Lundi 1 février 2021
Lounis Aït Menguellet revisité : « Anida n-tǧǧam mmi », où avez-vous laissé mon enfant ?
Crédit photo : Hayet Aït Menguellet.
Nous ne pouvions terminer cette série de traductions de vingt chansons engagées de Lounis Aït Menguellet sans y inclure « Anida n-tǧǧam mmi ».
C’est sans doute l’album qui constitue le grand tournant dans la carrière de notre aède national. Une production épique qui l’introduit définitivement dans la cour des grands poètes de son temps.
Le titre éponyme raconte le destin souvent tragique de l’émigré qui laisse derrière lui mère, femme et enfants, pour leur construire un meilleur avenir, de…loin. Combien de cercueils, expédiés de France, n’avons-nous pas vu défiler dans mon village natal ou dans les villages voisins, pendant les années 1960-70, sans parler de ces hommes dont nous n’avions entendu parler qu’à travers la formule « yemut di-fransa ». Parmi ces nombreuses bières arrivées souvent tard, en soirée ou dans la nuit, celle de mon propre père, du temps où, pour beaucoup, partir c’était ne jamais revenir vivant.
Après un tour d’horizon reprenant la carrière de notre chantre à travers une chanson traduite par album, nous ne pouvions clore cette série de traductions sans revenir à la base même de la fulgurance du succès de Lounis Aït Menguellet avec ces 18’22’’ de magie du verbe et d’émotions que constitue le titre « Anida n-teǧǧam mmi » interprété en duo avec l’immense Massa Bouchaffa ou encore la jeune Noria. Des interprétations magistrales dont l’écoute attentive vous donne la chair de poule. Un titre qui a fait, et qui fait encore, pleurer tant de mamans, dont la mienne, touchées dans leurs douleurs intimes souvent contenues dans une retenue pudique implosive.
Il faut peut-être rajouter que c’est en 1976, à tout juste 26 ans, que Lounis fait preuve d’autant de maturité dans l’inspiration, avec une verve puissante raffinée à la syllabe près.
«ihi aka, yewgrad kan a-wen d-iniγ : zik wa ihadriţ i wayeḍ, assa di lqaɣeḍ, a ţid-afen inegura !»
« Anida n-tǧǧam mmi », où avez-vous laissé mon enfant ?
À mes compagnons tous les trois
Vous qui êtes autour de moi
La mort est là devant moi
Elle m’observe je l’aperçois
Portez la nouvelle à ma mère
Celui qui rentre lui dira
Dites-lui : il est parti sans souffrir
Dites-lui de ne pas s’assombrir
Si de me revoir elle se languit
Qu’elle regarde le visage de mon petit
Sachez de patience l’entourer
Avant que je m’en aille promettez et jurez.
….
J’ai fait un mauvais rêve cette nuit
D’outre-tombe on m’a rendu visite
Je tenais un pigeon à la fontaine
Des mains il m’a été arraché
Je suis retourné remplir une cruche
Elle est tombée avant mes premiers pas
Par terre son eau s’est renversée
J’ai eu du chagrin à l’avoir cassée
Dans mon rêve encore plongée
Mon enfant chéri m’apparaît
Il m’a dit « la vie est ainsi »
Tout ce que tu tiens t’échappe des mains.
Voilà qu’arrive enfin quelqu’un
Ce rêve-là ne me plaît pas
S’il te plait puis-je te demander
Où avez-vous laissé mon enfant.
….
Du boulot d’usine à la chambrée
Nous ne voyons pas la clarté
Il y a longtemps qu’on ne s’est salué
Nous ne nous voyons jamais.
Rep.
J’ai ouï dire qu’il allait bien
Avec ses activités il est serein
Rep.
Le boulot nous tracasse tout le temps
Personne ne voit son compagnon.
Rep.
La course pour la pitance est ainsi
Nous en sommes devenus vieillis
Tant que de la vie nous cumulons
Elle nous malmènera à sa façon.
Du boulot d’usine à la chambrée
La clarté nous ne la voyons jamais
Il y a longtemps qu’on ne s’est salué
Nous ne nous voyons jamais.
Les gens m’ont parlé de lui
De mes yeux je ne l’ai pas vu.
Rep.
Chaque jour je demande après lui
Très prochainement il rentrera.
Rep.
Il a amplement galéré
Pour la postérité il a bien bossé
Sois patiente bientôt il sera là
Va ne te tourmente pas.
Du boulot d’usine à la chambrée
La clarté nous ne la voyons jamais
Il y a longtemps qu’on ne s’est salué
Nous ne nous voyons jamais.
Deux de mes compagnons arrivent bientôt
Questionne-les peut-être l’ont-ils rencontré.
Rep.
Peut-être s’est-il confié
Chez eux tu trouveras la vérité.
Rep.
Tout ce qu’il t’aura dit
C’est eux qui te le livreront
Ainsi tu chasseras tes appréhensions
Ton fils est en bonne santé.
Du boulot d’usine à la chambrée
La clarté nous ne la voyons jamais
Il y a longtemps qu’on ne s’est salué
Nous ne nous voyons jamais.
…….
Sa langue débite des mensonges
Ses yeux ne peuvent me tromper
Mon fils le considère son ami
Il refuse de me dire la vérité
Je veux en connaitre davantage
J’irai interroger l’autre compagnon
Ce qu’il dira s’il ne le travestit pas
Je redoute que vérité me blesse
S’il te plait toi qui vient d’arriver
Ne me cache pas la vérité
Dis-moi ce qui s’est passé
Où as-tu laissé mon enfant.
…….
Je l’ai laissé dans ses impulsions
Parmi ceux qu’émerveille le présent.
Rep.
Dans l’exil il a trouvé son bien-être
Il n’est pas prêt de réapparaître.
Rep.
Il ne pense jamais à ses enfants
Il n’enverra rien et n’écrira pas
Il ne se remémore ni son foyer
Ni sa mère qui ne fait que pleurer
Il ne soucie que de sa personne
Débarrasse son visage de tes visions
Évite-lui juste toute malédiction
C’est ce qui arrive à ceux de sa trempe
Quand les souffrances sont derrière eux
Ils oublient les tourments du passé.
Il vient d’épouser une française
Avec un nouveau foyer il prend ses aises.
Rep.
Il trouvera un sens à sa vie
Sous moult bienfaits il croulera.
Rep.
Il ne demande pas après la kabyle
Il ne pense plus aux aïds qui s’empilent
C’est comme s’il venait de renaître
Il est heureux de son nouveau destin
Il sait qu’il a trompé les aïeuls
Il a effacé leur trace sans regrets
Son foyer il l’a laissé s’écrouler
Demande à ton cœur de l’oublier
Qu’importe les abysses qui le happeront
Ce qui est amer ne peut être édulcoré.
…….
Les tares ne sont pas spontanées
Elles prennent naissance à la racine
Même si mon fils pouvait nous oublier
Cela ne se peut pendant le mois sacré
Mes pieds continuez de marcher
Rencontrerons-nous enfin la vérité
Pleure oh mon cœur gonflé à bloc
Tu trembles je sais bien pourquoi
Oh toi le dernier témoin arrivé
S’il te plait dis-moi la vérité
Les compagnons qui t’ont précédé
Chacun avec ses nouvelles m’a bernée
Je suis passée tous les interroger
Je crois qu’ils ne font que se moquer
Ton visage triste ne trompe guère
Mon enfant où l’avez-vous laissé.
…….
Assieds-toi donc ma chère aïeule
Indivisible est la vérité
Je vais te dire des mots très durs
J’ai de mes yeux tout vu
Te souviens-tu de celui qui labourait
De sa sueur son champ il l’œuvrait
C’est la terre nourricière
Qui s’est retourné contre lui pour s’en nourrir
Te souviens-tu de ceux qui sont morts
De leur vivant rien ne leur résistait
En un clin d’œil ils sont partis
Chacun ce qu’il possède lui survit
Te souviens-tu de ceux qui battaient
Croyant leurs forces illimitées
Te souviens-tu quand ils ont été battus
Chacun son destin finit par le rattraper
Te souviens-tu de ces murs bien dressés
Par leur stature ils s’imposaient
Quand ils se sont écroulés tu en étais témoin
Ils ont laissé le chemin tu as vu comment
Le mensonge ne convient à personne
La vérité son éclat n’est pas diffus
Je t’énonce donc la vérité crue
L’Éternel a accompli sa mission
Ton fils a été trompé par le temps
Suivant la même trace nous finirons
Telle quelle je t’énonce la vérité sans malfaçons
J’en ai fait serment ses paupières les refermant.