Jeudi 6 mai 2021
Mai 1945 : Je parle de ce qu’ils ont vu et vécu
Si j’ai pris la décision d’écrire sur le drame de ma propre famille, ce n’est nullement pour faire dans l’industrie du 8 mai 1945, car je n’ai ni la culture ni la vocation. Mais ans après , je me suis dit qu’il m’est utile de prendre cette petite liberté pour évoquer des faits qui m’étaient transmis, faits solidement vérifiés et étayés de bonne foi, relatant des journées odieuses du mois de Mai 1945 .
ACTE I
Zohra qui avait été grièvement blessée a la ferme Ben Yakhlef le 10 mai 1945 (10 km sud Est de Guelma) vit ses trois enfants tomber l’un après l’autre. Le malheur avait franchi le comble lorsque sa fille de huit ans qui trimbalait une Chekoua pas loin de l‘étable, fut, à son tour, déchiquetée par une rafale de mitraillette. C’était une image terrifiante : le lait devint rouge quand le blanc submergeait la cour dit-on encore. Les Maltais, dénomination que donnèrent les paysans aux colons assaillants, avaient reçu la veille des cargaisons entières d’armes afin d’accomplir le génocide. La directive était claire : causer le plus grand massacre parmi la population civile. Des contingents sénégalais et de mobilisés tunisiens épaulés par un tabor marocain furent dépêchés afin de parachever une boucherie dans les contrées de Lapaine ( Ben Smih), Mellisimo ( Belkheir) et Petit ( Boumahra Ahmed ). Pauvre Zohra qui vit pour la dernière fois son Mari, se relever difficilement de son grabat récitant le Coran, exhortant à la résistance et faire feu avec son Magroun( fusil) en direction d’un certain Paul. Or et à ce moment-là, une autre bande de miliciens européens, venue en renfort, encercla le domaine indigène, avant de tirer en groupe, décimant le père sa fille, ses deux garçons et la moitié de ses voisins. La ferme se heurta de front à l’ennemi qui chargea à la baïonnette en tailladant par ses lames affilées plus de 26 femmes et un nombre encore plus important d‘hommes.
Dans tout le territoire de l’Algérie colonisée, jamais une tuerie aussi élevée de femmes appartenant à un petit campement, n’eut d’égal à celle de Benyakhlef. Il y avait 10 ou 11 familles qui occupèrent depuis quelques années, le domaine agricole. Zohra gravement blessée, avec ce qui lui reste : un bébé et un garçon de 4 ans, réussît à accourir à la hâte en compagnie de quelques fillettes vers un ravin par lequel on pouvait s’éloigner du camp. Les cris et les gémissements cessèrent bientôt quand les meurtriers eurent achevé les blessés. Zohra vit l’horreur, elle est convaincue que les colons avaient droit de vie et de mort sur une population spoliée et appauvrie et qu’en fin de compte, preuve de plus, elle n’a jamais cessé de haïr ces Français qui désormais, ils représentent dorénavant tout le fléau et toute la malédiction. Comme la plupart de ses semblables, le massacre de sa famille l’affecta profondément. Quelques mois plus tard, elle retourna sur les lieux en compagnie de ses cousins. Elle put alors s’adonner totalement à son chagrin. Les larmes aux yeux, elle fouilla dans les décombres et trouva un jouet de son enfant rescapé, un petit sifflet acheté par son mari a Annaba. Et c’est vers cette ville qu’elle avait pris le train, après un bref intermède. Aidée par ses parents de Duvivier (Bouchegouf), elle partit chercher un autre toit peut être plus clément pour ce qui lui reste de précieux : deux fils.
ACTE II
Le prélude lugubre de ma modeste histoire commença un petit peu en arrière, c’est à dire un certain jour du mois d’Avril 1945 a Douar Sfahli ( 23 km au Sud-Est de Guelma). Mon père âgé de 14 ans, à l’époque, avait décidé, des 1943, de tenir garnison à la campagne où habitaient ses parents. La vie était dure à Sedrata (42 km plus au Sud) à cause des rations de misère, car les silos de blé ne servaient qu’exclusivement les Européens des villes avoisinantes. L’école qu’il fréquentait, depuis 1937, a Sedrata, alors qu’il vivait chez son oncle maternel, s’est transformée en un vaste camp militaire ayant servi pour accueillir, dès avril 1943, les soldats américains, dépendant du 319e escadron de bombardiers, affectés auparavant de Trieste (Italie) vers l’aérodrome de la ville. Ce jour donc d’Avril 1945, tout le douar était au rendez-vous.
L’occasion fut la visite d’un certain Al Harkati de Ain El Beida (qui n’est autre que celui assassine’ avec Abane au Maroc décembre 57), militant clandestin du PPA (interdit), venu spécialement à la commune mixte de la Safia (dont dépendait Sfahli), pour dire des choses tout à fait nouvelles. Ce jour donc , il se déclarait très content de voir Al Harkati et à travers lui le PPA et le nationalisme algérien. (A signaler que Messali Haj a été déporté le 23 avril 1945 vers le Congo). Mon grand-père se rappelait d’une chose. C’est le PPA qui lui avait, avec honneur et gloire, délivré en 1938, un acte de mariage rédigé en arabe. Et quel document majestueux gardé avec tant de soins !!! Bref… Al Harkati était aussi content de rencontrer mon grand-père et suggéra que le jeune de 14 ans (mon père) participe à la réunion. Et Le petit meeting commença solennellement par une phrase prononcée par le militant aguerri du PPA : « Je vous dis mes chers frères, qu’après le 8 Mai nous serons une doula (Etat), nous gérerons nos propres affaires nous-mêmes ». S’ensuivit alors des cris de joie car les mots étaient lourds de sens, à vrai dire, elles étaient réconfortantes pour cette humanité frappée de plein fouet par la paupérisation et le dénuement.
Mon grand-père qui surveillait les faits et les gestes du chargé de mission, crût voir l’indépendance. Il sauta de joie comme s’il venait aussi de déceler dans les propos de Harkati tant de confiance et d’assurance. Il n’hésita pas à demander une précision à son interlocuteur. « Vous voulez dire doula gérée par des Algériens comme nous. C’est merveilleux … Et les gendarmes ne seront pas Francisses (Français), ils seront de chez nous … C’est fabuleux. Al Harkati répondit : « C’est exactement ça, Franca trouh définitif (La France quittera définitivement) ». À suivre