Samedi 30 mars 2019
Marche grandiose pour dégager le système
Les marcheurs sont toujours aussi assidus. Il y a foule sur Didouche Mourad. Le taux d’absentéisme est très faible à la séance de ce vendredi 29 mars, à la différence de celles de l’APN durant lesquelles les bancs sont souvent vides. Il est toujours aussi laborieux de se déplacer d’un point à un autre.
Ils marchent en scandant manach habssine, manach habssine koul djemmaa khardjine i.e nous ne nous arrêterons pas, ne nous arrêterons pas, nous sortirons chaque vendredi. Ils sont sereins, souriants et décidés. Aujourd’hui la marche n’est pas très festive. Les vuvuzelas sont absentes, les derboukas et les tambours plus rares.
Il leur a été reproché, à travers les différents médias, d’être des fêtards, de sortir marcher, chanter, danser et s’amuser : d’avoir transformé cette manifestation sérieuse en un après-midi de loisir. Alors ils ont réagi et rangé leurs trompettes.
Après cinq marches successives, les Algérois ont acquis une certaine expérience dans la contestation piétonnière. A leur sixième, ils sont plus zen, et ils ont la tête plus froide. Ils savent ce qu’ils veulent. Chaque marche a son mot d’ordre, son objectif dissimulé dans une charade : ils parviennent à la deviner dès le haut de la rue Didouche.
Ils savent la décoder. Celle-là traite de leur seconde doléance. La première concernant le refus du cinquième mandat et le départ du Président Bouteflika semble acquise. Les affiches, banderoles et slogans relatives à cette première revendication se font de plus en plus rares.
Par contre on voit des écriteaux portant l’expression pour la 102ème fois dégagez. Effectivement ils se répètent depuis presque un mois et demi mais leur message semble avoir été à moitié perçu. Ils sont sortis le redire, le réexpliquer, le préciser. Sur une autre banderole on peut lire en arabe vous les riches vous avez trahi et vendu le pays à quel prix, nous les pauvres nous le récupèrerons et le rachèterons à n’importe quel prix. Klitou lebled ya sarakin a été crié sans interruption.
Les derniers scandales concernant les colossaux détournements y sont certainement pour quelque chose. Mais ce qui leur importe le plus, c’est d’expliquer pourquoi ils sont là, de faire repasser leur message. Ils l’expriment à travers : allah allah ya baba djina nahiou el3isaba i.e allah allah baba nous sommes venus enlever le gang en chantant. Ils le traduisent, en placardant les photos des principaux acteurs politiques qu’ils tiennent pour responsables de leur malheur, et les noms des partis de l’alliance présidentielle. Ils veulent enlever le système. Ils ne s’encombrent pas d’en comprendre la mécanique, mais ils connaissent les personnes et les partis qui le composent.
On voit des placards portant leurs portraits, barrés de rouge ou de noir. Ils ne veulent plus de ces gens-là, ni de leurs partis. Ils rejettent tous ceux qui ont participé à la vie politique ces vingt dernières années. Ils répètent labled bladna ou ndirou raina i.e ce pays est le nôtre et nous y faisons ce que bon nous semble. Ils sont vifs ces jeunes. Ils sont flashés comme on dit, remis à jour. Ils sont dotés d’une certaine intelligence émotionnelle. Ce concept, datant à peine des années quatre-vingt-dix, a donné naissance à une autre vision de l’intelligence.
Ses inventeurs la définissent comme la capacité de reconnaître, comprendre et maîtriser ses émotions, ainsi qu’à composer avec les émotions des autres. De ce point de vue ils sont extraordinaires. Ils se comprennent et réussissent si bien à communiquer entre eux, qu’ils n’ont nul besoin de se concerter pour arrêter des mots d’ordre, des slogans à chaque marche. Ils arrivent, avec chacun sa pancarte sous le bras, et tout se met en place comme par magie.
Ils ne veulent pas de l’article 102. Ils pensent qu’il n’est pas suffisant. Ils ont assimilé le fait que leurs marches sont celles pour la liberté, la liberté de choisir eux-mêmes et en toute responsabilité les femmes et les hommes qui devront les représenter. Aussi, Ils sont certains qu’ils n’y parviendront jamais tant que le personnel politique existant sera dans l’arène. Ils exigent son départ. Ils ont la légitimité constitutionnelle puisqu’ils sont le peuple. Ils sont le corps électoral. C’est de là qu’ils tirent leur force et leur constitutionnalité. Ils ont compris qu’ils avaient l’avantage.
Le sport et les matchs, ils connaissent. Alors, pour rester dans la légalité ils ont inventé, créé, rédigé leur article de la constitution. Ils l’ont appelé l’article 2019, du 22 février 2019. Il n’a pas été nécessaire de le publier dans le journal officiel. Il est gravé dans la tête des manifestants. Il leur a été inspiré par un jeune, devenu une icône depuis.
Alors qu’il est interviewé par une journaliste de la chaîne arabe Sky news, il dit Tetnahaw gaa3 i.e vous partirez tous, avec un grand geste de son bras exprimant le rejet. Quand la dame lui suggère de parler en arabe, il lui rétorque l3arbia ta3na eddarja i.e notre arabe c’est le dialectal. Ils ont rédigé leur article 2019, dans leur arabe dialectal national.
Celui qui se parle d’Annaba à Oran et d’Alger à Tamanrasset. Ils ont chantonné sans arrêt leur article 2019 avec sa gestuelle, celle du jeune interviewé : taharlou ya3ni tarahlou i.e vous partirez signifie vous partirez.
Si l’on se creuse les neurones, et que l’on essaye de comprendre comment ils ont obtenu ce chiffre, on s’aperçoit qu’en prenant l’article 102 de la constitution, et en le multipliant par les 20 années du règne de Bouteflika, on obtient 2040. Le 5 du cinquième mandat multiplié par le 4 des quatre mandats passés, nous donne 20. 2040 – 20 est égal à 2020. 2020 moins 1, le mandat de trop, il nous reste 2019, le compte est bon.