L’islam, cette religion qui nous est si familière et si étrangère à la fois, continue de fasciner et d’intriguer. Dans notre analyse, nous nous abstiendrons de tout jugement sur la véracité des récits entourant cette pratique religieuse. Notre objectif est plutôt de présenter un descriptif des faits historiques tels que rapportés par l’historiographie, tout en reconnaissant que nous ne saurions prétendre épuiser l’étendue de cette question complexe.
Comme toute religion institutionnalisée, l’Islam peut être analysé à travers le prisme des rapports de pouvoir et des dynamiques d’inclusion/exclusion qu’il génère. Cet article propose d’examiner certains aspects de l’islam à travers le cadre théorique de la grammaire tensive de Claude Zilberberg, en portant une attention particulière aux dimensions spatiales et linguistiques de son expansion historique. Cette approche permet de mettre en lumière les mécanismes subtils par lesquels une vision du monde peut s’imposer au détriment d’autres expressions culturelles et religieuses
La diffusion de l’islam s’est historiquement accompagnée d’une reconfiguration des espaces conquis selon une logique centre-périphérie. Edward Saïd (1978, p. 93) dans son ouvrage fondateur « Orientalism » affirme avec force : « L’islam a toujours été une religion de conquête spatiale ».
Cette observation incisive d'Eward Saïd nous invite à considérer l'expansion de l'Islam non seulement comme un phénomène religieux, mais aussi comme une reconfiguration géopolitique et culturelle des territoires conquis. Cette dynamique est particulièrement visible dans l'expansion rapide de l'empire islamique au VIIe siècle. Un exemple frappant est la conquête de l'Égypte en 641.
L’historien Hugh Kennedy (2007, p. 164) dans son ouvrage « The Great Arab Conquests » offre une analyse détaillée de cet événement crucial :
« La conquête de l’Égypte a marqué un tournant décisif dans l’histoire de l’expansion islamique. Non seulement elle a ouvert la voie à la conquête de l’Afrique du Nord, mais elle a également établi un modèle de gouvernance qui allait être reproduit dans d’autres territoires conquis. Les Arabes ont rapidement compris l’importance stratégique et économique de l’Égypte, avec son agriculture florissante et sa position géographique clé. Ils ont mis en place un système administratif qui, tout en s’appuyant sur les structures existantes, a progressivement islamisé et arabisé le pays. »
Kennedy poursuit en expliquant comment cette conquête a servi de modèle pour les futures expansions :
« Le succès en Égypte a fourni un bleuiront pour les conquêtes ultérieures. Les Arabes ont appris à gouverner une population majoritairement non-musulmane, à exploiter les ressources économiques, et à établir une nouvelle élite dirigeante tout en maintenant une certaine continuité administrative. Ce modèle serait appliqué, avec des variations locales, de l’Espagne à l’Inde dans les siècles suivants. »
Pour analyser cette dynamique d’expansion, nous pouvons nous appuyer sur les concepts développés par Claude Zilberberg (2006, p. 65) dans sa grammaire tensive. Il propose d’analyser ce type de dynamique à travers les notions de « tri » et de « mélange », affirmant : « Le tri et le mélange sont les opérateurs élémentaires de la syntaxe extensive. »
Appliquée à l’expansion de l’Islam, cette théorie nous permet de voir ce processus comme une opération de tri à grande échelle, visant à établir une homogénéité cultuelle et culturelle au centre, tout en repoussant l’hétérogénéité vers les marges. Au cœur des territoires conquis, on observe une intensification de la présence islamique, tandis qu’à la périphérie, les autres expressions culturelles et religieuses sont progressivement marginalisées. Cette dynamique est également analysée de manière approfondie par l’anthropologue Talal Asad (1993, p. 1) dans son ouvrage « Genealogies of Religion ». Asad souligne que « la construction d’une tradition religieuse implique toujours une négociation complexe entre inclusion et exclusion ».
Il développe cette idée en expliquant : « L’établissement de l’Islam comme religion dominante dans les territoires conquis n’était pas simplement une question de conversion forcée. Il s’agissait plutôt d’un processus complexe de négociation, d’adaptation et de redéfinition des frontières sociales et culturelles. Les élites musulmanes ont dû décider ce qui était ‘islamique’ et ce qui ne l’était pas, un processus qui a conduit à l’inclusion de certaines pratiques et croyances locales et à l’exclusion d’autres. »
Asad nous invite ainsi à considérer l’expansion de l’Islam non pas comme un simple mouvement de conquête militaire, mais comme un processus de reconfiguration culturelle et sociale profond, impliquant des négociations constantes entre le centre et la périphérie. Dans la perspective de la sémiotique des passions, cette dynamique centre-périphérie peut être interprétée comme une manifestation du « vouloir-être » et du « pouvoir-faire » de l’islam en tant qu’actant collectif. Les sémioticiens Fontanille et Greimas (1991, p. 73) soulignent que « le pouvoir se manifeste comme une modulation de l’intensité et de l’étendue des forces en présence ».
Ainsi, l’expansion spatiale de l’islam peut être vue comme une intensification de son pouvoir, accompagnée d’une extension de son champ d’influence. Cette expansion ne se limite pas à une simple occupation territoriale, mais implique une reconfiguration profonde des structures sociales, culturelles et religieuses des espaces conquis.
L’imposition de l’arabe comme langue sacrée et véhiculaire a joué un rôle crucial dans ce processus d’uniformisation. Le linguiste Émile Benveniste (1966, p. 259) dans son ouvrage fondamental « Problèmes de linguistique générale » affirme :
« C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ».
Cette observation profonde de Benveniste nous permet de comprendre comment l’arabisation linguistique a contribué à façonner une nouvelle subjectivité musulmane, au détriment des identités linguistiques préexistantes. Un exemple historique particulièrement révélateur de ce processus est la politique linguistique des Omeyyades en Égypte. L’historienne Petra Sijpesteijn (2020, p. 178) dans son ouvrage « Shaping a Muslim State » offre une analyse détaillée de ce phénomène :
« L’introduction de l’arabe comme langue administrative en Égypte au VIIIe siècle a profondément transformé la société égyptienne. Elle a non seulement facilité l’intégration de l’Égypte dans l’empire islamique, mais a également marginalisé progressivement le copte, la langue indigène. Ce processus n’était pas simplement linguistique, mais profondément social et culturel. L’adoption de l’arabe est devenue un moyen d’ascension sociale et d’accès au pouvoir, incitant de nombreux Égyptiens à abandonner leur langue maternelle. »
Sijpesteijn poursuit en expliquant les mécanismes subtils de cette transition linguistique :
« Les autorités omeyyades n’ont pas imposé l’arabe par la force, mais ont plutôt créé un système d’incitations. Les postes administratifs importants étaient réservés aux arabophones, les documents officiels étaient rédigés en arabe, et la connaissance de l’arabe devenait de plus en plus nécessaire pour les transactions commerciales. Progressivement, l’arabe est passé du statut de langue des conquérants à celui de lingua franca de l’Égypte, un processus qui a pris plusieurs siècles mais qui a profondément reconfiguré le paysage linguistique et culturel du pays. »
Du point de vue de la sémiotique des passions, cette domination linguistique peut être analysée comme une forme de « pouvoir-faire » et de « faire-croire ». Le sémioticien Jacques Fontanille (1998, p. 201) note que « le pouvoir linguistique est une forme de contrôle sur les représentations et les affects des sujets ».
L’arabe, en tant que langue du Coran, acquiert une intensité passionnelle élevée, devenant un vecteur puissant de l’identité et de l’autorité religieuse. La grammaire tensive de Zilberberg permet d’appréhender ce phénomène en termes d’intensité et d’extensité. Zilberberg (2012, p. 45) explique : « L’intensité et l’extensité sont les dimensions cardinales de la tensivité. » Dans le cas de l’arabisation, nous pouvons observer une forte intensité symbolique de l’arabe en tant que langue du Coran, combinée à une extension géographique et sociale progressive qui a marginalisé les autres langues, réduisant leur champ d’expression. Cette dynamique linguistique est également explorée de manière approfondie par Yasir Suleiman (2003, p. 69) dans son ouvrage « The Arabic Language and National Identity ». Suleiman note que « l’arabe a servi d’instrument puissant pour l’homogénéisation culturelle dans le monde musulman ».
Il développe cette idée en expliquant : « L’arabe n’était pas simplement un moyen de communication, mais un vecteur de valeurs culturelles et religieuses. Son adoption impliquait souvent l’assimilation d’une vision du monde spécifique, celle de l’Islam. La poésie arabe, la rhétorique coranique, et les traditions prophétiques (hadith) ont façonné une nouvelle sensibilité culturelle qui s’est progressivement imposée dans les territoires conquis. Cette arabisation linguistique et culturelle a créé un sentiment d’unité transcendant les frontières géographiques, contribuant ainsi à la formation d’une identité musulmane supranationale. »
La conception islamique du monde, structurée autour de la notion d’unicité divine (tawhid), tend à valoriser l’uniformité au détriment de la diversité. Cette vision peut être analysée à travers ce que Zilberberg (2006, p. 103) nomme le « schéma de la décadence », où toute déviation par rapport à un idéal originel est perçue comme une dégradation. Un exemple historique particulièrement frappant de cette dynamique est la destruction des idoles de La Mecque par Muhammad en 630.
L’historien Fred Donner (2010, p. 78) dans son ouvrage « Muhammad and the Believers » offre une analyse détaillée de cet événement crucial :
« La destruction des idoles de La Mecque symbolisait non seulement le rejet du polythéisme, mais aussi l’établissement d’un nouvel ordre social et religieux basé sur le principe du tawhid. Cet acte n’était pas simplement iconoclaste, mais profondément révolutionnaire. Il marquait la fin d’une ère où différentes divinités coexistaient et le début d’une nouvelle conception du divin, exclusive et unifiée. »
Donner poursuit en expliquant les implications profondes de cet événement : « Cette purification du sanctuaire de la Kaaba a établi un précédent pour les futures conquêtes musulmanes. Partout où l’Islam s’est étendu, on a observé une tendance similaire à ‘purifier’ les espaces religieux, soit en convertissant les lieux de culte existants, soit en marginalisant les autres pratiques religieuses. Ce processus a contribué à créer un paysage religieux de plus en plus homogène, centré sur le culte d’Allah et les pratiques islamiques. »
Dans cette perspective, les expressions religieuses ou culturelles divergentes sont souvent considérées comme des formes d’ignorance (jahiliyya) ou d’association (shirk), justifiant leur marginalisation voire leur suppression.
Le philosophe Mohammed Arkoun (1984, p. 167) dans son ouvrage « Pour une critique de la raison islamique » offre une analyse pénétrante de cette tendance : « La pensée islamique classique a souvent eu tendance à réduire la complexité du réel à des schémas binaires opposant le vrai et le faux, le licite et l’illicite. Cette approche dichotomique a eu des conséquences profondes sur la manière dont l’Islam a interagi avec les autres cultures et religions. Elle a souvent conduit à une vision du monde où tout ce qui n’est pas explicitement islamique est potentiellement suspect, créant ainsi des barrières conceptuelles et sociales entre les musulmans et les non-musulmans. »
Arkoun poursuit en expliquant les implications de cette vision du monde : « Cette tendance à la simplification binaire a souvent empêché le développement d’une pensée nuancée capable d’embrasser la diversité et la complexité du réel. Elle a contribué à la création d’un ‘impensé’ dans la tradition islamique, c’est-à-dire des domaines de réflexion qui sont restés largement inexplorés ou tabous. Cette rigidité conceptuelle a parfois limité la capacité de l’Islam à s’adapter aux changements historiques et à dialoguer de manière constructive avec les autres traditions intellectuelles et spirituelles. »
Historiquement, l’expansion de l’islam s’est traduite par une transformation démographique et culturelle profonde des territoires conquis. Les populations non-musulmanes, bien que théoriquement « protégées » sous le statut de dhimmi, ont souvent connu un déclin progressif. Un exemple particulièrement révélateur est le sort des communautés chrétiennes en Égypte et en Syrie après la conquête musulmane.
L’historien Jack Tannous (2018, p. 342) dans son ouvrage « The Making of the Medieval Middle East » offre une analyse nuancée de ce phénomène : « Le déclin des communautés chrétiennes en Égypte et en Syrie n’était pas le résultat d’une politique délibérée d’extermination, mais plutôt d’un processus graduel d’attrition sociale et économique, combiné à des incitations à la conversion. Les chrétiens, bien que ‘protégés’ en tant que dhimmis, faisaient face à des désavantages économiques et sociaux croissants. La conversion à l’Islam offrait des avantages tangibles : exemption de la taxe de capitation (jizya), meilleures opportunités d’avancement social et économique, et pleine participation à la vie publique de la société musulmane. »
Tannous poursuit en expliquant la complexité de ce processus : « Ce déclin n’était pas uniforme ni inévitable. Dans certaines régions, les communautés chrétiennes ont persisté pendant des siècles, préservant leur identité religieuse et culturelle. Cependant, la pression constante de l’islamisation, combinée aux avantages de la conversion, a progressivement érodé ces communautés. Ce processus a été particulièrement marqué dans les zones urbaines, où l’interaction avec la culture islamique dominante était plus intense. »
Ce processus peut être analysé en termes de « concession » et d' »implication », concepts développés par Zilberberg (2012, p. 89) dans sa grammaire tensive. La tolérance initiale (concession) cède progressivement la place à une logique d’assimilation ou d’exclusion (implication), aboutissant à la minorisation des communautés non-musulmanes.
L’historienne Bat Ye’or (1985, p. 56) dans son ouvrage controversé « The Dhimmi: Jews and Christians under Islam » offre une perspective critique sur ce phénomène, affirmant que « le statut de dhimmi, bien que présenté comme une protection, a souvent servi d’instrument de domination et d’exclusion ».
Elle développe cette idée en expliquant : « Le système de la dhimma, tout en offrant une certaine protection aux non-musulmans, a également institutionnalisé leur statut de citoyens de seconde classe. Les restrictions imposées aux dhimmis – limitations dans la construction de lieux de culte, interdiction de prosélytisme, restrictions vestimentaires – ont créé un environnement où la conversion à l’Islam devenait de plus en plus attrayante. Ce système a ainsi contribué à une érosion graduelle mais constante des communautés non-musulmanes dans les terres d’Islam. »
Il est important de noter que la perspective de Ye’or est considérée comme controversée par de nombreux historiens, qui soulignent la nécessité d’une analyse plus nuancée et contextualisée des relations interreligieuses dans l’histoire islamique.
L’analyse tensive des dynamiques d’expansion et d’exclusion liées à l’islam permet de mettre en lumière les mécanismes subtils par lesquels une vision du monde peut s’imposer au détriment d’autres expressions culturelles et religieuses. Elle invite à une réflexion critique sur les rapports entre religion, pouvoir et altérité.
Comme le souligne le philosophe Abdou Filali-Ansary (2003, p. 234) dans son ouvrage « Réformer l’islam » : « La question de l’altérité reste un défi majeur pour la pensée islamique contemporaine ».
Il développe cette idée en expliquant : « L’Islam contemporain se trouve confronté à la nécessité de repenser son rapport à l’altérité dans un monde globalisé et pluriel. Cela implique non seulement une relecture critique de son histoire et de ses textes fondateurs, mais aussi une réflexion profonde sur la manière dont l’identité musulmane peut s’articuler avec d’autres formes d’appartenance et de croyance. C’est un défi intellectuel et spirituel qui nécessite à la fois fidélité à la tradition et ouverture à la modernité. »
Saïd Keciri, sémiotécien
Bibliographie étendue
Arkoun, M. (1984). Pour une critique de la raison islamique. Paris: Maisonneuve et Larose.
Asad, T. (1993). Genealogies of Religion: Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam. Baltimore: Johns Hopkins University Press.
Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard.
Donner, F. (2010). Muhammad and the Believers: At the Origins of Islam. Cambridge: Harvard University Press.
Filali-Ansary, A. (2003). Réformer l’islam? Une introduction aux débats contemporains. Paris: La Découverte.
Kennedy, H. (2007). The Great Arab Conquests: How the Spread of Islam Changed the World We Live In. Philadelphia: Da Capo Press.
Saïd, E. (1978). Orientalism. New York: Pantheon Books.
Sijpesteijn, P. (2020). Shaping a Muslim State: The World of a Mid-Eighth-Century Egyptian Official. Oxford: Oxford University Press.
Suleiman, Y. (2003). The Arabic Language and National Identity: A Study in Ideology. Edinburgh: Edinburgh University Press.
Tannous, J. (2018). The Making of the Medieval Middle East: Religion, Society, and Simple Believers. Princeton: Princeton University Press.
Ye’or, B. (1985). The Dhimmi: Jews and Christians under Islam. Rutherford: Fairleigh Dickinson University Press.
Zilberberg, C. (2006). Éléments de grammaire tensive. Limoges: Presses Universitaires de Limoges.
Zilberberg, C. (2012). La structure tensive. Liège: Presses Universitaires de Liège.