur vers le ciel de plénitude où l’attendent Chagall, le douanier Rousseau, un petit nombre d’élus. Elle, la première d’une chaîne de séquestrées, dont le bandeau sur l’œil, d’un coup, est tombée » (3). La citation du douanier Rousseau renvoyant bien à l’art naïf, les créations de la concernée, que certains disent « résister à toutes les étiquettes, toutes les lectures », devaient s’intégrer à une grille intellective en mesure d’argumenter l’utilisation idoine des mots- passages. Or, de l’avis de l’historienne Anissa Bouayed, ceux employés « pour parler de Baya sont souvent piégés, car ils ressassent l’idée du miracle initiale ou qualifient son art d’art naïf. L’un obère toute espèce d’historicité au regard de sa trajectoire et l’autre empêche de voir la singularité de son art, son raffinement, ses évolutions, sa spiritualité ». Cette indéniable singularité n’est pas sortie de la cuisse de Jupiter.

La croyante algérienne avait beau s’exclamer, « Je suis née artiste. C’est un don que Dieu m’a fait », la supposée énigme ou magie thaumaturge d’une production voulue si indiscernable, si insaisissable que Jean de Maisonseul se demandait en 1982 : « Quel est le mystère de la création de Baya ? », est tout à fait cernable lorsque l’on se réfère aux quelques rares confidences d’une jeune fille concédant finalement que, « Peut-être que j’ai été inspirée par les femmes de Kabylie qui s’habillent de couleurs éclatantes. (…) Je me souviens d’avoir vu les femmes travailler l’argile. C’est peut- être pour cette raison que je m’y suis mise toute seule, et que j’adore la terre et la poterie ».

Ayant bien observée des potières kabyles en train de travailler la terre, elle la tritura elle- même à la ferme de Fort-de-l’Eau, là où Marguerite la voyait d’ailleurs s’isoler pour la mélanger avec de l’eau ou dessiner sur le sable. Puis, une fois logée chez cette mère adoptive, la réfugiée put admirer des Braque et Matisse, « des peintres que j’aime, qui me touchent profondément mais je ne sais pas si je peux dire que j’ai été influencée par eux. J’ai d’abord commencé par m’inspirer de revues que l’on recevait à la maison et qui étaient destinées aux enfants.» (4). Elle les consultera, ainsi que des livres, lithographies ou affiches, regardera de plus Marguerite et Franck Mac Ewen peindre, lesquels observateurs orienteront en retour ses impressions une fois les nouvelles peintures présentées. İl ne s’agissait aucunement de révélation magique, de la précocité d’un talent surnaturel au regard duquel le galeriste Claude Lemand « n’hésite pas à parler de son génie » (5).

Percevant en elle « La reine d’un monde nouveau », André Breton l’encensait en tant qu’espoir recouvré après les horreurs de la Shoah, les charniers d’une Second Guerre mondial à réprouver, d’où sans doute en 1947 la volonté d’Aimé Maeght de relancer en juillet 1947, via la VI° exposition internationale du Surréalisme, l’élan d’un mouvement d’autant plus tombé en désuétude que Louis Aragon l’avait quitté en 1932. Proche du secrétaire général du parti communiste Maurice Thorez, l’animateur (avec Tristan Tzara, Philippe Soupault, Paul Éluard et André Breton) du dadaïsme adhérait alors à la doctrine artistico-littéraire d’un réalisme socialiste (à saisir en tant que nouveau matérialisme) dupliqué en courants variés qui, initiés au cours des décennies 40 et 50 en opposition à la peinture abstraite, réapparaissaient en 1960.

Les peintres Fougeron, Miailhe, Milhau et Taslitzky (6) décrivaient au milieu du XX° siècle la réalité sociale, révélaient le quotidien tel qu’il germait dans sa véracité crue et c’est aussi en résonnance à leur concrétude que naissait la déclaration des nouveaux réalistes. Paraphée au domicile d’Yves Klein (7) par Tinguely, Arman, Villeglé, Dufrêne, Hains, Spoerri et Raysse, par huit protagonistes (8) ayant « pris conscience de leur singularité collective», elle annonçait, le 27 octobre 1960, une autre « approche perceptive du réel ».

İl s’agissait alors de ne plus le magnifier, de ne plus représenter la beauté éprouvée ou sublimée mais de montrer les vicissitudes de monde de l’après Grande-guerre, d’assumer le trop plein de son consumériste, de récupérer et réutiliser ses détritus (objets, voitures, tôles, béton) tout en écartant de la technique ou pratique artistique les matériaux clinquants dits nobles.

C’est lors de la seconde signature d’un manifeste rédigé le 17 mai puis 10 juin 1961 (dénommé 40° au-dessus de Dada) que, en compagnie de César, Mimmo Rotella et Gérard Deschamps, Niki rejoignait un collectif (9) devenu sa rampe de lancement. On la retrouvait donc de juillet à septembre 1961 au Festival du nouveau réalisme déroulé à la galerie « Muratore » et au sein de l’Abbaye de Roseland à Nice, centre de prédilection et d’activité d’un collectif (10) auquel Christo s’affiliait en 1963. Cette année-là marquait l’ultime rassemblement des 12 acteurs réunis au complet à la Biennale de San Marino (11).

Loin d’être nuisible et encombrante, l’appartenance épisodique et séquentielle au Nouveau-réalisme apporta au contraire une meilleure assurance à une femme ne doutant plus de l’impact mobilisateur de Nanas tout aussi dansantes que celles de Baya mais avec en plus des touches de délire les faisant déjanter, jambes en l’air, dans un french cancan scénarisé. C’est d’ailleurs sur les planches du Théâtre des Champs-Élysées qu’elles se produisaient en mars 1966 (ballet Éloge de la Folie de Roland Petit) élancées sur des tiges ou brandies à bout de bras par des danseurs fêtant la suprématie d’une femme-étendard dénonçant les horreurs de la guerre et les nuisances de la drogue, soulevant encore et toujours le problème de la discrimination envers les Noires, de manière plus général une gent féminine infériorisée.

Salué par la presse, le spectacle consacrait une artiste aux facettes polysémiques, volontairement détachée des tractations des galeristes et marchands d’art, capable de dénicher des financements publics et privés suffisamment conséquents pour pouvoir échafauder des projets d’envergure (12), comme par exemple Le Golem de Jérusalem-Ouest, ce monstre à trois langues servant, tel un toboggan, à glisser (13). Dynamique et novateur, son modèle managérial lui garantira l’indépendance pécuniaire recherchée, une liberté de ton, une diversité entrepreneuriale, un affranchissement et engagement exemplaires.

L’une des premières à s’imposer à l’international dans l’espace public, Niki cumulera et enchaînera les projets architecturaux ou sculptures monumentales, notamment avec en 1967 Le Paradis fantastique. Cette commande de l’État français conçue lors de l’ Exposition universelle de Montréal (14) la mettait en compétition artistique avec Jean Tinguely puisque ses Nanas rivalisaient avec des Machines cinétiques.

La bataille entre six grands monstres de ferraille et les neuf enveloppées gonzesses synthétisait le combat en faveur d’une femme cherchant à se défaire des tenailles du patriarcat, à s’émanciper du poids inquisiteur d’hommes surplombant à outrance une destinée à habiller de résiliences. Si son patronyme figurait en mars 1967 parmi les signataires du manifeste Aouchem (tatouage), Baya se gardera quant à elle d’intervenir dans les rapports de rivalité ou d’animosité exacerbés après les réactions et débordements virulents interrompant le vernissage de l’exposition du 17 mars.

L’éruptif M’Hamed İssiakhem déversera une bouteille de bière sur plusieurs œuvres pendant que d’autres contradicteurs en profitaient pour « (…) arracher les affiches, décrocher les toiles et faire sortir les visiteurs » (15), faire annuler une tentative de dépassement reconduite du 30 avril au 15 mai ; configurée à l’occasion du deuxième essai, la scène magico-païenne insufflait le pouvoir des lettres inscrites dans l’écriture tifinagh, inoculait un rite de passage déboussolant les thuriféraires du réalisme socialiste, ces philistins fétichistes du classicisme pompeux, mais aussi Mohamed Khadda courroucé suite à la lecture du plaidoyer. Son contenu provoqua les critiques et sermons d’un concurrent non déclaré, d’un autre précepteur et donneur de leçons présentant les « Aouchemites » tels des « (…) artistes qui se veulent les seuls héritiers des arts traditionnels. » (16).

Ne supportant pas « (…) leur prétention ridicule à l’appropriation exclusive du passé», à se faire valoir comme les uniques précurseurs de signes-symboles, l’ex-compagnon de route d’Abdallah Benanteur commenta également à postériori le triomphe parisien de Baya en écrivant : « On s’extasie sur la spontanéité primitive de cet art, on découvre avec un émerveillement non exempt de paternalisme, l’expression naïve à l’état brut, vierge, sauvage enfin » (17).

D’abord convaincu par l’idée de sonder la portée universelle d’un art populaire en apparence facilement accessible au plus grand nombre, la Blidéenne fuira la polémique et le débat lancé autour de l’appropriation fanonienne du substrat ancestral, quittera le collectif de peintres et poètes puis se contentera (après l’avoir déjà fait 1964) du Centre culturel français d’Alger (CCF) disposé à lui consacrer sa seconde exposition individuelle, une offre réitérée en 1969, 1976, 1979, 1982 et 1984.

Plutôt que de saisir l’opportunité d’un happening martinezien à même de la projeter au sein du genre « Art contemporain », de recoller ainsi à la locution sous-entendant une dimension plus disruptive, Baya s’enfermait au sein d’un réseau diplomatico-paternaliste n’appartenant aucunement au circuit mainstream, ne maîtrisant à fortiori pas le processus de la valorisation élitiste ou « expertisable » de l’art.

Aujourd’hui encore faussement agissante, cette roue de secours qu’est le recours aux institutions culturelles étrangères localement accréditées permet d’appréhender le désintérêt constant des autorités algériennes pour la chose artistique, leur obsession à défendre les acquis postcoloniaux d’une culture islamo-nationaliste prétendument mise en danger par la main extérieure, leur incapacité ou refus chronique d’historiciser, via les méthodologies scientifiques disponibles, les itinéraires d’artistes privés de monstrations muséales d’envergures, leur aversion à leur reconnaître une individuation esthétique, par conséquent une réception singulière à enregistrer comme hors du commun.

Les prégnances symboliques d’une légitimité historique à capitaliser compromettant d’emblée ce type de prétention, la réception de Baya en tant que sujet exceptionnel fut d’autant plus vite évacuée que, nourrie du slogan « Un seul héros le peuple », l’éthique de communauté annihilait toute sorte d’approche individualiste ou égotiste, d’autant plus et mieux que l’autre signifiant mot d’ordre « Non au culte de la personnalité » traçait la ligne de démarcation à ne pas dépasser. Difficile dans ce cas à Baya d’imposer son nom et sa patte, un langage que M’hamed Orfali Dalila, la directrice du Musée national des Beaux-Arts d’Alger (MNBA), situa comme « nouveau, neuf (…), sincère, authentique, voire inspiré (…), pas un mimétisme mais profondément senti » (18).

Avec audace et détermination, elle « su comme personne moderniser l’art traditionnel algérien », devenir « une référence dans le domaine de l’art (et) en matière de peinture », inscrire une imagination, une puissance picturale, une créativité et un style qui auraient bouleversé l’art parce que, soutenait encore en 2007 la conservatrice la Blidéenne « était arrivée à un moment où les plasticiens européens se trouvaient dans l’impasse. ».

Aussi, lui prêtait-elle, avec maintes exagérations, la faculté de s’être, par caractère et personnalité, « détournée des modèles d’esthétiques déjà existants (…) », d’avoir pu forger « un art (…), une école, une approche nouvelle et individualisée de l’art (…)». Pontifiée au titre de « phénomène artistique, événement (et) révolution internationale », mais ignorée des collectionneurs influents, Baya campera à la marge des salles de vente comme du reste des notifications d’agents culturels chargés de fournir en acquisitions les grands Centre d’art moderne. Est-ce pour corriger une erreur, un oubli ou réparer une injustice que, associé à la Fondation Maeght, le Musée Magnelli (ou Musée de la Céramique) de Vallauris (Alpes- Maritimes) annonçait en juillet 2013 le retour de la prodigieuse et juvénile Baya (19), la « figure clé et tutélaire de l’art contemporain algérien » ?

Nommé président de ladite institution, Adrien Maeght, le fils aîné de la fratrie des marchands d’art, ayant en 1948 piloté l’adolescente au cœur des venelles de la « ville aux cent potiers », il la faisait, à travers la redécouverte d’une trentaine d’œuvres de jeunesse (des gouaches sur papier et sculptures-céramiques), revenir là où elle « découvrit la céramique aux côté de Picasso », occupa des ateliers Madoura longtemps abandonnés mais de nouveau visitables depuis ce même été 2013.

Remises sous les projecteurs, ses « œuvres lumineuses peuplées de chimères ailées et de bestiaires, à la maturité saisissante, sans étiquette, ni naïves, ni tout à fait art brut », rappelaient, par certains aspects, à Olivier Kaeppelin, Matisse ou Chagall. Pour le directeur de la Fondation méditerranéenne, la foisonnante créatrice d’un monde qui sut séduire, à la fin de la décennie 40, les surréalistes, « est incontestablement une artiste majeure à redécouvrir, tant pour sa puissance picturale que pour la force d’un parcours qui dialogue avec nombre d’artistes contemporains algériens et au-delà. La justesse de son œuvre est saisissante, sa cosmogonie singulière est au petit nombre de celles qui vous accompagnent une vie durant. ».

Reconnue d’utilité publique et inaugurée le 28 juillet 1964, la Fondation Maeght, qui « a pour but de recevoir, acquérir, restaurer, conserver et exposer au public des œuvres d’art , de donner aux artistes la possibilité de se rencontrer et de travailler ensemble. », avait-elle , au commencement, convié Baya à de plus amples échanges avec ses protégés Fernand Léger, Georges Braque, , Marc Chagall, Joan Miró, Alberto Giacometti, Alexander Calder ou Eduardo Chillida ? Apparemment pas, puisque l’année de l’ouverture de ladite structure l’ex- adoubée s’en remettait déjà au Centre culturel français d’Alger, figurait au sein de la programmation du Musée des arts décoratifs de Paris (20) puis de la temporaire « Galerie 54 », soudainement supplantée par celle de l’Union nationale des arts plastiques (UNAP) dont elle ne fut pas un des membres fondateurs La conjoncturelle aouchémite s’y retrouvait donc à deux reprises en mars 1967 avant de poursuivre en solitaire un chemin non solidaire.

Beaucoup forcent maintenant le trait de sa réhabilitation en objectant que cette femme « a révolutionné l’art algérien et même un peu universel » (21) et en postulant vouloir absolument rendre « hommage à l’artiste algérienne la plus singulière du XXe siècle » (22). C’est notamment le cas de l’İnstitut du monde arabe (İMA) disposé à rassembler, entre octobre 2022 et mars 2023, un ensemble de prêts venus de collections privées ou de réserves publiques (23). Co-commissaire, avec Anissa Bouayed et Djamila Chakour, de l’événement parisien (24), le galeriste Claude Lemand, reprendra à son compte nombre de congratulations.

À ses yeux, « İl faut considérer Baya comme une artiste, (…). Dubuffet avait tout intérêt à dire que s’est de l’art brut… alors qu’elle n’a rien à voir avec (…) ni l’art naïf. C’est une peintre accomplie. (…) elle était d’une modernité exceptionnelle (…), l’icône algérienne de la modernité universelle » (25).

La consacrant comme l’une des pionnières de l’art algérien dont la valeur ne dépend que d’elle-même, le franco-libanais soulignera sa modernité, louera son originalité, ses merveilles, son travail acharné, insistera sur sa capacité d’affirmer une personnalité ou identité, sa décision de faire œuvre d’artiste et ajoutera que « Pendant un temps, l’œuvre de Baya fût qualifiée d’enfantine. Elle avait commencé à peindre très jeune et en l’espace de deux ans elle est passée du statut du dessin d’enfant à peintre tout court. » (26).

Résultant du succès de l’exposition à la Galerie Maeght et de la double page que lui réservait dans le Vogue de février 1948 Edmonde Charles-Roux, son statut d’artiste à part entière ne fut pas évident pour tout le monde. Hormis Mohamed Khadda et Abdallah Benanteur, certains le considérait usurpé et non fondé tant l’autrice en question se répétera, n’apportera ensuite aucune innovation majeure, se reposera sur ses lauriers, souffrait d’une absence totale de charisme, pensait que les œuvres arborées étaient suffisamment éloquentes, trouvait agaçantes les demandes d’explication sur « ce que je veux exprimer à travers ma peinture », répliquant sur ce point : « Je vous donne le droit d’y trouver ce que vous désirez (…) Moi je peins. À vous maintenant de ressentir. » (27).

Évitant les mondanités et conflits excitant les postures des encartés ou représentants officiels du paysage artistique algérien, Baya maintiendra la latente discrétion que réclame la culture musulmane, se conformera aux valeurs religieuses de sa société, montrera régulièrement ses œuvres et se taillera dans le petit concert des expositions (collectives et individuelles) algéroises une discrète biographie.

Après la courte aventure Aouchem, elle ne s’affiliera à aucune revendication distincte, cela contrairement à Niki, toujours sur le pont des luttes, sur le qui-vive de causes à saisir et retranscrire dans une œuvre diaprée, virevoltante, provocante, surprenante, s’élevant au- dessus des conventions mais restant à l’écoute des inégalités ou injustices. L’une des premières à aborder en Amérique de front la question du multiculturalisme et des droits civiques d’américains noirs, à prévenir des ravages du sida, elle surmontera les tourments et complexités organiques avec audace et espoir.

De l’avis de l’historienne Anissa Bouayed, tout prouve que Baya « sut admirablement bien conduire sa destinée, dans les limites qui furent celles d’une jeune orpheline en situation coloniale, puis d’une jeune adulte dépendante d’un ordre patriarcal qui orienta sa vie familiale ». Un certain nombre d’indices et arguments indiqueraient donc qu’elle eut la perspicacité « de se constituer des points d’appui qui lui permirent de transcender (des) pesanteurs» inhérentes aux habitus corsetés de la société algérienne et à un « milieu artistique dominé par les hommes ». Si de tels freins remettent en lumière la problématique touchant identiquement la montée en objectivité de Niki et Baya, cette dernière n’a sûrement pas « épousé tous les combats émancipateurs de son époque », comme l’affirmait outrageusement le journal L’Humanité du samedi 12 Avril 2003 (28).

Le quotidien couvrait alors la manifestation annuelle Djazaïr, une année de l’Algérie en France, plus particulièrement la rétrospective de Baya à découvrir à l’époque au musée Réattu d’Arles, lequel musée révélait « l’une des plus importantes figures de l’art moderne et contemporain algérien ». Encore une fois, prétendre que Baya puisse accéder à la catégorie « Art contemporain », (comprise comme dépassement de la « peinture-peinture » de l’ « École de Paris » ou franchissement d’un entendement conceptuel débarrassé des beautés contemplatives de l’expression du sensible) est un non-sens, voire une usurpation. Cataloguée ou non surréaliste, naïve, poétique de l’ « art brut », la peinture de Baya se cantonne au sein d’une conventionnelle modernité sur laquelle il devient facile de brosser les superlatifs du foisonnement (végétal et animal) extatique.

Le commissaire de la monstration d’Arles ne se trompait d’ailleurs pas en notant que la Shéhérazade de Tahar Djaout « peint sans modèle, tout à l’intuition, en puisant instinctivement son inspiration dans l’art populaire et le conte oriental (…), avec un sens de la couleur-lumière profondément africain qui fait toute la singularité de cette œuvre déroulée comme un conte sans fin » (29).

Si la visibilité de Baya est, au sein des grilles de lecture de l’histoire de l’art, à revoir en regard ou pas des particularités contextuelles de son entrée (au lendemain de la Seconde Guerre mondiale) sur la scène artistique internationale, la légitime et nécessaire révision ne doit pas pour autant se transformer en panégyriques envolées laudatrices, déborder à outrance le cadre de la recherche objective.

L’introvertie Baya, figure de l’art comparable et dissemblable à la subversive Niki (1)

Entretenir et proroger mécaniquement les thuriféraires propos lui gratifiant une notable et substantielle place distincte, lui conservant une position saillante d’éclaireuse, ou défricheuse iconique essentielle, émérite et inestimable, ne soustrait pas les énoncés apologétiques (que sanctuarisent les apôtres subsidiaires) des indispensables retouches ou modulations d’observateurs indépendants revenant posément sur des célébrations post-62 directement stimulées par celles des années 1947-48.

L’article Baya, le regard fleur, qu’Assia Djebar faisait publier dans Le Nouvel- Observateur du 25 janvier 1985 ne dérogeait pas aux marques admiratives et à l’engouement discursif ; néophyte en matière d’art et généralement en position physique de recul face aux médiums, l’élue tardive de l’Académie française, « entrera en peinture », échappera ainsi à « la réclusion de générations de femmes (qui) a entraîné une énucléation de l’œil pour toute une descendance », en empruntant les voix et voies perceptives d’une Baya « enjambant d’emblée cette condamnation comme si elle s’envolait une fois pour toutes à tire d’aile.». Aussi, glorifiait-elle en 1985 la « première intrusion d’une femme algérienne dans le monde de l’art».

Son immixtion au centre du jeu et du « Je » interdits éveillait dès lors « à la fois le regard de la femme peintre, ce qu’elle nous offre en termes d’image et d’imaginaire, où la « regardeuse » se reconnaît, et la pulsion scopique que les arts visuels aiguisent pour permettre à un véritable dialogue visuel de s’instaurer via les représentations de cet univers féminin» (30).

Prenant exemple sur sa propre situation socioculturelle, la néophyte et apeurée Assia Djebar en concluait que « la force intérieure, en termes d’imaginaire puissant, d’une part, de volonté et d’opiniâtreté d’autre part, a sans doute permis à la femme algérienne Baya de transcender beaucoup d’obstacles et de se dire que son affirmation dans le monde des arts avait assez de sens et de légitimité pour mériter de se battre. On ne naît pas femme pionnière, on ne naît pas Baya, on le devient ! »

L’obsession d’Anissa Bouayed étant de « restituer, rectifier et rétablir l’itinéraire de Baya en mettant en perspective le contexte de son émergence dans une Algérie sous domination coloniale », elle aura tendance à rétablir la condescendance et le paternalisme précédemment dénoncés chez André Breton, à rendre plus mature et intégrable une jeune fille employant le « terme de travail» (…) pour sa pratique », une indication démontrant, selon ladite chercheuse, que Baya « se définit socialement comme une artiste ».

Or, c’est seulement sur le tard, « quand sa situation économique se dégrade à la mort de son mari », que l’on peut raisonnablement admettre que les dividendes du labeur faisaient d’elle une cheffe de famille autonome assumant financièrement sa vie d’artiste. En épluchant ses feuilles d’impôt, on saurait d’ailleurs si le montant déclaré correspondait vraiment au statut socio-professionnel revendiqué ou alloué, si d’autres assertions apocryphes du même type sont recevables ou pas.

Mise à part la relation au cumul des revenus, la notion « statut d’artiste » relève d’un cheminement esthétique reconnu et enregistré comme éminemment singulier. Sur ce point aussi des éclaircissements apparaissent indispensables, surtout quand on présuppose que « Baya est un nom qui, dès le début, a embarrassé, chamboulé l’art et notamment les critiques d’art » (31), qu’un génie avait, le 24 novembre 1947, jailli de sa boîte à surprise pour renverser les paradigmes mortifiés d’un champ pictural européen à réinitialiser.

Entretenir le mythe de l’acte créateur arabo-maghrébin apparu indemne de toute porosité sédimentaire, ou des confluence méditerranéennes, autorise à avancer en préambule que « La singularité de lʼœuvre et du parcours de cette artiste résiste à toute étiquette », et de répéter que les critiques de l’époque écrivaient « que la jeune femme avait découvert par elle- même ce que la peinture occidentale venait de mettre 60 ans à faire aboutir ».

On encense alors « le trait vif et puissant, la maturité saisissante » d’un art profond et composé, on avance sans discernement aucun son « influence majeure, particulièrement en Algérie où Baya fut beaucoup imitée par les générations formées après l’İndépendance », certifie avec emphase qu’elle « a apporté quelque chose de nouveau, d’exceptionnel et qui rendait compte de la culture algérienne qui avait été un peu gommée, presque effacée par la colonisation française » (32), on ose se perdre en conjecture jusqu’à échafauder des plans sur une étoile-constellation qui « a révolutionné l’art algérien et universel » (33).

Enrôlée malgré elle, et malgré tout, sur les travers d’analyses, hypothèses, supputations ou présomptions effaçant son patronyme de la liste des mouvements artistiques transnationaux, comme donc le surréalisme, l’art naïf ou l’art brut, Baya se pensera l’élue d’un don inimitable tombé du ciel, la gardienne d’une puissance esthétique venue de nulle part. À partir de la mort, en 1979, de son mari Mahfoud, elle reviendra aux motifs du jardin d’Eden, pendant que Niki s’apprêtait, au même moment, à étudier la symbolique des 22 cartes ou arcanes du jeu de Tarot

S’échappant quelque peu des résistances à la domination masculine, à l’image du père qu’elle interrogera à nouveau en 1972-1973 (34) avec le film Daddy (35), la féministe se préoccupait de la réalisation, sur le terrain acheté à Garavicchio, près de Pescia Fiorentina (36), de son grand rêve, celui de « rendre les gens heureux ». İl s’agit d’un lieu d’art et de vie gigantesque exigeant un important investissement financier et de nombreuses années d’huile de coude puisque le parc (dit Giardino dei Tarocchi, Jardin des Tarots) de sculptures monumentales en ciment (couvertes de mosaïques de verres précieux polychromes et/ou de céramiques, de miroirs) n’ouvrit ses portes qu’en 1998, l’année du décès de Baya.

En parallèle à cette œuvre globale de deux décennies élevée au milieu de la nature, et grandement nourrie des montages d’Antoni Gaudí (37), de ses formes florales arrondies, elle développa, grâce à un parfum nominatif, son entier autofinancement.

Bien que séparée maritalement de Jean Tinguely, elle tiendra à son aide, comme au temps des animations de la fontaine Stravinsky de Paris (en 1982), de celle de Château- Chinon (1987-88) et de l’hôpital pour enfants de Long İsland (1988) ou encore du Cyclop (dit aussi Le Monstre ou La Tête, 1969-1994). Dans un message épistolaire adressé à Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle ne cachait pas son admiration pour Antoni Gaudi et le Facteur Cheval « que je venais de découvrir et dont j’avais fait mes héros : ils représentaient la beauté de l’homme, seul dans sa folie, sans aucun intermédiaire, sans musée, sans galerie ».

Elle fut également fortement marquée par le complexe Sacro Bosco di Bomarzo, mieux connu sous l’appellation Parco dei Monstries (Parc des monstres). İmplanté dans la province de Virerbe, au fond d’un vallon fleuri de végétation, il est peuplé depuis la Renaissance de sculptures caricaturales ou burlesques qui « m’ont profondément inspirée, alors qu’elles n’étaient pas considérées sérieusement par les autres artistes qui les voyaient comme du Folk Art. Je me suis identifié à elles, je me suis sentie moi aussi comme une outsider parmi les autres artistes. Je n’ai jamais suivi d’écoles d’art et je suis autodidacte. Je considère ces gens comme mes professeurs et mes maîtres et je me sens beaucoup plus proche d’eux que de mes contemporains » (38).

Aux parcs pour enfants, jardins ésotériques ou abris habitables, Niki ajoutera en 1986 l’écriture et l’illustration de Aids: You Can’t Catch İt Holding Hand (39), un opus informant le public sur les ravages du sida (40). Son souci de s’adresser à tous, à des populations d’amateurs, en dehors des érudits fréquentant les musées ou galeries, la poussait à diversifier les facettes et techniques inhérentes à l’art monumental, celui du plus grand nombre.

Élégie à la féminité ou au féminisme, ces Nanas joyeuses en papiers collés et résines (peintes parfois de noir en soutien à la discrimination envers les Noirs), « libérées du mariage, du masochisme et qui n’ont pas besoin de mecs » défiaient toujours l’ordre patriarcal. Elles traçaient le fil conducteur d’une démarche avant-gardiste ponctuée des Tableaux-Tirs, performances, Autels, Mariés, animaux de l’Arche de Noé et autres imposantes sculptures, conçues ou non avec Tinguely. Récompensée en 1991 du 12e prix impérial Praemium (distinction équivalente au prix Nobel pour les écrivains), la plasticienne gagnait l’année suivante en consécration avec la vaste rétrospective du Kunst und Ausstellungshalle de Bonn.

C’est encore en Allemagne, au nord-ouest de Hanovre, qu’elle restaura The Grotto (41). En choisissant de travailler autour de « La vie de l’Homme », elle y ornait trois salles de mosaïques elles-mêmes fardées de figurines féminines. Mises en reliefs, quarante d’entre- elles retracent les principales périodes de sa production. Certaines dansent au centre du ciel bleu-nuit constellé d’étoiles au stade d’une aile droite illustrant, avec des morceaux de verre bleu-nuit et noirs, la thématique « La Nuit et le Cosmos ». Celle-ci contraste avec « Jour et vie » décorant sur le côté opposé (aile gauche) la seconde pièce de miroirs blancs.

Quant aux ornements (bandes de galets nuancés, miroirs, blancs ou dorés et verreries rouges, oranges et jaunes) de l’espace central, directement accessible via l’entrée principale, ceux-ci simulent, sous la forme de spirales, la spiritualité. Ce sentiment mystique, Niki l’exprima intensément en 1985, quand, opéré du cœur, Jean Tinguely se trouvait dans le coma ; dans l’espoir de le revoir vite sur pieds, elle brûla dans une église orthodoxe de Genève des dizaines de bougies et jura de bâtir, une fois les prières exaucées, La chapelle de la Tempérance (42). À la mort du seul véritable amour (décès survenu le 30 août 1991), elle milita (de 1991 à 1996) en faveur du Musée Tinguely de Bâle (43), lui offrira pour cela 55 sculptures et près d’une centaine de ses œuvres graphiques (44) tout en suivant (dès mai 1994) scrupuleusement les dernières recommandations du disparu.

Après avoir réglé le fardeau de sa pesante succession, la veuve s’occupera du financement du Cyclop, dont la sauvegarde définitive sera ensuite assumée par l’État français, entreprendra (en 1997) la série de cinq sculptures déclinées en autant d’exemplaires, puis s’attaquera aux commandes Gila, maison-monstre (sculpture-maison pour enfant, 1998) et Remembering, autre suite de 22 reliefs achevés en 2000 (45).

À partir de cette décennie, elle débutait La Cabeza, l’avant-dernier grand projet suivi en 2001 de Coming Together, une œuvre monumentale destinée à embellir l’extérieur du Palais des congrès de San Diégo en Californie.

Dans cet État des USA se trouve aussi, à Escondido, le jardin de la Reine Califia, déesse qui, entourée de monstres labyrinthiques, de totems et d’un mur de serpents, trône sur un aigle. Le recours au bestiaire est également omniprésent dans l’imaginaire de Baya puisque « les nombreuses figures féminines se déploient auprès dʼanimaux fabuleux », les pigeons, huppes paons et « zoizeaux » croisent gazelles et lions, notamment au sein des gouaches revivifiant les contes énoncés à Marguerite Caminat.

Les vertébrés tétrapodes planent au milieu des fleurs-couleurs structurant l’espace de la composition, au milieu des arbres et plantes d’une nature aux racines imbibées de l’eau des rivières. Fenêtre-loupe d’un univers chatoyant, chaque œuvre remixe une pléiade de motifs migrant (depuis 1963) sur les robes- éventails devenues « des tableaux dans le tableau ».

La conjugaison-orchestration des formes et couleurs rythme un ballet de femmes évoluant en dehors de toute dictée comportementale et c’est peut-être à ce stade que la similitude avec celles de Niki paraît la plus évidente. L’autre point de jonction est, hormis l’espace jardin, la difficulté éprouvée de pénétrer le milieu stéréotypé d’un marché de l’art connoté au masculin.

Taxé de paternaliste grandiloquent et d’eurocentriste coincé pour avoir écrit un texte glorifiant moins la percée de Baya que l’espérée régénération du surréalisme, André Breton pouvait cependant, en tant que jalon historico-discursif, servir d’accroche allocentriste, voire holistique, cela à l’exemple de Niki justement boostée par le Grec d’origine Alexandre İolas, un familier des surréalistes. Gérant d’une galerie à Paris et New-York, il convaincra, de 1977 à 1987, les grands collectionneurs américains (parmi lesquels les Ménil) d’acheter des œuvres délaissées par les musées européens. Elles intégreront les institutions culturelles des États- Unis, le plus souvent par le biais de généreux donateurs (46). Tardive, l’entrée pérenne de Niki dans le marché de l’art tient aussi au changement des grilles de lecture jusque-là si figées qu’elles la reléguaient à la portion minimale de « femme-sculpteur ».

Dans son texte de 1990, « Le combat de Baya », Assia Djebar écorchait la couche paternalo-condescendante déviant sa réception alors que la problématique essentielle qui la touchait relevait d’une incarnation floue, voire floutée, à cause donc de sa non inscription au sein d’une tendance distincte. Souvent présentée en France auprès d’un public nostalgique et friand des « choses de l’Algérie », elle essuiera les plâtres du circuit de troisième classe et restera « Aux Frontières de l’art brut » jusqu’à faire « Un parcours dans l’art des marges » (47). Aux frontières de l’art brut I et II, c’est aussi l’intitulé d’une exposition de la Halle Saint- Pierre, une structure « art-déco » couvrant l’ancien marché situé au contrebas du Sacré-Cœur (XVIII° arrondissement de Paris), réhabilitée en 1986 en centre d’art puis reconsidérée huit années plus tard par la nouvelle directrice Martine Lusardy, une des spécialistes de l’art brut.

Tout en préservant le lien avec l’ancienne collection d’art naïf (celui que de fous autodidactes pondent dans un contexte psychiatrique), elle a conçu un projet dynamique (48) susceptible de mieux définir les contours confus d’un art brut rendant compte des autres bornages culturels du sensible et devenu avec Jean Dubuffet le nec plus ultra de la création. Seulement cette dénomination « art brut » collant davantage aux méthodes et artifices traitant maladroitement la représentation du visible, les œuvres de Baya risquaient d’être connotées comme sauvages, c’est-à-dire non maîtrisée.

On comprend dès lors le refus tenace d’inscrire la Blidéenne au sein de cette école déjantée alors que, d’abord rattachée à l’art naïf, Séraphine de Senlis fut ultérieurement intégrée à la « pensée subversive et révolutionnaire de Dubuffet ».

En niant toute affiliation avec le créateur de l’art brut, Claude Lemand enferme l’aura de celle qu’il prétend défendre dans un cadre socio-psychologique, alors que ne cessant de questionner le rapport de la femme à son environnement culturel et patriarcal, Niki de Saint Phalle en raillait les conditionnements mentaux asphyxiant. Pour elle, la notion artiste n’avait de sens que si elle décentrait les valeurs éthiques, anthropologiques et sociales des normes culturelles et injonctions sociales.

En opposition à l’érudition artistique, elle optait en faveur des expressions de la communauté sans lui soumettre le mythe des origines ou les valeurs esthétiques du « Beau » mais un art contemporain brut(al) cherchant intentionnellement à provoquer un choc réactif. À sa source, il y a la folie raisonnée alors que la vision inédite de Baya surgit du retrait claustral, ne résultait pas d’une émulation extérieure mais de chamboulements intérieurs.

Or, selon Martine Lusardy, « l’art brut produit des objets comme expressions d’une intériorité individuelle, n’est pas un mouvement ou un moment de l’histoire mais une collection de singularités à extraire de l’avant-garde parallèle et marginale exclue des circuits habituels de l’art contemporain ».

En 1989, le curateur Jean-Hubert Martin voulu, en écho au bicentenaire de la Révolution française, sélectionner cinquante artistes extra-européens aux œuvres supposées indemnes de toute culture occidentale et c’est sans doute en croyant voir, quarante-deux années plus tôt (1947), en Baya une créatrice vierge de toute influence qu’Aimé Maeght se précipita à l’exposer au jugement des instances parisiennes de légitimation. Son héritage visuel d’alors provenait sans doute moins du « patrimoine oriental de l’Arabie heureuse » que de celui des nouveaux habitus culturels captés et saisis chez Marguerite Caminat.

Plutôt que de ranger Baya dans le champ fourre-tout et restreint de l’art outsider, il faudrait peut-être la rapprocher de l’aérée « Neuve invention » afin de voir sa peinture comme expression d’un féminisme ouvert offrant à la femme le rôle primordial de « reine solitaire debout dans un royaume de flore, de parfums, de pépiements (où) tout affleure, plat, riche, moments de la cueillette ; tout, sauf l’homme. İl serait gardien. İl porterait des clefs. İl dirait : İnterdit d’entrer, de toucher, de sortir… İl est au-delà, il est en deçà de l’éden recréé. İl ne sera jamais sous l’œil de Baya. » (49).

Mais, peut-on recevoir et valider cette interprétation d’Assia Djebar alors que l’intéressée n’a, semble-t-il, jamais clairement piper mot et maux au sujet de son régime patriarcal, contrairement donc à Niki de Saint Phalle ?

Saâdi-leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

Renvois

1) Groupe de 15 figures en mouvement réalisé avec Tinguely sur le toit du pavillon
français de L’Expo 67 à Montréal.

2) Titre choisi par Jean de Maisonseul, lors de la vaste exposition du Musée Cantini de Marseille organisée dans le cadre du programme « L’Orient des provençaux », 1982, p.15.

3) Assia Djebar, in Le regard fleur, Le Nouvel-Observateur, Paris, 25 janv. 1985. 4) Baya, in Je ne sais pas, je sens, entretien Baya/Dalila Morsly (1994), Algérie Littérature/Action no 15-16, Marsa éditions, Paris, nov-déc 1997, p. 211.

5) Claude Lemand, in « Femmes en leur Jardin, l’œuvre pionnière de l’artiste algérienne Baya », Mondafrique, 05 nov. 2022. 6) Le nouveau réalisme et l’anticolonialisme ne faisait qu’un et en janvier 1952 le PC algérien convainc Mireille Miailhe et Boris Taslitzky de témoigner de la misère à partir de dessins et de peintures livrant des conditions de vie en colonisation. Miailhe peindra le procès des 56 de Blida ouvert le 22 novembre 1951 auquel il assista.

7) Situé au 14 rue Campagne Première. Rétif à l’idée de s’inscrive dans un mouvement déjà connu sous divers aspects, Klein préférait l’expression « Réalisme d’aujourd’hui ».

8) Raysse et Spoerri s’étaient ralliés au six de l’exposition de Milan. C’est dans cette ville italienne, ainsi qu’à Paris, que le critique d’art Pierre Restany publiait le 16 octobre 1960 un manifeste qu’il signera également onze jours plus tard. La première monstration du groupe eu lieu en novembre 1960 au Festival d’avant-garde de Paris et fut suivie en mai 1961 de celle de la galerie « J ».

9) Récusant le legs dadaïste prôné par Restany, Yves Klein quittait les nouveaux réalistes et s’associait au groupe « Zéro ». 10) L’ »École de Nice » concurrençait et reniait l’ »École de Paris ».

11) Les expositions importantes de l’année 1962 s’étaient quant à elles tenues à NewYork.

12) Aidée de Jean Tinguely et de Martial Raysse, Niki de Saint Phalle signa les décors de la représentation Éloge de la folie.

13) Commandé en 1971 et réceptionné en 1972, cet air de jeux pour enfant est implanté dans « Rabinovitch Park » que le population israélienne appelle maintenant « The Monster Park ». Le trio de toboggans représente les trois religions cohabitant en « Terre Sainte ».

14) Mécontent de la taille démesurée des œuvres, Pierre Bordas, le président du Pavillon français entrait en conflit avec le duo d’artistes alors que, malade, Niki dû s’absenter à cause des émanations de gaz provenant des fumées de polystyrène chauffé. La partie conservée de l’action se trouve au Moderna Museet de Stockholm.

15) Denis Martinez, in Ruptures, 02-08 mars. 1993.

16) Mohamed Khadda, in Éléments pour un art nouveau, l’UNAP et SNED. 1972.

17) İbidem.

18) M’Hamed Orfali Dalila, propos émis lors de son point de presse à la Salle « FrantzFanon » (Riad-el-Feth) et repris in İnfo Soir, 22 mai. 2007. La rétrospective se déroulait
au Musée national des Beaux-Arts d’Alger (MNBA).

19) Vernissage presse le 05 juillet et ouverture publique du 06 juillet au 18 novembre2013 de l’exposition baptisée alors, Baya : créatrice chez les surréalistes. Un des titres adoptés par les journaux fut : « La Fondation Maeght met en lumière Baya au musée de Vallauris ».

20) Avec les gouaches de 1946 et 1963, Femme jouant avec un paon, Femmes en bleu sous deux arbres et Paysage. Déplacée à Paris, l’exposition reconduisait les peintres déjà retenus pour celle du 1er Novembre 1963 à Alger.

21)Claude Lemand, in « Baya, la femme qui a renouvelé l’art algérien », « France Culture », 09 déc. 2022.

22) İntroduction du webzine Mondafrique, « Femmes en leur Jardin, l’œuvre pionnière de l’artiste algérienne Baya », 05 nov. 2022.

23) Soit de la galerie Maeght (Paris), de la Fondation Kamel Lazaar (Tunis), du Musée d’art moderne de Lille métropole (LAM, Villeneuve-d’Ascq), du Musée d’art Naïf et
d’arts Singuliers (MANAS, Laval), du Centre national des arts plastiques (CNAP,
Paris), des Archives nationales d’Outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence), du Musée
Cantini (Marseille) et du Musée Réattu (Arles).

24) Exposition Baya, femmes en leur jardin. Œuvres et archives, 1944-1998. 25)Claude Lemand, in « Baya, les nouveaux jardins d’Eden », « France Culture », 07 janv. 2023. 26) İbidem.

27) K. Smati, in Horizons 2000, entretien avec Baya, 29 avr. 1986.

28) Dans un article intitulé « Le monde fabuleux de Baya ».

29) Michèle Moutashar, in préface catalogue, exposition Musée Réattu, 2003, Arles. 30) Assia Djebar, in Le regard fleur, cité en référence.

31) M’Hamed Orfali Dalila, citée en référence. 32)Claude Lemand, in « Baya, la femme qui a renouvelé l’art algérien », cité en référence ».

33) İbidem.

34) À la suite de la seconde sérieuse dépression nerveuse lors de laquelle elle avouera avoir eu « envie de (se) jeter par la fenêtre ».

35) Monté en collaboration avec Peter Whitehead, cinéaste influent de la libération sexuelle et défendu par le psychanalyste Jacques Lacan. Niki y disait que, « À travers les images, je piétine mon père, je l’humilie de toutes mes forces et je le tue ».

36) Au hameau de Capalbio (GR) situé en Toscan, sur la côte italienne, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Rome.

37) L’une des Nanas-maisons, ordinairement pénétrables et habitables, servira pendant les travaux de logement à Niki.

38) Niki de Saint Phalle parlait ici autant des œuvres du Facteur Cheval que de celles du Parc Sacro Bosco di Bomarzo.

39) Adapté en film d’animation, le court métrage fut réalisé en 1989 avec son fils.

40) Quand le virus se propage, Niki hérisse d’immenses phallus colorés incitant hommes et femmes à se protéger à l’aide de préservatifs. 41) La Grotte, commencée en 1999 puis inaugurée à titre posthume en 2003 et dont portes et fenêtres ne sont que des grilles agrémentées de miroirs et verreries. 42) La chapelle trône dans le Jardin des Tarots.

43) İnauguré le 30 septembre 1996.

44) Niki rendra un hommage posthume plus prononcé à Tinguely en lui dédiant trois Tableaux-éclatés desquels ressort le prénom « Jean ». Réalisés avec l’aide du peintre Larry Rivers, les suivants intégreront des éléments électriques et électromécaniques.

45) İls sont conservés à L’Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle de Fribourg.

46) Acquéreurs de la Black Venus, les mécènes Howard et Jean Lipman l’offriront au Whitney Museum of america art.

47) Nous reprenons ici le titre du livre, Aux Frontières de l’art brut, Un parcours dans l’art des marges de Laurent Danchin, Lelivredart, Collection Mycelium. 2014. Écrivain, conférencier, commissaire d’expositions, conseiller de la Collection de l’art brut de Lausanne, ami de la Halle Saint-Pierre et correspondant de la revue anglaise Raw Vision, Laurent Danchin livre dans ce recueil de 109 pages des textes, articles, essais et comptes rendus publiés dans une dizaine de pays, soit 35 ans d’écriture au service des formes les plus inventives de l’art populaire et de quelques parias de l’art contemporain. À travers une série de portraits de créateurs, ce défenseur passionné de la création autodidacte et des environnements singuliers, ce fasciné du génie visionnaire, retrace l’aventure de certains des outsiders, relativise la portée des principaux labels ou étiquettes et plaide la cause d’une autre conception de l’art que celle qui prévaut à l’université, au sein des institutions ou dans les milieux mondains.

48) Fondatrice, l’exposition de 1995, Art brut et Compagnie, la face cachée de l’art contemporain, réunissait, autour de la collection-mère de Lausanne, cinq collections majeures de la deuxième génération de l’art brut.

49) Assia Djebar, « Le combat de Baya », Trois femmes peintres, Baya, Chaïbia, Fahrelnissa, İnstitut du monde arabe, Paris 1992.

Quitter la version mobile