Vendredi 19 avril 2019
Marche du 19 Avril : Le chemin de la discorde
La baisse du niveau de mercure, le temps nuageux et la pluie fine en cette fin d’après-midi de vendredi, n’ont pas empêché les marcheurs d’accomplir leur rituel hebdomadaire.
Les 4×4 Mercedes de la police, montés dans l’usine négociée pour le compte de l’ANP par les Emiratis, en nombre restreint comparé aux vendredis passés, sont stationnés en haut de la rue Didouche-Mourad. Les policiers en tenue de combat se font discrets et ne portent pas leur attirail anti-émeute.
Les manifestants remarquent une diminution des forces de l’ordre. L’étalage démesuré de policiers et de véhicules anti-émeute, qui a coutume de les choquer, et auquel ils se sont accoutumés est absent. Il y a comme un changement de style dans le comportement des forces de l’ordre. Elles se font plus distantes.
Malgré l’absence de barrages à l’entrée d’Alger, ce vendredi est incontestablement celui durant lequel la circulation est la plus fluide depuis le 22 Février, début de la protesta. On se faufile aisément de la rue Didouche-Mourad à la Grande Poste. L’accès au tunnel des facultés est bouché par des camions de la police. Les marcheurs rejoignent la rue Didouche-Mourad par les rues perpendiculaires à l’avenu Pasteur.
Blad Bladna oundirou raina (ce pays est nôtre et nous y faisons ce que bon nous semble) s’exclament les manifestants en pointant leur doigt comme pour lancer un défi, en direction d’un drone qui survole la rue et l’entrée de la Faculté d’Alger. La fameuse tirade Silmya Silmya (pacifique, Pacifique) se fait rare. Elle est remplacée par une nouveauté Echab Mrebi oua Doula Khaina (le peuple est éduqué et l’Etat traître) qu’on entend le long du parcours, ou encore Echab Hadara oua douala hagara (le peuple est civilisé et l’état oppresseur).
A l’adresse du peu de policiers présents le long du cortège et surtout massés à l’entrée du tunnel, les jeunes lancent Ya lpolici nahi el kasketa oumadjich m3ana (eh policier enlève ta casquette mais ne viens pas avec nous) pour exprimer leur changement d’attitude vis-à-vis des forces de police d’une part, et par opposition à l’ancien slogan où les jeunes exhortaient le policier à les suivre, d’autre part.
Le traitement qu’ils ont subi la semaine dernière, allant du gazage au matraquage en passant par l’interpellation lors de la dernière marche, et durant la semaine dans les universités influence leur jugement. La mise à nu des étudiantes au poste de police de Baraki a eu son effet : les cohortes sont plus masculines que mixtes, contrairement aux manifestations précédentes. Yatnhaw ga3 avec son effigie est imprimé au même format qu’une vignette de voiture et distribué par les marcheurs, qui précisent qu’il remplace désormais la taxe pour véhicule. On crie le long de la procession et sans interruption ce slogan amélioré qui devient Eh viva l’Algérie yatnahaw ga3 (Eh viva l’Algérie, qu’on les enlève tous). Au top des expressions, après celle qui vient d’être citée arrive Bensalah dégage.
Les pancartes ne sont pas très abondantes. Elles sont remplacées par des drapeaux qui inondent littéralement les rues. A proximité de la place Audin et dans la rue jouxtant l’université, on étale même des drapeaux d’un bout à l’autre de la rue. De grandes affiches de révolutionnaires célèbres jonchent le bitume. Une affiche du colonel Amirouche citant sa phrase célèbre : pendant dix ans, nous resterons dans les montagnes, et chaque fois qu’un gouvernement n’œuvrera pas dans l’intérêt du peuple nous le remplacerons par un autre, ne croyez pas que vous rejoindrez vos familles dès la fin de la guerre.
Le thème de la révolution revient plus fréquemment qu’à l’accoutumée ; le climat est nationaliste, tourné vers la révolution de Novembre 54. Ou encore cette écriteau où l’on distingue cette citation de Mouloud Mammeri : nul ne peut arrêter un peuple sur le chemin de son destin.
Le vieux Général, chef d’état-major fait également partie de la fête, on répète régulièrement Allah Allah ya baba Gaid Salah zaim El 3isaba (Allah Allah, Baba, Gaid Salah Leader du gang).
La fermeture du Tunnel, et la forte présence inhabituelle de supporters de certains clubs de football algérois, positionnés à certains endroits clés, comme le Mouloudia d’Alger à Audin ou l’USM El Harrach à l’entrée de la trémie qui relie le Boulevard Amirouche à l’avenue Khelifa Boukhalfa, gênent les manifestants. Ils hurlent leurs chants et étouffent les slogans des marcheurs. Il semblerait que ce ne soit pas fortuit. Malgré tout, les contestataires tiennent bon à coups de Système dégage ou encore Nahiou el 3isaba ounwaliou labas (on enlève le gang est on se sentira mieux).
Les manifestants sont en colère. Leur appréhension, quant à la tenue des engagements pris par les décideurs et leur bonne foi, se précisent de jour en jour. Courroucés par les agissements de certains éléments de la police, et scandalisés par les dérobades des responsables, ils sont désormais gagnés par ce sentiment de méfiance et cette perte de confiance qui compliquent la résolution du conflit les opposant à l’état.
Ils marchent le Vendredi. Les étudiants sortent le Mardi. Le chef d’état-major leur lit son communiqué le mardi soir ou le mercredi, et rebelote. Bensalah est toujours chef d’état. Il pousse même le bouchon jusqu’à inviter des personnalités à la table des négociations tout en préparant ses élections. Bedoui demeure toujours premier ministre et aucune voie sérieuse, autre que celle mis en avant, n’est proposée pour mener la transition. On peut lire sur une pancarte en arabe : ne lancez pas de gaz lacrymogènes, nos larmes se sont asséchés à force de pleurer pour ce pays ; le gaz naturel pour la France, le gaz de schiste pour l’Amérique et le gaz lacrymogène pour l’Algérien.
Les marcheurs crient Djazair houra Democratia (Algérie libre et démocratique), ils désirent emprunter le chemin tracé par leurs parents et grands-parents, celui de l’Algérie des libertés et de l’épanouissement, on leur propose d’avancer vers l’arrière pour reprendre l’expression des receveurs dans nos bus : c’est désormais le chemin de la discorde.