Dimanche 9 mai 2021
Margueritte : 120 ans après la révolte du 26 avril 1901
À tous ceux par qui l’on se souvient encore de Margueritte.
Qui se souvient de Margueritte ? Sous ce titre furent publiées en 1983 dans le quotidien El Moudjahid vingt-deux « Chroniques du temps qui passe » signées du regretté Laadi Flici (1). Celui-ci fut ainsi le premier à rappeler à la mémoire des Algériens ce jalon symbolique de la résistance à la colonisation qu’avait été, le 26 avril 1901, la révolte de Margueritte .
La flambée de colère paysanne qui embrasa, ce jour-là, le petit centre viticole de colonisation (aujourd’hui Aïn Torki) eut en son temps un immense retentissement en Algérie comme en France. L’ampleur même d’une répression se voulant « exemplaire » conduisit en effet à ce que le vaste procès d’assises tenu à Montpellier deux ans plus tard suscite le premier vrai débat sur les méthodes de la colonisation. Au-delà d’une accusation de «fanatisme» qui joua de la forme religieuse prise par leur mouvement, les insurgés de 1901 auront ainsi porté au grand jour toute la violence des expropriations foncières dont ils furent les victimes.
Entre pamphlet mémoriel et collage surréaliste, le beau texte de Laadi Flici forme un kaléidoscope de mots où se bousculent réminiscences personnelles, notes d’actualité et allusions littéraires. Mais le poète s’y fait aussi historien lorsqu’il exhume de larges extraits des minutes du procès de 1901 publiés à l’époque dans « La Dépêche algérienne », donnant ainsi à réentendre, dans ses termes exacts, ce que fut la protestation élevée par les accusés à l’encontre de l’oppression coloniale. Ce rôle précurseur de L. Flici aurait pu être salué dans la tribune de Brahim Mimoun qui, à l’occasion du 120e anniversaire de la révolte, évoquait les études dont elle fait toujours l’objet (2).
Se souvenir aujourd’hui de Margueritte, ainsi que L. Flici nous y invitait, c’est aussi renouer avec les travaux pionniers que furent l’étude monographique de Xavier Yacono « La colonisation des plaines du Cheliff » (1955) et surtout la thèse monumentale de Charles-Robert Ageron « Les Algériens musulmans et la France » (1968). Ce dernier a dressé un tableau détaillé des évolutions de la législation foncière visant à dissoudre la propriété des tribus ; il a également bien montré quelles vives mises en cause des abus de l’administration algéroise la révolte de Margueritte avait suscitées, et comment elle avait en définitive servi à justifier la création des «tribunaux répressifs indigènes ».
Son livre-somme a constitué une référence pour les recherches ultérieures sur la colonisation foncière, telle « La dépossession des fellahs » de Djilali Sari (1975). S’agissants des tenants et aboutissants de l’affaire de Margueritte, il a donné le terreau commun aux recherches au long cours que mène l’universitaire américaine Jennifer Sessions et à l’enquête d’archives que j’ai publiée en 2012 sous le double titre « L’Aube d’une révolution » (Riveneuve) / « Les Insurgés de l’an 1 » (Casbah).
Ce moment historique a ainsi pu être pris comme un cas d’école lors du colloque « Propriété et société en Algérie contemporaine : quelles approches ?» organisé en 2014 à Aix-en-Provence par l’IREMAM : J. Sessions y mettait en lumière le détournement de la procédure des « licitations » qui avait permis une expropriation massive lors de la création du centre de colonisation vers 1880, tandis que j’y analysais (3) les nouvelles tentatives d’extension des terres colonisées qui forment l’arrière-plan direct de l’explosion du printemps 1901.
Je soulignais aussi comment la résistance paysanne locale sut s’approprier l’usage des démarches juridiques et de multiples formes d’appel à l’opinion : doléances directes auprès de parlementaires en mission, pétitions collectives adressées aux plus hautes autorités de l’État colonial, obtention de la délocalisation du procès en métropole, « plaidoirie de rupture » pratiquée par un très pugnace avocat, Me Maurice L’Admiral… (4)
Se souvenir de Margueritte, c’est encore saluer tout ceux qui ont œuvré pour que ce jalon de l’histoire nationale reste présent à l’esprit des nouvelles générations.
La mémoire officielle honore Yacoub Mohamed Ben El-Hadj Ahmed, ce jeune journalier mystique porté à la tête de la révolte et qui trouva la mort au bagne de Cayenne, par un portrait d’après photographie exposé dans la crypte du monument aux Martyrs qui domine la baie d’Alger. Le manuel d’histoire en vigueur dans le secondaire ne manque pas non plus de mentionner la révolte et la législation répressive de 1902. Et à Aïn Torki même, une stèle commémorative a remplacé depuis l’indépendance l’ancien monument aux victimes européennes (dont les vestiges sont toujours visibles sur place) ; à sa proximité, un panneau peint figure un révolté à cheval qui brandit le futur drapeau algérien tout en évoquant le souvenir héroïque d’Abd-el-Kader (5).
Dans le champ culturel, dès 1976, la révolte de 1901 a inspiré pour partie le long métrage de Lamine Merbah, Beni Hendel (ou « Les Déracinés »), qui valut au réalisateur d’être célébré comme « le cinéaste de la révolution agraire ». Si l’on a pu alors reprocher au film de se conclure non pas sur une « vision de révolte collective » (6) mais sur le récit d’un règlement de compte tout individuel, il décrivait bien, transposé dans l’Ouarsenis, le processus d’expropriation des terres qui est à la racine du soulèvement du 26 avril.
Plus près de nous, le long métrage d’Amalia Escriva « Avec tout mon amour » prend le procès de Montpellier comme toile de fond et suggère avec finesse ce que fut le combat mené dans l’Algérie d’alors par de rares personnalités « indigénophiles » comme L’Admiral.
Associations, enseignants, érudits jouent aussi leur rôle de transmission au plus près de la population. En a témoigné, le 26 avril 2011, jour du 110e anniversaire de l’insurrection, la conférence à destination des enfants des écoles organisée pour la première fois à Aïn Torki, à l’issue de l’habituelle commémoration locale, par l’association féminine Nour oua Imen. Plusieurs exposés, dont celui d’Ahmed Benchérif – auteur d’un long récit, assez fortement romancé, de la révolte de 1901 (7) -, revinrent sur un passé qui a marqué toutes les familles du village, avant que l’instituteur Ahmed Amine improvise un parcours jusqu’au col de Tizi-Ouchir d’où le mouvement était parti.
Les acteurs mêmes du mouvement de libération nationale peuvent eux aussi tenir à renouer le fil de l’histoire sur la longue durée. On l’a vu avec le colloque « La Wilaya 4 historique, passé, présent et futur », organisé par la fondation Mémoire de la Wilaya 4 en juin 2012 à Aïn Defla pour célébrer le cinquantenaire de l’indépendance, en présence de combattantes et combattants des maquis de la région, parmi lesquels Baya Maroc ou Fatima Lalou, le colonel Youssef Khatib (Si Hassan) et Abdelalim Medjaoui. J’y ai donné une conférence traitant de la révolte de Margueritte comme « antécédent lointain de la lutte de libération nationale dans le Zaccar ».
Le réveil de l’intérêt pour l’événement de 1901 a été confirmé par la publication de l’ouvrage collectif algéro-français Histoire de l’Algérie à l’époque coloniale, par la traduction en arabe des Insurgés de l’an 1, comme par nombre de conférences ou interventions qui ont retenu l’attention de la presse écrite et audiovisuelle algérienne. Un exemple parmi d’autres : Hassan Arab, chroniqueur de la Chaîne 3 rencontré à Aïn Defla, a alors proposé que nous réalisions à Aïn Torki un long entretien commentant chacune des étapes du trajet suivi par les révoltés le 26 avril ; la sorte de film sans images qu’il a consacrée, en novembre 2019, à leur mouvement et au procès de Montpellier dans deux numéros de son émission « Les Jeudis de l’histoire » ne demanderait qu’à trouver une forme télévisuelle…
Se souvenir vraiment de Margueritte, c’est enfin, au-delà de l’analyse de la révolte comme mouvement collectif, toujours veiller à ne déposséder aucun de ses participants de son individualité propre. Bien des historiens aujourd’hui se soucient en effet, sans toujours pouvoir le faire faute de sources, de redonner la parole « à ceux d’en-bas », à ces « subalternes » souvent réduits à l’anonymat ou au silence dans des récits que nourrissent surtout des documents issus des dominants. Aussi, comme l’avait fait L. Flici, me suis-je tout particulièrement attaché à ne jamais traiter les acteurs du 26 avril comme une masse indifférenciée et à leur restituer tout ce qu’interrogatoires, dépositions, fiches signalétiques, dossiers du bagne pouvaient révéler de leur existence antérieure, de leur rôle exact lors de la journée du soulèvement, de leur expression personnelle au cours du procès et de leur sort individuel, souvent tragique, après le verdict.
Comme l’a souligné une récente communication aux « Rendez-vous de l’histoire » de l’Institut du monde arabe, le travail mémoriel (8) et historique peut s’appuyer sur l’importante couverture photographique donnée aux opérations de rétablissement de l’ordre colonial à Margueritte. Par delà leurs intentions initiales, ces images, massivement diffusées par la carte postale et la presse illustrée, prennent pour un regard d’aujourd’hui une exceptionnelle valeur documentaire. Elles attestent l’ampleur d’une répression ayant touché l’essentiel de la population masculine du douar tout en redonnant leurs vrai visage aux sous-prolétaires agricoles qu’étaient les acteurs de la révolte.
En outre, de manière inespérée, une quarantaine de lettres adressées au principal colon du village par plusieurs des révoltés depuis les prisons de Blida et de Barberousse ont récemment pu être retrouvées. On doit aux éditions El Kalima d’avoir publié dans la collection « Petits inédits maghrébins » cet ensemble d’un rare intérêt sur la détresse sociale et personnelle entraînée par la violence de la répression. Ce recueil y adjoint deux autres témoignages où s’expriment toute la dignité et la combativité des paysans de Margueritte face aux nouvelles menaces foncières dont ils étaient l’objet : la pétition adressée au président de la République moins d’un an avant le soulèvement de 1901, ainsi qu’un large extrait de la déclaration finale de Yacoub au procès de Montpellier. De précieux matériaux pour les « études postcoloniales » encore à venir…
Christian Phéline
Renvois
[1] Laadi Flici, médecin des pauvres, a été assassiné le 17 mars 1993 dans son cabinet de la Casbah.
[2] « La Révolution des Righas dans les études postcoloniales », Le Matin d’Algérie, 26 avril 2021.
[3] « Deux cas locaux de résistance paysanne à l’extension des terres de colonisation : la révolte de Margueritte (1901) et l’affaire des Beni-Dergoun (1895-1923) ».
[4] Sur cette remarquable figure d’avocat « indigénophile », mon ouvrage Un Guadeloupéen à Alger, Me Maurice l’Admiral (1864-1955), Riveneuve (2014), né d’une première communication au colloque « Réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale » organisé par l’association « Coup de Soleil » (Paris, avril 2013).
[5] En 2007, une seconde stèle a été mise en place au col de Tizi-Ouchir d’où était partie la révolte.
[6] « Correspondance », El Moudjahid, 2 février 1977.
[7] Marguerite, deux tomes, Publibook, 2008, et Édilivre.com, 2009 ; l’auteur vient aussi de publier, plus documenté historiquement, Le Procès des insurgés de Margueritte (Algérie), l’Harmattan, 2021.
[8] « Retour à l’ordre à Margueritte (26-28 avril 1901) : la médiatisation imagée d’une révolte et de sa répression », table ronde « Les images de l’Algérie entre conquêtes coloniales et résistances » organisée par Nicolas Schaub, 25 octobre 2020.