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Luigi Pirandello: le fasciste «bien-aimé» du théâtre algérien !

Pirandello et Goebels

Pirandello et Goebels

Il est assez difficile de contenir une vérité historique, si elle s’impose d’elle-même. Beaucoup de nos illustres dramaturges ne sont plus de ce monde afin d’apporter la contradiction tant attendue, et le peu d’écrits les concernant n’apporte pas suffisamment de réponse à la question si Luigi Pirandello (1867-1936) a été d’un quelconque apport au théâtre algérien.

C’est ce qu’a tenté une récente thèse universitaire, datant de 2020 et dont le jury est composé, entre autres, de l’écrivain Amin Zaoui, qui a tenté de savoir si le dramaturge sicilien avait influencé M’hamed Benguettaf (1939-2010) dans sa pièce La Répétition (1994). Cette belle aventure de sémiotique théâtrale version arabisée n’avait abouti qu’à une mécanique de collage pour enfants et non à un travail de recherche académique.

Selon ce texte, bien que entaché de travestissements discursifs islamistes, c’est Ahmed Benaïssa (1944-2022) qui a fait découvrir à Benguettaf la pièce Six personnages en quête d’auteur, propos s’appuyant sur une lettre manuscrite du comédien remise à l’auteure de la thèse.

Carte du Parti national fasciste de Pirandello.

Des propos qui n’intéressent qu’une certaine paléographie d’un mysticisme qui nous éloigne de tout académisme historique. Un Benguettaf qui semblerait ignorer l’existence d’un tel texte, cela semble bien être de la fourberie à la Molière. Pire encore, Pirandello, soutient cette thèse, s’est introduit dans le texte de feu Benguettaf par le biais de la technique du théâtre dans le théâtre que la thèse universitaire estime être le fondement même de la dramaturgie de l’auteur italien. Quelques années auparavant, on entendait dire la même chose pour le théâtre d’Abderrahmane Kaki (1934-1995) par un « spécialiste » bien arabiste du théâtre algérien.

Libre à chacun de se situer aux frontières de la politique étrangère d’État, mais non au point de falsifier des questions qui relèvent du débat dramatique tout juste, afin de plaire aux seigneuries du théâtre national. Durant les quelques occasions où nous avons eu à rencontrer certains de nos illustres dramaturges, dont Abdelkader Alloula du temps où il était directeur des théâtres au ministère de la Culture ou encore Azzeddine Medjoubi (1944-1995), comme directeur du Théâtre régional d’Annaba, le nom de Luigi Pirandello n’était que sommairement cité, presque éloigné de toute adaptation ou inspiration théâtrale pour la scène algérienne.

Le répertoire du Théâtre national atteste bien du choix de nos dramaturges, hommes et femmes, qui ont puisé dans l’héritage littéraire russe – pour l’essentiel – et ne s’intéressent qu’à une partie de celui du rivage italien. C’est ainsi que nous trouvons la présence des « trois Carlo » Gozzi, Collodi et Goldoni qui ne quittaient presque pas la bouche de nos artistes et dramaturges. Il y avait presque un attachement religieux à cet héritage italien des 18ᵉ et 19ᵉ siècles. Luigi Pirandello est bien mis en attente.

 La seule réaction qui nous est restée à l’esprit est celle de notre feu grand ami, Boubakeur Makhoukh (1954-1998), qui disait qu’il ne s’intéressait pas trop à Pirandello parce que c’est un auteur réactionnaire. Venant d’un tel comédien et dramaturge, il y a lieu de réinitialiser son savoir artistique et culturel pour mieux réfléchir à la question. En évoquant Makhoukh, c’est aussi se rappeler les premières textures de la pièce Hafila Tassir, adaptée d’une nouvelle de l’Égyptien, Ihssan Abdulkadus que Benguettaf et la troupe de Masrah El- Kalaâ (troupe de La Citadelle) ont portée sur scène. Entre Makhoukh et Benguettaf, il y avait de l’amitié certes, mais avec quelques intempéries orageuses d’artistes.

Mais à aucun moment nous n’avons entendu prononcer le nom ou un texte du dramaturge italien. Cette figure marginale des lettres européennes, vénérée dans la seule péninsule italienne, un oublié depuis 1980 aux Amériques, vient d’être indexée tout récemment dans un ouvrage de Piero Meli, Luigi Pirandello « Je suis fasciste » (2021). Un écrit qui met de l’ordre dans le parterre dramatique italien, L’écrivain sicilien traduit bien une obscure fascination pour la violence qu’il considère comme « un pouvoir purificateur de la société ». Nous lisons dans ce texte de Meli que l’art de Pirandello aborde le chaos comme forme esthétique et que le monde ne peut être qu’à travers le point de vue de l’individu.

En acceptant les 700 000 lires que lui avait offertes Mussolini pour son Théâtre d’art de Rome, Pirandello s’engageait dans un combat bien désespéré pour cette liberté du seul individu. Rejetant tout romantisme, toute sensualité, pour la seule glorification « d’une mystique Italie du passé, héroïque et autoritaire ».

Le réactionnaire Pirandello est l’expression même d’un théâtre de la mentalité fragmentée. Celle de l’exploration sans fin d’un héroïsme pathétique du justicier solitaire qui n’arrive pas à mettre une limite à son exploitation psychologique. Nous citerons l’exemple de son roman, Un, aucun et cent mille (1925) un texte écrit durant 15 années et publié un an après sa déclaration d’allégeance au fascisme. Le roman illustre tout à fait « les antagonismes qui nourrissent la complexité de son œuvre » (Piero Meli). Il a toujours glorifié la violence sans jamais la pratiquer, à la différence de son contemporain Gabriele D’Annunzio (1863-1938). Pirandello se suffisait du seul statut du « pantin démesuré vêtu de cérémonies militaires » (Meli).

Le figurisme bien familial de Pirandello

Le dramaturge est fasciné par un grand-père qui organisa à Palerme l’insurrection anti-Bourbons en 1846, un père qui combattait auprès de Garibaldi contre ces mêmes Bourbons et enfin, ses oncles qui ont combattu auprès de Garibaldi jusqu’à la prise de Naples, pour une unification italienne bien théâtrale !

Il est peut-être compréhensible que l’ouverture d’un tel débat en Italie soit bien tardif, même si le climat politique, tant à Rome que dans le monde, s’y prête. C’est un retard accumulé par la critique littéraire italienne vis-à-vis de l’une de ses figures artistiques, qui aggrave tout au plus la lutte idéologique dans un pays que l’on considère comme un réel pontificat du renouveau fasciste mondialisé. Bien que Piero Meli précise qu’il avait refusé « les interprétations réactionnaires du fascisme de Pirandello données par Sciascia, Camelieri et Alvaro (…). Pirandello, en revanche, était fasciste jusqu’au bout des ongles ; il l’était avant même d’adhérer au parti, et il ne l’a jamais été par opportunisme. Je ne partage pas cet avis ; les faits parlent d’eux-mêmes », écrit-il.

Un livre bien documenté qui reconstitue des faits, sans préjugés, mettant de côté toute interprétation personnelle en étayant des arguments inédits et des épisodes encore inconnus de la critique officielle italienne, il demeure une des rares voix qui apporte la contradiction nécessaire à ce qui a été longtemps considéré comme une controverse littéraire.

Cette lecture argumentée d’archives personnelles du dramaturge italien, conforte tout à fait les dires de notre regretté ami qui fut, tout au long de son existence, un inconditionnel anticonformiste sur les questions du 4ᵉ art dans son pays. Pompeusement mis en scène en France, le théâtre de Pirandello doit beaucoup à cette France qui la traduit, sous la plume de Benjamin Crémieux et mise en scène en son temps, par Charles Dullin et Georges Pitoëff et de sa femme Ludmila. Mais c’est une tout autre France qui a de suite réagi à son théâtre de la négation sociale. La France progressiste a bel et bien condamné le fascisme du dramaturge sicilien et de 1924 jusqu’à son décès en 1936, Pirandello reçut les salves nécessaires tant du côté des « gauchistes » que de ceux du courant réformateur au sein du mouvement communiste français à cette époque.

Sous la signature des Bolcheviks, nous pouvons lire dans L’Humanité du 6/1/1926 que Pirandello est « un arriviste et un intrigant qui s’est rallié au fascisme pour pouvoir briguer les honneurs officiels et faire de bonnes recettes et être sacré par la presse fasciste le plus grand auteur dramatique de tous les pays et de tous les temps, rien que ça ! ».

Après que la machine politique fasciste a porté Il Duce au pouvoir dès 1922, l’enthousiasme de Luigi Pirandello est sans bornes. Même après le lâche assassinat du politicien socialiste Giacomo Matteotti par le groupe d’Amerigo Dumuni, il choisit la voie de publier dans la presse, une Lettre ouverte à Mussolini où il dira clairement que « Je sens que le moment est plus propice pour moi. Si Votre Excellence me juge digne de rejoindre le Parti national fasciste, je considérerai comme le plus grand honneur de devenir l’un de vos plus humbles et plus obéissants disciples. Avec une dévotion absolue ».

Dans l’hebdomadaire Le Monde, du 6 décembre 1934, que dirigeait Henri Barbusse, Nicolas Ferretti constate sous le titre de « Luigi Pirandello » : Poète amer du scepticisme », que le serment de fidélité de Pirandello à Mussolini est dû à cette profonde pensée qui animait l’écrivain dans son art même qui ne s’oppose nullement dans son essence au fascisme. Il n’avait pas à le faire puisque son seul centre d’intérêt est que le monde ne s’exprime qu’à travers le psychologique. L’article de Ferretti parait au moment où le Sicilien recevait son prix Nobel que Mussolini n’approuvait pas tellement.

Dans Chacun sa vérité, les personnages pirandelliens se moquent des hommes qui cherchent les faits. « Pour moi, déclare l’un d’eux, la réalité ne réside pas dans ces documents, elle réside dans l’âme de ces deux êtres ». C’est sur cette trame que l’ensemble de l’œuvre de Pirandello se dresse pour nous faire dire qu’il n’y a aucune vie réelle ou sociale qui animerait l’ensemble de notre existence, mais bien nos réactions psychologiques qui nous identifient au monde dans lequel nous vivons. Par ce subjectivisme littéraire, Luigi Pirandello évite toute confrontation politique et gagne l’estime de cette bourgeoisie italienne qui, après sa faillite économique, a déroulé le grand tapis rouge à l’accession du fascisme au pouvoir.

Même si le mouvement fasciste italien n’avait pas à exploiter directement l’œuvre de Pirandello, notait encore Nicolas Ferretti, l’œuvre de l’écrivain sicilien exprimait bien le mouvement intérieur d’une classe sociale qui allait mourir et elle devait au fascisme pour qu’elle survive. Pirandello était là pour alimenter sa satisfaction nihiliste en aliénant son Moi. C’est pour cette raison qu’il a été éloigné de la réalité de la scène dramatique en Algérie.

Mohamed-Karim Assouane, universitaire.

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