La diversité des analyses et des interprétations qui nous livrent les historiens à propos de l’historiographie de la Soummam révèle avant tout la pertinence de l’œuvre doctrinale d’Ifri dans ses dimensions politique, militaire, idéologique, sociale et géopolitique.
La primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur
L’esprit de la Soummam est le premier à formuler explicitement une distinction entre, d’un côté, les politiques dans leurs dimensions de productions intellectuelles et doctrinales, et de l’autre, les militaires, dans leurs vocations organisationnelles et incontestables. L’action politique dans sa permanence et dans sa primauté, désigne l’ensemble des structures et des règles autour desquelles est organisée la Révolution. Elle signale l’existence d’un ordre de pouvoir supérieur et immanent.
Elle reconnaît la permanence d’un espace bien identifié où s’exerce le pouvoir quels que soient les changements contingents qui affectent l’insurrection nationale.
La distinction est fondamentale : elle influencera, à partir de l’année 1956, la réflexion sur le fonctionnement et la place de l’ALN dans la hiérarchisation révolutionnaire. Elle pose les conditions d’une nouvelle organisation des pouvoirs. Elle rappelle, à cet égard, l’importance de l’organisation militaire, la nécessité de recourir à la discipline, au classement et à la connaissance comme méthode de gestion, ainsi que les exigences d’une révolution fondée sur la responsabilité.
La consécration de la primauté du politique sur le militaire consiste donc à considérer que les révolutionnaires militaires doivent se plier aux exigences d’un ordre supérieur et se soumettre à l’autorité politique centrale et jacobine de la révolution. Cette hiérarchisation de la fonction révolutionnaire est la traduction directe, dans l’insurrection, de la conception inédite des rapports politiques qui commencent à émerger dès l’incorporation de Abane dans les rangs du FLN en 1955.
Dans la philosophie de la Soummam, le commandement central de la révolution doit être au plus près des réalités de la lutte de notre peuple pour son indépendance. C’est en Algérie qu’il doit impérativement s’installer et assumer la direction du combat. La coordination entre les wilayas et les prises de décisions concrètes imposent aux instances dirigeantes la présence sur le territoire national. Cette existence incite les cadres politiques et militaires à suivre leur exemple et à rester au cœur du combat libérateur. Elle imprime, en effet, aux luttes présentes les germes des orientations d’avenir.
La doctrine politico-idéologique du 20 Août 1956, dans une classification des tâches, elle formule l’idée d’une double hiérarchie des fonctions politiques et militaires, faisant de la séparation des pouvoirs le critère central de son analyse. L’originalité de la double catégorisation tient au fait que la Révolution réside dans l’organisation d’un régime particulier, c’est-à-dire dans les principes généraux de répartition du pouvoir.
En présentant le pouvoir comme un ordre du primat politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur, il établit les fondements proprement rationnels du pouvoir politique, et les principes de légitimité de l’Etat, qui constitue, par ailleurs, l’une des premières étapes de la lente formation de l’idée de l’Etat national.
La pertinence de la double classification de la Soummam s’est vérifiée et confirmée, en effet, par l’évolution ultérieure de la Révolution nationale. Les sorts réservés d’abord aux principes de la primauté de la politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur au Caire, et ensuite à son principal inspirateur, quelques mois plus tard au Maroc, atteste de la vision prémonitoire portée par le tandem Abane-Ben M’ hidi.
La Soummam et la délégation extérieure
La tension entre le politique et le militaire s’assemble, en effet, à l’opposition entre dirigeants du Caire et ceux d’Alger sur entre autres, la primauté de l’intérieur sur l’extérieur et qui vient s’ajouter aux ambitions personnelles.
La délégation extérieure est la première à s’opposer ouvertement aux résolutions politico-idéologique de la Soummam. La critique la plus radicale viendra à cet égard de ses membres- à l’exception de Aït Ahmed, critiquant certains points des résolutions, mais reconnaissant l’essentiel de la plateforme de la Soummam-, qui dresseront un violent réquisitoire contre les textes de Ifri. Ils sont révulsés par la plateforme qui les marginalise et les réduise à l’action diplomatique.
Ben Bella se méfie des politiques, en particulier des centralistes, qu’il considère comme les véritables artisans du congrès. Dans une lettre adressée à la direction d’Alger, il attaque violemment le contenu de la Soummam dans son rapport à l’islam, regrette la place accordée aux Européens et aux juifs dans la nation Algérienne. Il s’indigne du peu de reconnaissance que témoigne la Soummam à l’Egypte de Nasser. Enfin, il associe les résolutions de la Soummam à la trahison de la proclamation du 1er Novembre 1954.
En vérité, le conflit relève dans son fond des logiques de confrontations antérieures, principalement en se référant aux correspondances entre d’une part, Abane, au nom de la direction d’Alger et la délégation extérieure d’autre part. Ses configurations demeurent, dans une large mesure, façonnées par des désaccords sur les priorités des tâches révolutionnaires.
En effet, dès 1955, la question du commandement de la révolution et la prééminence des missions immédiates sont l’objet de mésentente entre la délégation extérieure et la direction d’Alger. Les approches tactiques et les options stratégiques, en outre sont la source de situation conflictuelle. Dans la réalité, une véritable dualité s’installe entre les deux représentations.
Par-delà des causes historiques immédiates, les conditions produites par des paradigmes et des contingences politiques qui sont travaillées par des prétendues frictions entre certains membres de la représentation extérieure et Abane sont en réalité, sous-tendues par les divergences politiques primordiales. Les membres de la délégation extérieure dans une démarche plus au moins consensuelle insistent sur l’établissement d’une co-direction 3, l’idée de la constitution d’un Gouvernement Algérien à l’extérieur en février 19564, et le rattachement de la fédération du FLN en France à l’autorité de la délégation extérieure.
Au nom de la direction d’Alger, Abane souligne d’autres priorités: le rassemblement des forces politiques autour du FLN-ALN6, le problème du cheminement des armes en Algérie7, le règlement de l’affaire Mahsas8, la nomination de Lamine Debaghine à la tête de délégation extérieure9 et enfin, le risque de voir Messali saborder la révolution nationale.10
À l’issue du congrès de la Soummam, l’absence des représentants du FLN au Caire à cette rencontre historique et les divergences préexistantes éveillent des ressentiments et un mécontentement qui, très vite, s’élargissent à un mouvement de contestation générale dans les rangs de la délégation extérieure. Ils s’opposent ouvertement à la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Sur le plan doctrinal, ils prônent un retour à une lecture «authentique» de la proclamation du 1er Novembre. C’est pour eux que la proclamation de novembre est la révolution et la contre-révolution est la charte de la Soummam.
Dans une franche opposition, ils portent également leur accusation contre la politique d’unification de la résistance poursuivie par le duo Abane-Ben M’hidi qui aboutit à introduire au FLN des membres des anciennes formations politiques de l’avant-novembre 1954. Ils dénoncent particulièrement la nomination à la direction de l’Exécutif, le CCE de deux anciens dirigeants centralistes, Ben Youcef Ben Khedda et Saad Dahlab.
Les membres de la délégation extérieure ne se contentent pas de dénoncer la charte de Ifri: leur méfiance à l’égard de la doctrine de la Soummam les conduits à radicaliser davantage leur position politique. Soutenus par Nasser et encouragés par Bourguiba, qui met à leurs dispositions les moyens financiers et logistiques, Ben Bella et Boudiaf se projettent dans l’élaboration d’un contre-congrès qui devait se tenir à Tunis.
En fin de compte, c’est la neutralisation de la composante de la délégation extérieure par les autorités coloniales, dans le détournement de l’avion du FLN en octobre 1956 qui fait avorter le projet anti-Soummam.
A l’inverse du Congrès de la Soummam qui est exclusivement une rencontre intérieure, et qui a promulgué la primauté de l’intérieur sur l’extérieur, la délégation du Caire, est pour des raisons de rivalité, prête à tenir une autre rencontre à l’extérieur pour remettre en cause le congrès de la Soummam, désavouer publiquement ses artisans et enfin, dénoncer ouvertement les résolutions politico-idéologiques.
Les membres de la délégation extérieure imaginent-ils les conséquences dramatiques d’une telle entreprise au double plan national et international ? Sont-ils conscients des risques de divisions et les répercussions dévastatrices que peut engendrer une telle démarche politique dans les rangs du FLN-ALN ? Il est vrai que les rancœurs réelles, les ambitions politiques et les excitations ne cèdent pas facilement à la sagesse du militant, quand il n’est pas soupçonné de sombres calculs.
La réunion du CNRA au Caire et l’inversion des résolutions de la Soummam
Dans l’histoire de la guerre de Libération nationale, la réunion du CNRA au Caire, en Août 1957, constitue le coup de force contre les résolutions politico-idéologiques de Ifri. Les décisions ont porté sur l’inversion complète de celles de la Soummam.
Le putsch trouve ses fondements dans l’ambition démesurée de trois colonels: Boussouf, Bentobal et Krim. Devant la menace de voir se développer le principe de la suprématie du politique, ils vont s’employer à revendiquer la plénitude du pouvoir politique et militaire à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Algérie. Ils commencent à exprimer la volonté de devenir, les titulaires d’un pouvoir supérieur à toutes les autres facultés politiques. Cette détermination de se transformer à la seule autorité habilitée à commander impliquerait qu’ils s’émancipent à l’égard du primat du politique et de l’intérieur. La singularité de ce rendez-vous organique tient essentiellement à la situation politique particulière dans laquelle se trouve Abane, au devant de la scène politique. Ainsi, les trois B sont portés sur une double ambition: d’un coté, mettre un terme à l’influence grandissante de Abane, la cheville ouvrière de la conception intellectuelle de la révolution, et reposant sur la primauté du politique sur le militaire, l’intérieur sur l’extérieur, la compétence, la rigueur et la discipline, et de l’autre, l’avènement d’un nouvel ordre national sous leur l’autorité exclusive. C’est cette conception militaire que le triumvirat, au fil des années, vont s’employer à faire triompher.
La réunion du Caire, soumise aux luttes de clans et aux intrigues s’est éloignée de la doctrine de la Soummam. Elle est la négation de la rencontre de Ouzellaguene. L’âme du Caire affiche une grande méfiance à l’égard des valeurs politiques. En d’autres termes, la question du politique ne se pose plus et ne relève plus des politiques.
L’esprit du Caire est partagé par tous ceux qui ont l’ambition et l’habilité calculatrice pour s’emparer du pouvoir. En vivant désormais dans le luxe et dans l’ostentation, et en affectionnant la proximité des «grands», ils se sont non seulement éloignés de la réalité quotidiennes du peuple et particulièrement des combattants, mais bafouent les principes de la guerre de Libération nationale. Ils dynamitent ainsi le mouvement révolutionnaire et l’expose à une crise incommensurable.
La pensée de Ifri est contestée avant tout par la conjuration des trois B et ensuite par la passivité coupable des ex-réformateurs et ex-centralistes : Ferhat Abbas, Ahmed Francis, Tawfik El Madani, Benyoucef Ben Khedda, Saad Dahlab et Abdelhamid Mehri. Ils ont tous voté l’inversement des résolutions de la Soummam. Leur posture était-elle motivée par des calculs politiciens ? Paralysée par la peur ou animée par la volonté de sauvegarder l’unité de la révolution ? Dans tous les cas, ils étaient tétanisés devant les initiateurs de l’insurrection nationale, devenus des chefs de maquis et dirigeants militaires incontestables: ils développaient face à eux le complexe de n’avoir pas été au rendez-vous de Novembre 195411.
Peu importe les raisons des uns et les motivations des autres, Abane s’est insurgé en les traitant de tous les noms et en déversant sa colère sur eux. Rappelons le-ici, ces cadres ont rallié les rangs de l’insurrection nationale à la faveur de la vision du rassemblement et de l’élargissement opéré par le tandem Abane-Ben M’hidi à partir de 1955. Cependant, il faut leur reconnaître l’honnêteté intellectuelle et le sens de probité d’avoir étaient les pionniers à écrire et à témoigner sur la compétence politique de Abane, son sens de l’organisation révolutionnaire, son esprit de décision et ses facultés de synthèse, et enfin, sur les circonstances tragiques de sa liquidation physique: tous en reconnus en lui, l’idéologue, le penseur et le précurseur qui a jeté les bases éthiques de la construction de l’État-nation.
C’est ainsi dans un contexte historique révolutionnaire ou le pouvoir politique du FLN-ALN, grâce à l’esprit de la Soummam et par le développement des expériences démocratiques, s’ouvre peu à peu au peuple, le trio, au nom de la course au pouvoir, piétinent, malmènent et renient la plateforme programmatique du 20 Août 1956.
Les conséquences de l’éviction et la marginalisation de Abane sont importantes: en faisant de la nouvelle composante du CCE une structure acquise à l’objectif des 3 B, ils imposent leur droit de fonder un ordre politique dominant et, en validant l’inversement des résolutions de Ouzellaguene, ils sapent définitivement les legs de Ifri. Leur but est de s’emparer du pouvoir, pour cela, il faut avant tout, abattre la révolution intellectuelle de la Soummam.
La réunion du Caire transforme définitivement les pratiques politiques en cultes officiels contrôlés par la communauté militaire. C’est dans ce cadre nouveau de la vie révolutionnaire verrouillée à la critique et au débat que se développe une nouvelle forme de pensée politique: l’hégémonie militaire.
Le reniement des résolutions de la Soummam, suivie par la liquidation physique de Abane, conduit les membres du CNRA et les cadres du FLN à infléchir sensiblement leur discours et leurs positions. Pour la plupart, ils ne cherchent plus à vanter la pertinence doctrinale de la Soummam. L’objet de leur réflexion est désormais le comportement individuel et n’expriment pas l’inquiétude face au risque arbitraire qui peut caractériser l’exercice absolu du pouvoir. Ils mettent la société révolutionnaire en otage, et celle-ci devient l’objet d’une réflexion uniforme et univoque. Désormais, elle n’est plus ouverte à l’examen critique.
Depuis la réunion du CNRA de Août 1957, la révolution ne cesse d’être un champ de luttes et les désaccords ne se limitent plus au maniement du verbe. Bien plus, la confrontation et la puissance physique est valorisée. Et surtout, elle est conçue comme l’expression triviale des égoïsmes et d’ambitions personnelles. Ils accordent un rôle essentiel aux rapports de force et non à la réflexion.
Les alliances politiques, deviennent en effet, déterminantes dès l’année 1957, au fur et à mesure que se développe les rapports de force. Inscrits dans la logique de concurrence et stimulé par la stratégie de prise du pouvoir, le triumvirat s’appuyant sur les appartenances régionales pour agrandir les cercles de l’allégeance, permettant ainsi de ramener dans leur giron des territoires qui leur échappent. L’ensemble de ces évolutions permettra, en effet, à Boussouf, Krim et Bentobal d’accroître l’autorité de l’armée et d’initier le long processus de la domination qui conduira à la suprématie militaire.
La Soummam ne survit pas aux intrigues du Caire. En somme, la désacralisation de la prééminence politique a encouragé des comportements autoritaires et la suppression de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur a initier les cadres de l’ALN à quitter les maquis pour s’installer confortablement à Tunis, loin des réalités des combattants se trouvant sur le sol national. Son échec marquera le triomphe des conceptions autocratiques et celles-ci domineront tout le fonctionnement postérieur de l’Algérie en guerre.
Les historiens, qui réduisent le contre-congrès du Caire à des questions de querelles de personnes, de frictions et de déchirements entre Abane et les 3 B, sont en réalité des divergences de fonds, qui sont éminemment d’ordre politique, entre le civil et jacobin Abane et ses adversaires militaires.
Ce n’est pas pour rien que Abane, apostrophait du nom de «potentats de l’Orient» Krim, Boussouf et Bentobal. Il ne faut pas s’illusionner sur la portée politique d’une telle appellation avilissante.
Les ressentiments véritables ou présumés et les agitations des uns et des autres ne reflètent en vérité, que la face visible qui masque le soubassement d’un contentieux primordial : la prééminence du politique sur le militaire. Dans les faits, c’est la conception de l’Etat-nation et son devenir en tant qu’entité politique qui étaient cœur des divergences de la réunion du Caire.
Ce n’est pas le fait du hasard que Ben Bella se félicite de l’assassinat de Abane et encourage le triumvirat à continuer dans cette voie d’«épuration» et d’«assainissement» 12 dans les rangs du FLN-ALN. En effet, les objectifs essentiels tracés par le duo Ben Bella-Boudiaf contre la Soummam sont concrétisés à l’issue de la réunion du CNRA : l’inversement des résolutions politico-idéologiques, principalement la primauté de l’intérieur sur l’extérieur, le politique sur le militaire, l’éviction des ex-centralistes du CCE, et enfin, la marginalisation politique de Abane.
Dans tous les cas, la réunion du Caire a acté le divorce intellectuel et politique évident entre les porteurs des deux visions: d’un coté ceux qui soutiennent l’avènement d’un Etat civil et politique, de l’autre, ceux qui œuvrent pour l’hégémonie militaire.
En somme, au-delà du projet anti-Soummam formulé dans le contexte de discorde et des troubles politiques, les conséquences des résolutions du CNRA du Caire doivent s’analyser sur le long terme, à l’aune des grandes mutations politiques et intellectuelles qui marquent l’histoire nationale algérienne.
Conclusion
La doctrine de la Soummam est la plus féconde et la plus décisive de l’ensemble des initiatives politique de l’Algérie en guerre. Elle constitue en effet, la première réflexion profonde sur le pouvoir du politique, sur la doctrine révolutionnaire et ses rapports avec la société. Elle représente enfin, une évolution majeure dans le processus de maturation de la conscience révolutionnaire nationale.
Elle personnifie l’âge d’or de la révolution nationale dans lequel, s’est développé une conception savante de la guerre et une solide assise intellectuelle aux disciplines politiques et militaires. Elle incarne en effet, une étape essentielle dans la marche vers la pensée nationale moderne et dans l’organisation insurrectionnelle en pensant, pour la première fois, la révolution sous formes d’hiérarchisation. Elle propose enfin de bâtir une construction nationale nouvelle, en rupture total avec l’ordre colonial, conciliant à la fois la proclamation du 1e Novembre et les sources philosophiques modernes dans la construction de l’Etat-nation indépendant.
La Soummam constitue un moment charnière dans l’histoire des idées politiques et a eu des retentissements majeurs dans l’Algérie en armes. Elle est symptomatique de l’ouverture de la dynamique révolutionnaire à la pensée moderne. Sa foi dans la raison politique, dans l’organisation et dans les approches géopolitiques constitue, à cet égard, une préfiguration des nouvelles interrogations philosophiques qui alimenteront, quelques années plus tard, la pensée de l’Etat-national.
En reconnaissant l’existence d’un domaine de la raison politique, l’esprit Soummamien forge les outils intellectuels qui permettent de penser la révolution. Il ouvre la voie, plus avant, à l’identification d’un ordre politique national autonome. A cet égard, en réalisant une distinction nette entre ce qui relève de l’ordre du politique et de l’ordre du militaire, il permet à la pensée révolutionnaire de s’affranchir des confusions, en imposant particulièrement l’exigence d’un ordre de pouvoir supérieur: la suprématie politique.
La plateforme programmatique opère non seulement une rupture intellectuelle avec l’ordre colonial et la légitimité ancienne mêlant communautarisme, conservatisme et féodalité, mais elle donne lieu à une expérience concrète prouvant qu’il n’est pas simplement un idéal.
Surtout, elle donne un nouvel horizon moral à la vie politique; en fondant sur les valeurs universelles, de liberté, d’égalité et de modernité sur la recherche plus générale de la justice sociale. Elle compose enfin, un point de référence essentiel dans la construction de la légitimité d’une république moderne. L’approche de la Soummam s’enrichit d’une réflexion moderne et laïcisée, qui forge son propre langage et ses propres outils de compréhension.
Plus avant, elle pose les prémisses intellectuelles d’une nouvelle conception de la vie politique et publique dans laquelle chaque citoyen est un élément constitutif de l’ordre politique et non un simple sujet devant obéissance au système colonial et aux notabilités féodales. Elle consiste à mettre les jalons à l’élaboration des lois et des conceptions d’un Etat-national moderne.
Le Soummamisme opère un renversement de légitimité grâce à une nouvelle construction idéologique: l’idée de la république algérienne. Le mot république acquiert son sens moderne et est désormais, associé au peuple algérien. Il proclame que la souveraineté se concentre dans la société, c’est-à-dire dans le corps politique formé par la communauté nationale. En définitive, on doit à l’esprit de Soummam d’avoir réalisé une synthèse intellectuelle donnant une lecture profondément moderne à l’idée de la nation.
Autrement dit, cette dernière n’existe que par le consentement des individus, la volonté sans cesse renouvelée de vivre ensemble. Elle introduit une grande clarté : elle donne une fondation théorique à la conception moderne à la nation Algérienne.
Avec plus de soixante huit ans de recul, il est facile de réaliser combien le modèle soummamien pèse encore dans l’évolution des idées politiques nationale. Il incarne en effet, l’une des références des philosophies modernes et est devenu l’un des centres les plus actifs du renouvellement des idées politiques, cherchant dans l’éthique politique, les gages de liberté, démocratie, laïcité et justice sociale.
Bien qu’ils soient déconnectés de son principe de prééminence du politique sur le militaire, les textes doctrinaux de la Soummam demeurent une source pionnière dont chacun des documents proleptique de l’Algérie indépendante, à l’instar du programme de Tripoli de juin 1962, la Charte d’Alger de Avril 1964, ou encore plus tard, la première charte nationale de juin 1976. Mostefa Lacheraf qui fut l’un des principaux rédacteurs de cette dernière, s’était largement inspiré des résolutions politico-idéologiques de la Soummam.
En effet, l’Algérie d’après-guerre est marquée par l’essor du soummamisme. Il continue à exercer une influence exceptionnelle sur l’élite algérienne authentique, sincère et désintéressée, et qui s’ouvre à la pensée moderne.
Celle qui rompt ouvertement avec la tradition conservatrice, l’esprit du communautarisme, le régionalisme et l’islamisme, en luttant particulièrement contre le despotique et l’autoritarisme.
La doctrine de la Soummam est une œuvre qui fait date de l’histoire nationale et qui fait entrer l’Algérie dans le patrimoine révolutionnaire de l’humanité, en contribuant à donner à la guerre de Libération une auréole de gloire. Avec la Soummam, la Révolution algérienne est entrée dans sa phase triomphante et a gagné ses lettres de noblesse.
Mustapha Hedni
Références et sources bibliographiques :
- Extrait de la plateforme de la Soummam.
- Extrait de la plateforme de la Soummam.
- Proposition de constitution d’une co-direction par la délégation extérieure, composait du «Comité des six», membres du Caire et de la direction d’Alger. Lettre envoyée par Mohamed Khider à Abane. Livre de Mabrouk Belhocine, le Courrier, Alger-Le Caire- Casbah Edition 2000.
- Abane rejette catégoriquement la création de Gouvernement provisoire à l’extérieur du pays et menace les membres du CAIRE de les désavouer publiquement, s’ils s’aventurent à rendre public un tel projet. Dans l’esprit de Abane, la priorité immédiate est la centralisation de la révolution autour du FLN-ALN et son enracinement dans l’Algérie profonde. Et par ailleurs, la création du GPRA doit se faire sur le sol national et au coté du peuple Algérien en armes. Lettre envoyée par Abane à Mohamed Khider. Livre de Mabrouk Belhocine, le Courrier, Alger-Le Caire- Casbah Edition 2000.
- Boudiaf veut coiffer la fédération de France, conteste l’autorité de Boulahrouf à la tête de la structure et manifeste sa volonté de bloquer l’argent à l’extérieur dans un fond de réserve destinée exclusivement à l’Extérieur, et qu’Alger ne devait puiser qu’en extrême urgence. Bien au contraire, pour Abane, elle doit dépendre d’Alger et la délégation extérieure doit s’occuper de l’acheminement des armes et du volet diplomatique. Livre de Mabrouk Belhocine, le Courrier, Alger-Le Caire- Casbah Edition 2000.
- Il s’agit en effet, de la préparation du congrès de la Soummam. Abane a mis sur pied une équipe rédactionnelle constituée de Amar Ouzzegane, Ahmed Lebjaoui, Abdelmalek Temmam et Abderrezak Chentouf qui travaillent sur les textes doctrinaux de la Soummam.
- Pour la direction d’Alger, le souci le plus grand et l’urgence immédiate est l’approvisionnement en armes. Lettre envoyée par Abane à la délégation extérieure. Livre de Mabrouk Belhocine, le Courrier, Alger-Le Caire- Casbah Edition.
- Il s’agit d’une lettre envoyée par Mahsas à Bachir Chihani en septembre 1955 dans laquelle il attaque violement à Ait Ahmed et Khider, les qualifiants respectivement de «Berbéro-matérialiste» et de «petit Bourgois ». La lettre est expédiée d’Egypte et est saisie par l’armée française lors de la bataille de Djorf, dans les Aurès en septembre 1955, et est publiée par le journal le Monde du 22 octobre 1955. Abane, au nom de la direction d’Alger, interpelle la représentation extérieure et insiste auprès de ses membres pour prendre des mesures disciplinaires contre Mahsas. Abane, écrivit à ce propos: «…ici (en Algérie) une telle affaire aurait été réglée sur le champ, nous avons eu des cas pareils. Ces intéressés ont été passés par les armes… ». extrait tiré de la lettre de Abane envoyée à la délégation extérieure. Livre de Mabrouk Belhocine, le Courrier, Alger-Le Caire- Casbah Edition.
- Dans une lettre adressée à la direction d’Alger, Ait Ahmed s’oppose énergiquement à la désignation de Lamine Debaghine à la tête de la représentation extérieure. Livre de Gilbert Meynier et Mohamed Harbi, Le FLN, documents et histoires, 1954-1962. Casbah Edition.
- Dans une lettre envoyée à Khider, Abane, au nom de la direction d’Alger, insiste auprès de la délégation extérieure pour dénoncer à la radio de l’Orient la contre-révolution que mène Messali au nom du MNA et de son bras armé l’ANPA. Livre de Mabrouk Belhocine, le Courrier, Alger-Le Caire- Casbah Edition 2000.
- Cinq colonels- Boussouf, Krim, Bentobal, Ouamrane et Mahmoud Cherif- se réunissent à Tunis en janvier 1958 pour décider de l’attitude à adopter à l’égard des membres civils du CCE-Mehri, Debaghine et Abbes, s’ils ne cautionnent pas l’assassinat de Abane. Procès verbal des réunions tenues à Tunis. Livre de Gilbert Meynier et Mohamed Harbi, Le FLN, documents et Histoires. 1954-1962.
- Lettre envoyée par Ahmed Ben Bella, le 16 Avril 1958 à Boussouf, Krim et Bentobal. Il félicite le triumvirat d’avoir assassiné Abane et les «encourage» dans cette voie de l’«assainissement» et d’«épuration». L’allusion faite sans doute aux ralliés du FLN, et en particulier les ex-centralistes. Livre de Mohamed Harbi, Les archives de la révolution algérienne.