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« L’islam de mon enfance », de Nadia Zouaoui : un film nécessaire

L'Islam de mon enfance

J’ai vu le film documentaire, L’islam de mon enfance, de Nadia Zouaoui. Même tourné il y a quelques années, je pense que c’est encore un film nécessaire, d’actualité. Bouleversant à bien des égards et pour cause, la réalisatrice met le doigt sur la plaie.

Encore qu’elle prenne le pari de n’interroger qu’une certaine Algérie, celle, il faut le dire, de plus en plus minoritaire, des femmes et des hommes nourris aux idéaux de la modernité, le film relate un pays de plus en plus  » gangréné ʺ par un islam belliqueux importé d’Orient, l’islam politique dans toutes ses ramifications, par opposition à l’islam ancestral, car c’est là aussi le pari de la journaliste :  donner à voir une idéologie hégémonique, belliciste, et surtout aux prétentions politiques, d’un côté, et la religion de l’aïeul qui n’est pas le tout et qui n’est pas un rouleau compresseur de «la vérité», de l’autre côté.  

L’islam politique versus la spiritualité ancestrale

Le constat est d’emblée alarmant. L’enquête montre une Algérie qui s’embourbe cahin-caha dans ses certitudes. La foi de l’affirmation a en effet de plus en plus pignon sur rue.  L’idéologie des Chouyoukhs qui se pensent capables d’expliquer tout le vivant et des califes autoproclamés est en train d’imposer tout le sens, quand les derniers espaces qui vantent la différence et le multiple, ou même qui louent l’islam d’antan rétrécissent comme peau de chagrin. 

Le film commence à Montréal, métropole où cohabitent des centaines de cultures, où la différence n’attente à aucun dieu : « Montréal c’est un peu mon Cordoue, lance d’emblée la réalisatrice. La ville où les gens de diverses origines se côtoient. Je baigne dans cette terre de rencontre depuis 30 ans.» Puis, immanquablement, la recherche de soi, les sources, les questions, les inévitables comparaisons… Montréal est une fête, terre des rencontres, lieu des énergies créatrices dont le terreau est justement la diversité. 

Un homme enlace son épouse, l’embrasse sous les regards enjoués des badauds. De jeunes  danseuses enchantent la rue de leurs pas mesurés, un artiste-calligraphe peint le possible sur un mur. Et pour le contraste, de la patrie du possible à l’espace de l’impossible, la journaliste enchaine avec la vidéo d’un imam qui explique en français à des mioches que les musiciens sont voués aux feux de l’enfer et qu’ils seront transformés en singes et en porcs. 

Le ton est donc donné. On est en Algérie, le pays qui a connu l’une des guerres civiles les plus terrifiantes, les dernières décennies. On découvre une ville qui s’emmure. Alger, la capitale qui fascinait jadis, élève désormais, en plus de ses clôtures physiques, des murailles dogmatiques. Bien sûr, les pires sont celles qu’on hisse dans les cerveaux. Les clôtures de l’impensable et de l’Interdit. 

Pourtant, dans le fatras des prêches assourdissants et incendiaires lancés à tous les vents, des imams pour qui la différence se combat par le sabre et le sang, du repli collectif de plus en plus consommé, des voix dissonantes émergent du brouhaha ; des hommes et des femmes prennent la parole, défient ce qui a tendance de plus en plus à devenir l’ordre établi, pour dire le possible d’un regard autre, du droit à la différence et à la singularité, ou pour juste rappeler l’islam d’antan, quand la religion n’occupait pas toute la tête et toute la géographie. 

L’anthropologue et écrivain Rachid Oulebsir, infatigable militant des causes démocratiques par ailleurs, explique ce qu’était la spiritualité ancestrale, son ancrage dans la terre des Berbères, la sacralité de la vie, des solidarités et rapports sociaux : « Le village kabyle, il fut un temps où il était celui de toutes les croyances. Quand on disait jmiî liman (toute la foi ou toutes les croyances), expliquait-il, on disait au nom de toutes les croyances. La laïcité kabyle c’était aussi ça… Aujourd’hui, on en arrive à interdire même le bien !» 

Le film s’attarde avec l’auteur du roman, Le premier sera un garçon, sur une Kabylie qui résiste, repousse tant bien que mal les assauts répétitifs de l’islam politique, les militants qui payent parfois rubis sur l’ongle leur refus de céder devant l’uniformisation idéologique, financée à coups de pétrodollars.  

De rencontre en rencontre, le film révèle aussi la richesse spirituelle de tout un pays, les saints et érudits qui ont façonné le sens, le soufisme dans toutes ses variantes… Une spiritualité qui n’a rien à voir avec le wahhabisme et salafisme qui s’approprient désormais tout l’espace pour que « la religion devienne la préoccupation et le sujet nodal de la masse de la population» explique un militant du patrimoine, à tel point que ceux qui ne pensent pas de la sorte sont devenus, argue-t-il, « des gens marginaux.»  

L’islamisme sanguinaire de la décennie noire

La réalisatrice fait parler les militants, les journalistes, les anthropologues, des enseignants, etc., pour nous livrer un monde de plus en plus fermé, une terre où il est de plus en plus difficile d’affirmer sa différence. Elle piste l’histoire, retrace la genèse de l’islam de la vérité intransigeante qui a vu le pays se transformer du jour au lendemain, d’une Algérie naguère ouverte sur tant de possibles pour qu’elle commence à se renfermer à partir du début des années 80. Et puis le cauchemar de la guerre civile des années 90, la décennie des blessures incicatrisables.

Le film nous plonge dans le trauma des hommes et des femmes encore meurtris par la perte de l’être cher, menacés, terrorisés, violentées pour ce qu’ils sont et ce qu’ils étaient. La violence paroxysmique, peut-être jamais égalée en d’autres contrées, d’un islamisme génocidaire qui hante encore les mémoires. La disparition de l’Autre qui trouvait légitimation dans la lettre littérale. 

Malika Boussouf, journalise rescapée, amie par ailleurs du feu Mekbel et collègue de Tahar Djaout fouaille la blessure, atteint l’instant du basculement, elle qui dit vivre encore entre les morts, dans la hantise des amis ravis et proches assassinés, des menaces de mort qu’elle recevait, parce qu’elle refusait d’abdiquer, parce qu’elle croit en un pays qui contient tous ses enfants aussi soient leurs divergences. Si Said Mekbel disait des journalistes dans son ultime billet, Ce voleur qui, « C’est lui qui, le matin, quitte sa maison sans être sûr d’arriver à son travail. Et lui qui quitte son travail, sans être certain d’arriver à sa maison. », la mère de la journaliste confiait à sa voisine ceci : « À chaque fois qu’elle sort, je m’attends qu’on me la ramène égorgée. »

Une militante des droits de l’homme rapporte, les larmes déboulant sur son visage, sa famille décimée, la sœur et le frère, au nom de la vérité, d’une idéologie manichéenne pour qui le monde est tout bonnement le mal d’un côté, les autres, et le bien de l’autre côté, eux. 

Tant de gens vivent encore avec les fantômes du passé, jamais exorcisés. Parce que, expliquent-ils, de leurs mots comme de leurs silences, on a fermé le livre du drame, on a clos cette partie de notre histoire et on n’a pas voulu en parler; en parler pour réparer, pour expliquer, pour en tirer leçon…  

Il ressort ceci du film : si l’islamisme a été défait militairement, il a pour le moins triomphé – ou presque –  idéologiquement. Et le documentaire ne lésine pas sur le détail. Certes, il ne dit pas la défaite, mais il dit la nécessité d’agir avant qu’il ne soit trop tard, l’urgence d’oser, d’épouser l’espace-temps, de secouer, de remettre en cause, de s’appuyer sur la raison raisonnante. 

Quand de jeunes gens s’arrachent aux griffes du wahhabisme

Le film documentaire s’attarde sur le discours islamiste, sur les prêches qui fusent de partout, sur l’assentiment et l’indifférence face au fléau de l’islamisme. Les mosquées sont aux mains des islamistes.

Les idéologues sont sur toutes les tribunes. Les Hamadache et Chamsou sont suivis par des centaines de milliers de gens. Un parent, l’écrivain-romancier Sidali Kouidri Filali, écrit sur l’école corrompue par l’islam politique ceci : « Chaque matin, en voyant mon fils partir à l’école, j’ai le cœur serré et le sentiment de l’envoyer à une fabrique d’abrutis. L’école est une arme de destruction massive aux mains d’une dictature.» Pour lui, «L’école algérienne ne construit plus des écoliers, mais des croyants. »

L’espace d’une délicieuse discussion entre l’auteure du film et un groupe d’amis dont des enseignants, ingénieurs et autres, originaires de l’ouest du pays, on est frappé par la conclusion cinglante : « Le wahhabisme a détruit le tissu social de l’Algérie.», assène l’un d’entre eux.

Les compères racontent leur extraction de l’intégrisme islamique, la démarche intellectuelle pour s’en libérer et comprendre qu’il n’y a pas qu’un islam, mais qu’il y a tant d’islam ; ils relatent leur découverte de l’historien et islamologue Mohammed Arkoun, les lectures salvatrices, les réseaux sociaux qui importent un peu de chaque pays pour qu’ils relativisent ce qu’ils pensaient être toute la vérité. Enseignant entouré d’amis et proches islamistes, l’un d’entre eux se rappelle le rejet des siens après la prise de conscience.

Un poète parle de l’Algérie soufie, de la religion simple qui n’occupait pas tout le sens jadis, de la croyance tolérante versus l’islamisme totalitaire… « La laïcité est une dynamique historique, argumente-t-il, qui a essayé de limiter la mainmise des pouvoirs contre les libertés individuelles, l’égalité, etc. La laïcité est pourtant une solution qui profite à la religion pour qu’elle ne soit pas opprimée. La religion ne peut être séparée de la société, mais doit l’être des décisions politiques. L’état ne fait pas la prière, ne jeûne pas. L’État veille à la préservation des droits des citoyens…  ». 

Pour parvenir à un état de droit, explique un autre enseignant, un État libéré des démons de ses certitudes : « Il faut que les programmes scolaires soient laïcs pour apprendre aux enfants dès leur plus jeune âge c’est quoi l’individu, l’égalité, la citoyenneté, la liberté..» Bien mieux, l’un des amis, lui, explique que de toute façon, « La laïcité si on l’adopte pas de notre volonté, elle finira de toute manière par s’imposer d’elle-même, par nécessité historique » et de terminer sur une pointe d’humour : « Si l’Arabie Saoudite se laïcise petit à petit et que, nous, nous nous « daeshisons », il y a un problème! »

De la nécessité de combattre par la pensée l’idéologie totalitaire

Plus loin, Kamel Daoud explique le paradoxe auquel est confronté l’intellectuel de culture musulmane aujourd’hui, surtout quand il vit en terre d’islam : « On se retrouve à défendre le bourreau parce qu’il se présente comme victime. Des gens comme moi, comme d’autres, on se retrouve à dénoncer le sort que nous vivons dans nos pays, et on est attaqués par des tendances de gauche en Occident… Comme si nous étions des traitres, parce que selon eux on donne des arguments à l’extrême droite, comme s’il faut se taire sur la monstruosité pour ne pas servir la cuisine là-bas …».  Mais pour l’auteur de Meursault contre-enquête, moralement c’est inacceptable : « Il faut faire les choses », dit-il, pour que l’intellectuel soit de son époque, joue son rôle en société… 

Amin Zaoui, l’écrivain et journaliste, lui, pense que l’origine de ce mal-vivre est à chercher du côté des films qu’on n’as pas vus, des livres qu’on n’a pas lus, des tableaux de peinture qu’on n’a pas regardés : « Un jeune qui a 40 ans aujourd’hui n’a jamais mis ses pieds dans un cinéma, explique-t-il. L’espace qui abrite le livre est inexistant. La culture de l’œil, la culture visuelle, on est aveugles si on ne connait pas la peinture…» 

Quelques bémols…

Il y a sans doute des choses à dire sur le film documentaire de Nadia Zouaoui, à commencer par le parti pris pour une certaine Algérie ; elle dit elle-même qu’elle aurait aimé aussi donner la parole aux islamistes, puisque c’est de l’islam politique qu’il s’agit en grande partie, de la disparition de l’islam de son enfance notamment, lui, selon elle, tolérant, multiple, soluble dans la culture, au profit d’une religion bigote, qui formate la moindre expression sociale et désagrège le tissu social. Par ailleurs, on peut reprocher à la réalisatrice le fait qu’elle aurait pu donner davantage la parole à « la société profonde » pour ainsi dire, celle notamment dont les préoccupations sont loin d’être savantes ; la parole du militant, de l’enseignant, de l’écrivain, du poète, du journaliste n’est pas celle que l’on recueille à chaque coin de rue.

Il faut rajouter à cela certains concepts qui mériteraient d’être maniés avec plus de minutie ; quand la réalisatrice écrit qu’elle a « grandi dans un pays musulman où la religion et la culture ont fait bon ménage depuis des siècles », on peut comprendre que la religion n’est pas culturelle ; or, philosophiquement, la culture est ce qui n’est pas la nature ; et sociologiquement, la culture est aussi ce qui a de commun à un groupe d’individus, et la religion en fait partie généralement. Mais peut-on dire en une heure et demie la complexité d’un pays aux allures d’un continent ? 

En somme, le film n’a pas la prétention de dire toute la vérité, mais il a le mérite d’en dire une partie au moins, ne serait-ce qu’un point de vue, comme l’expliquent si bien, dès le début du film, les mots du grand poète mystique,  Djalâl Ad-Din Rumi : « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve.» 

Car, oui, la réalisatrice a raison de tirer la sonnette d’alarme ; on ne retrouve plus la religion simple et spirituelle de l’ancêtre avec ces légions de bondieusards ; la foi de l’intériorité qui laissait une place pour l’Autre est submergée par un islam politique belliciste à la tête duquel trônent d’irascibles cagots toujours prêts à tirer l’épée du fourreau. Il n’y a qu’à voir le peu de femmes qui vont encore en Algérie les cheveux au vent. Dans certaines villes en Algérie, on ne peut même plus voir une seule femme qui ne porte pas le voile islamique, symbole du reste visible et puissant de pénétration de l’islam politique. L’idéologie totalitaire ne laisse aucune place pour l’altérité, pour la différence, pour la multiplicité.  

Le film date d’avant le Hirak, mais il est toujours d’actualité. D’ailleurs, la révolution dite du sourire a fait la preuve de la complexité de débattre encore sur des sujets aussi universels que la laïcité, l’égalité, la place de la religion en politique.

Les tabous ont encore la peau dure pour longtemps en Algérie. Et ne serait-ce que pour ça, L’islam de mon enfance mérite d’être vu et partagé pour enrichir le débat et penser ou repenser notre vivre-ensemble.  

Louenas Hassani (écrivain-romancier) 

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