Site icon Le Matin d'Algérie

Mathieu Belezi raconte la conquête coloniale de l’Algérie

Mathieu Melezi

En Algérie comme en France, le mythe volontariste de « la réconciliation des mémoires » sature les esprits, les radios et les écrans, enfin, El-Mouradia et l’Élysée. Mais il ne s’agit que d’un mirage politicien destiné à mal nommer les choses, à se détourner de l’essentiel, à savoir les faits historiques qui, eux,  résistent au confusionnisme, au vol de l’histoire.

Les noces meurtrières d’une « mission civilisatrice »

Dans Attaquer la terre et le soleil, les personnages de Mathieu Belezi ont ce mérite de décrire leurs différentes expériences de la conquête coloniale française avec un langage clair, souvent d’une violence extrême, mais avec sincérité et sans artifice politiquement correct. Les hommes et les femmes qui habitent ce très remarquable roman racontent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont éprouvé, sans fierté ni remord aucun. Les uns témoignent d’une amertume profonde, les autres d’une cruauté sans bornes.

D’une certaine manière, ces premiers colons nous disent : « ne prêchez pas la réconciliation et la recherche d’équilibre. Dites seulement ce qui a eu lieu, limitez-vous aux faits et, surtout, soyez incroyants face aux élucubrations des politiciens et des intellectuels de cour ».

Deux voix habitent Attaquer la terre et le soleil. Deux histoires. Celle d’une femme et celle d’un soldat alternent, se regardent et entrent en dialogue tout en se tournant le dos. C’est ainsi que je veux lire et comprendre ce roman, comme un dialogue fictionnel suggéré par la fiction elle-même. Parfois, pour dialoguer, chacun doit sonder ses entrailles avec violence, jusqu’à la libération des voix assourdissantes qu’elles recèlent.

Ce n’est pas la « réconciliation des mémoires » qui intéresse ces deux êtres de fiction, mais les faits, eux, seuls, qui se suffisent à eux-mêmes.

Séraphine :

Je pleure.

Je pense à ce voyage dur, rude, durant lequel j’ai traversé la Seine et la Saône, et puis le Rhône, pour jeter l’ancre au port de Marseille. « Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand nous sommes arrivés et que nous avons vu la terre qu’il allait falloir travailler ».

Peu de temps après, j’arrive à Bône au bord du Labrador. Une traversée difficile. Le paradis promis par le gouvernement de la République est loin d’être réel. Moi et ma famille, sommes tous rompus de fatigue. On est dans un centre de colonisation agricole de ce Nord-Constantinois. C’est le début de la désillusion, de la fin. Je suis lucide. Cette terre est ingrate. Elle nous accueille avec ses intempéries qui vont durer trois mois : terrés comme des porcs dans leurs bauges, nos corps abandonnés à eux-mêmes sentaient les odeurs de pisse, de merde, de sueur, de chair humide qui macère sous l’accumulation des hardes jamais lavées.

Rude apprentissage de la vie en colonie.

Le soldat :

Je le reconnais d’emblée : « Nous ne sommes pas des anges ».

Jour et nuit nous servons la France et exécutons ses ordres. Et c’est bien pour cette raison que nous sommes encore en vie. Nous ne sommes pas des « civilisateurs ». Piller, violer, massacrer, ainsi le veut notre mission. Nous sommes bien incapables de compter les victimes de ces quinze années de conquête. Nous sommes bien incapables de faire le compte des victimes de nos enfumades, à commencer par celles du Dahra.

Je le reconnais bien volontiers : nous sommes des violeurs.

Je veux parler de Zahia, Hayet et Maïssa avec ma tendresse bien cruelle : elles sont notre butin de guerre. Nous barbouillons leurs ventres de sperme chaque nuit. Que dire encore de ces mauresques ! Elles n’ont d’autre choix que d’être dociles, ouvrir leurs cuisses aux soixante soldats pullulant dans le fondouk chaque nuit. Au réveil, elles peuvent se rincer les yeux dans les mares de sang. Nous avons tué tout le village.

Séraphine :

C’est déjà l’enfer.

Les premières vagues de chaleur arrivent, et avec elle le choléra.

Nous colons, tombons comme des mouches. Je les vois, sous la chaleur noire du soleil, sortir de leur maison, marcher à l’ombre des murs pour aller se soulager dans les latrines publiques. Mais, pris de vomissements et de diarrhées, ils ne pissent que du sang, se vidant ainsi de leurs matières intérieures pour laisser l’âme et poser leur corps au milieu des mouches et de la merde.

J’ai perdu mes deux fils. Enfin, je les ai tués. Ma foi s’effrite. Comment croire, après cela ? Rien n’est évident pour moi, maintenant, surtout la foi !

Le soldat :

De ma cruauté je parle.

C’est Noël, la fête de l’Enfant Jésus. C’est le moment d’attaquer le fondouk sur lequel notre capitaine pointe la lame de son sabre. Nous allons l’envahir, le piller et soumettre ses habitants, les tuer. Il faut trouver un endroit où passer Noël. Nous venons de l’attaquer avec une rage chrétienne, même si nous n’avons rien de catholique. Les Arabes sont à nos genoux, trente hommes. Il est à nous !

Dans cet hiver habillant les montagnes de neige, je reconnais que nous nous sommes enivrés du sang des bêtes, mais surtout de celui de nos ennemis. Après chaque journée de pillage et de massacre, chaque retour au fondouk ressemble à ce qui suit : « derrière nous des vautours ont déjà repéré les cadavres, et en silence, dans le grand silence chargé de neige qui descend des montagnes, ils viennent y plonger le bec ».

Séraphine :

Je parle, le cœur ensanglanté.

Je veux seulement rêver un instant. L’abbé Monin vient bâtir une église et la prospérité de la colonie croîtra autour d’elle. Confiant en Dieu, ses prêches encouragent la colonisation, les mariages catholiques et l’enfantement.

Mais ma foi n’est pas assez robuste pour croire à ces histoires. Elle s’effrite face à la rudesse du travail à la colonie. Je doute sérieusement de mon Dieu, de l’existence de Sa Justice. Je suis devant les tombes de mes deux fils. Je les contemple. Je leur demande pardon. C’est moi la meurtrière, avec ma démesure et mes illusions perdues. Ah la conquête, que cendre tu es, mirage, rage et désespoir ! Une mort certaine, malheureuse.

Le soldat :

Je le dis avec gaieté de cœur.

Je vois des villageois insurgés en train de se réfugier dans les hauteurs de la montagne. Ils y trouvent refuge, en s’introduisant des grottes très profondes. C’est un acte de défiance insupportable contre les Lumières que nous leur apportons. Ils ne veulent pas sortir de ces grottes. « On va les enfumer ! », crient les soldats. Vœu exaucé : « pris au piège tout au fond de ces grottes par l’asphyxiante fumée des feux, ils s’écroulent les uns après les autres, cherchant désespérément pour leurs poumons torturés une échappatoire à cet enfer ».

Dieu faisait autre cette nuit. Il n’a été d’aucun secours pour les « enfumés ». Les cris d’enfer s’élevant de ce brasier restaient sans réponse.

Séraphine :

Quand tout va mal, il faut rentrer chez soi.

Je suis au bout du rouleau, morte vivante. Je n’arrive ni à dormir ni à manger correctement. Le corps de mon mari, Henri, se fatigue et se fripe, sa poitrine se creuse. Nous courons vers notre perte, la perte fatale qui mène au trou d’où personne ne pourra jamais revenir. Regarde-nous Henri, lui dis-je, cette terre d’Algérie nous mange le corps, malheur de malheur ! les poumons, le foie, les boyaux du ventre, les reins, le cœur et bientôt elle dévorera notre âme avec le même appétit.

Je le confesse.

J’ai tué mes deux fils, ma sœur. Je leur promets de revenir le plus tôt possible, rapatrier leurs corps en France. Ils doivent reposer dans un cimetière catholique digne de ce nom. L’usure de la vie en colonie est fatale. Trois mois m’ont suffi pour préparer mon départ : jamais je ne suis retournée en Algérie pour récupérer les corps de ceux que j’avais tant aimés.

Faris Lounis

Journaliste indépendant

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Paris, Le Tripode, 2022, 160 pages., 17 €.

 

 

Quitter la version mobile