« Est-il encore vivant l’esprit de Jugurta ? Existe-t-il encore, ce Berbère que l’on continuait de chanter, celui qui, même vaincu, demeurait insoumis » Rebelle, Matoub Lounes.
Refusant de se soumettre à l’autorité du premier venu, Matoub Lounes s’est au fil des années, fait une solide réputation de rebelle. Il s’est en quelque sorte forgé une personnalité des plus fortes, pétrie dans un moule façonné par un héritage culturel et civilisationnel ayant toujours eu à modeler des défenses sans cesse réadaptées pour faire face à des conquêtes cruelles sans cesse renouvelées.
Le joug de l’injustice, à chaque fêlure rafistolé, a moulé une résistance inextinguible, à l’épreuve de tout champ de bataille, ancrée dans l’inconscient collectif de tout un pays. Matoub Lounes était le chef de cette résistance, lui qui avait une âme de leader avec une aura dont ne sont pourvus que les grands hommes, à l’image de tous ceux que l’histoire universelle a enfanté. Mais, il était en fait rebelle contre quoi ? La société ? L’ordre établi ? L’histoire ?
En réalité, sa rébellion était globale, si j’ose dire.
En ce qui concerne le milieu dans lequel il a vécu, il s’est d’emblée situé dans le camp de ceux qui voulaient opposer la dynamique du changement et de l’évolution à l’inanité de la stagnation avec ses surannés dogmes et obsolètes catéchismes.
Si d’aucuns parmi les intellectuels les plus en vogue de son temps considéraient que l’hypocrisie et la jalousie étaient des éléments structurants de la société kabyle, lui, il a vite fait de dénoncer les viles pratiques des tenants de l’ordre établi bâti sur des principes gothiques et désuets.
Au risque de choquer, il n’a pas rechigné à pointer du doigt les tares sclérosantes et les voiles étouffants dont sont drapées de supposées valeurs traditionnelles sacralisées à l’extrême, créant un embrigadement des consciences fatal à toute marche qualitative vers le progrès et l’émancipation.
Cette première rébellion a valu à Matoub Lounes ses premières inimitiés au sein même de sa communauté. Et même s’il n’en avait cure, ceci a contribué à accroitre en lui l’esprit critique et son art tout poétique de la dénonciation.
La culture-identité, son premier cheval de bataille, avait besoin d’une sorte de cure analytique de désintoxication et il s’est fait un point d’honneur de la mener à son terme. Premier pari réussi, même ses détracteurs le confessent : « Matoub avait raison, une société qui ne se remet pas en cause ne peut donner vie qu’à des familles qui reculent ».
Autre violon d’Ingres de Matoub, la politique. En fait, cette dernière s’est imposée à Lounes dès ses débuts dans la chanson. Mais, convenons-en, il ne s’accommodait point d’une politique rangeant la culture dans le coin le plus obscur d’un musée. La politique était pour lui un moyen et la culture une fin.
D’ailleurs, là aussi Matoub Lounes était réfractaire à toute politique trahissant en la reniant d’une manière ou d’une autre la cause qu’elle était censée défendre. Il ne pouvait pas être militant à suivre allégrement et aveuglément les directives de responsables ne répondant pas nécessairement aux mêmes objectifs que les siens, essentiellement et substantiellement centrés sur l’identitaire et le culturel.
La dissidence était pour lui une forme de résistance, espérant à travers elle situer les extravagances des objecteurs de conscience sans foi ni loi et de les remettre sur les vrais rails menant le train du changement de l’histoire vers sa véritable destination : la justice sous-jacent les libertés individuelles et collectives, culturelles et identitaires. Rébellion, dans sa lucidité d’esprit, ne voulant pas dire anarchie.
Cependant, les héros à la grandeur d’âme avérée ne réprimandent jamais les autres avant de suivre eux-mêmes une sorte d’auto-analyse psychanalytique à même d’extirper toutes les innées pulsions primitives héritées de l’enfance comme prix payé à l’inéluctable péché originel.
C’est là que réside le vrai mérite de Matoub Lounes et c’est ce qui fait la force sans pareille de son charisme : son éternel examen de conscience, exprimé avec sincérité à travers ses poèmes, a embelli son image dans l’esprit de ses concitoyens et l’a élevé au rang de héros inamissible immortel.
Néanmoins, la rébellion de Matoub Lounes avait des racines beaucoup plus profondes, dépassant même les limites de sa petite personne : la berbérité a enfanté une légion de valeureux rebelles.
De Donat à Matoub, l’histoire n’a fait que se régénérer. Sans cesse soumis aux attaques sanglantes de la puissance coloniale du moment, notre peuple ne pouvait se permettre le luxe, si je puis me permettre l’expression, de s’assujettir au risque de se dissoudre et de disparaitre.
Il est significatif d’ailleurs de signaler que tous les noms que notre histoire a eu à retenir, et à transmettre à la postérité, sont ceux de héros rebelles, révoltés contre l’arbitraire des différents conquérants qui ont eu à mener les multiples descentes punitives visant à mâter notre peuple afin de tuer en lui tout désir de vivre en paix, dans l’honneur et la dignité.
Matoub Lounes ne fait pas exception, il a perpétué la tradition, démontrant ainsi qu’on ne peut jamais stopper la montée d’un peuple vers les cimes où sont tapies les clés de la délivrance et de la victoire.
Etre rebelle, c’est avant tout refuser la tyrannie et le despotisme d’où qu’ils viennent, et ne jamais reculer devant les écueils posés par les dictateurs et les absolutistes. Matoub Lounesn’aurait certainement rien eu à reprocher ni à l’arabe ni à l’islam si cette langue et cette religion n’avaient été utilisées et instrumentalisées à des fins inavouées d’intérêts personnels et de domination.
Matoub Lounes était un humaniste, humble, un sentimental même, mais il était inflexible dès qu’il s’agissait de défendre le « nif » séculaire de son peuple et sa culture millénaire.
La rébellion de Matoub a beaucoup apporté à son peuple, sa révolte a profité aux plus démunis de ses semblables auxquels il a, jusque au sommet de sa gloire, toujours manifesté son soutien sans faille et sa solidarité indéfectible.
En refusant de revêtir la camisole confectionnée par les mains haineuses commanditées par des esprits étroits et indécrottables, Matoub a contribué à sauver son peuple de l’oubli : sa voix a retenti et résonné, et le fait toujours, aux quatre coins de la planète. Sa douleur et ses blessures ont enfanté des étoiles lumineuses qui nous guideront inéluctablement vers la victoire de la sève de laquelle se nourrissent nos espoirs, nous pour qui l’horizon est une porte ouverte sur des perspectives toujours pleines d’amour, d’humanisme et de fraternité.
Quoi qu’il en soit et quoi qu’on dise, il est réconfortant de voir que son « Anza », -dernier cri de l’homme assassiné entendu éternellement sur le lieu du crime-, interpelle toujours les vivants, perpétuant ainsi son souvenir et les idéaux pour lesquels il s’est sacrifié.
Son combat est ancré dans l’esprit de toutes les générations, y compris celle dite Tik Tok (ce qui augure du bon pour l’avenir), même si, hélas, son appel pour une « Algérie meilleure et une démocratie majeure » n’a toujours pas trouvé d’écho auprès des décideurs.
Youcef Oubellil
Ecrivain kabyle, algérien, africain et méditerranéen