Il y a quelques années, j’ai posté sur ce site une chronique qui portait le même titre. J’aimerais rebondir, aujourd’hui, sur la même thématique mais sous un autre angle.
En effet, les anciennes élites ont laissé en héritage pour l’Algérie un cadeau empoisonné qui s’appelle « nationalisme »! Par naïveté, elles ont cru pérenniser l’épopée de la résistance, en la transmettant aux nouvelles générations. Or, le nationalisme, pour ceux qui ont usurpé le pouvoir en 1962, ne signifiait autre chose que partage de la rente et enfumage des esprits. Car, ceux qui sont censés servir le peuple, se sont servis eux mêmes dans les caisses publiques, en bernant tout le monde.
Ils ont dilapidé le capital révolutionnaire, saboté le secteur éducatif, détruit les valeurs sociales. De plus, l’accumulation, grâce à la rente pétrolière, d’énormes disponibilités financières leur a fait croire que le développement est une affaire d’investissements et de choix techniques, tandis que les valeurs de l’homme, son rôle, son intelligence, sa capacité créatrice et sa conscience, sont simplement sacrifiés.
Démoralisés, déçus et piétinés dans leurs droits, les Algériens s’étaient laissés habiter, pendant longtemps, par la désillusion. Sans repères précis ni boussole, ils ont le regard qui louche entre l’Orient et l’Occident, cherchant désespérément une conscience nationale en plein océan de confusions. Naît une grave schizophrénie qui s’est transformé, au fil du temps, en perte de confiance en soi.
Ajoutée au virus du tribalisme, cette plaie-là devient une blessure narcissique ; un trouble dans le psychisme « névrotique » ; un complexe identitaire. En revanche, le syndrome post-traumatique ayant résulté de la guerre anticoloniale, puis les séquelles de la parenthèse sanglante des années 90, ont remis au goût du jour un questionnement profond, resté jusque-là latent dans les esprits : « Qui sommes-nous? » Un questionnement essentiel qui, bien qu’à l’origine de l’existence des Nations modernes, semble être, chez les miens, une simple devinette, voire un tabou dont il est honteux de parler.
Pris par un réflexe stalinien, feu Ben Bella, aurait dit juste à l’aube de l’indépendance ceci : « nous sommes Arabes, Arabes, Arabes ». Trois fois, comme dans un divorce, pour paraphraser le mot de mon compatriote comédien Mohamed Fellag.
Cela dit, le dogmatisme fut le seul langage connu par nos élites. La parole sur notre diversité culturelle et linguistique, quoique déjà secouée pendant le Printemps berbère d’avril 1980, ne s’était vraiment libérée qu’après le traumatisme de la guerre civile.
Tout cela s’est avéré d’autant plus compliqué pour les Algériens que, dans leur subconscient collectif, longtemps acquis à la démagogie populiste des dirigeants, la géographie du monde est divisée mentalement entre, d’une part, une petite sphère pour une poignée de pays arabes frères et, de l’autre, une grande sphère pour beaucoup d’autres pays ennemis.
Plus aucun pays vraiment ami ni allié ne figure sur la liste de sélection. La sacro-sainte « unité arabe » a battu en brèche toutes nos appartenances millénaires : berbère, africaine, méditerranéenne, etc., et le tiers-mondisme frondeur a cassé le reste. Manipulateur, le régime a inséminé dans le logiciel mental du peuple la haine de soi et de ses racines, une haine devenue par la suite un frein à toute ouverture. Un célèbre chroniqueur, bien de chez nous, a trouvé enfin un remède à notre malaise : « guérir nos racines ».
Mais comment ? Voilà le gros problème! Car, l’Alzheimer a attaqué toutes les neurones encore actives de la mémoire collective. Et quand les masses se sont réveillées, l’intégrisme a déjà pris souche dans la société. C’est le drame !
Entre-temps, engluées dans leur ego surdimensionné, nos élites, orphelines d’idées et de projets, se bombent le torse et se posent en justicières des causes qui ne concernent pas leur peuple en premier chef. C’est leur façon pour galvaniser les foules afin de les détourner des vrais problèmes du pays. Sorte de seconde rente après le pétrole, en temps de crise, qui leur garantit la survie et le repositionnement sur la scène aussi bien nationale que régionale. C’est aussi leur seul moyen pour échapper à toute remise en cause de leur diktat.
Le recours à cette ruse n’aurait été possible, à vrai dire, que parce que le régime avait compris que le peuple se sentait « symboliquement » redevable vis-à-vis de toutes les causes nobles relatives à la décolonisation.
En gros, pour un peuple longuement assujetti, collectivement et individuellement humilié, vivant presque sans avenir, désespéré par tant de défaites morales et de rendez-vous ratés avec l’histoire, le discours sentimental de dignité et de grandeur à retrouver est à la fois un catéchisme et un espoir.
Ce qui justifie que, le plus souvent, la mort de nos dictateurs se transforme en tragédie collective, où les cris sont moins un geste d’adieu qu’une manifestation de désespoir d’un peuple qui se sent orphelin de son élite. Bref, si nos printemps n’auraient pas encore fleuri, c’est parce que nos hivers avaient duré une éternité.
Kamal Guerroua