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Matoub Lounès, une conscience amazighe en phase avec son temps

20 ans après son assassinat

Matoub Lounès, une conscience amazighe en phase avec son temps

« L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui, qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher », Albert Camus, Discours de Suède, 10 décembre 1957.

S’inscrivant dans cette définition camusienne de l’artiste, Lounès Matoub a fait de sa vie un véritable artisanat d’idées, de poésie, de voix, d’actions, de chants, d’écriture, d’amour, de combat et  de consciences aigues capables de résister aux séismes des mensonges et de négationnisme qui ont failli emporter son identité ancestrale. Nés en pleine mer, dans les eaux troubles, à savoir une Algérie sous le régime colonial français et une Kabylie qui n’a connu de tous temps qu’oppression, servitude et déni identitaire et culturel,  il lui fallait apprendre à ramer et aider son peuple à ramer pour ne pas mourir, et vivre pour créer.

Oui, vivre pour laisser aux générations ce totem de vie, ce bel ouvrage artistique qui n’en finit pas d’émouvoir et d’émerveiller vingt ans après la disparition de l’artiste. Rien de mystérieux, c’est juste que tout est fait maison.

Les ingrédients de ses chansons sont exclusivement issus du terroir, c’est tout simplement la misère de son peuple, la soif de liberté, la négation de ses origines et l’aspiration profonde à une vie meilleure et prospère, où sa langue Amazigh prend maternellement place pour nourrir chaque sarment de son peuple  qui est savamment, poétiquement et artistiquement agencés pour en faire ce beau tableau où chacun s’y reconnaît. C’est dans ces eaux troubles menaçant constamment sa vie et celle de ses siens, ce magma instable menaçant constamment l’identité de son peuple, l’âme de son origine et la sève de sa langue amazighe que Matoub Lounès a su faire de sa vie un véritable hymne à la résistance, un chant patriotique et tout simplement une sublime œuvre d’art.

En effet, en écoutant les chansons de Matoub Lounès que ce soit les textes de jeunesse ou ceux de ses dernières années, notamment son dernier album qui est très élaboré aussi bien sur le plan artistique qu’intellectuel, on aperçoit très rapidement cet aller-retour perpétuel et permanent, dont parle Albert Camus, entre l’artiste et les autres, autrement dit son peuple, ces autres qui sont opprimés, sans voix et bâillonnés.

Il est ainsi tout le temps à mi-chemin du travail artistique, de la beauté dont il ne peut se passer et la communauté berbère à laquelle il ne peut ni veut s’arracher. Il a su ainsi conjuguer l’exigence artistique en faisant des œuvres d’art magnifiques sur le plan musicale et poétique et les souffrances et les joies des hommes de son temps,  car il sait et a compris que son art ne doit pas être une «  réjouissance solitaire » pour reprendre Camus, mais une nécessité dans le sens où il doit porter magnifiquement ces voix qui ne peuvent ou ne savent pas hurler pour dire leur souffrance.

Il faut dire ainsi que le génie, la popularité et l’aura dont bénéficie aujourd’hui le chanteur vingt ans après son assassinat le 25 juin 1998, tient à l’immersion totale de l’artiste dans le giron de son peuple et sa communauté. Il n’a jamais essayé de s’extraire ni de se dérober aux situations difficiles de son temps. Il s’en est au contraire forgé son art et a tissé sa proximité avec ces femmes et les hommes avec qui il partage les mêmes souffrances et aspirations démocratiques. Son répertoire raconte les années 80 où le pouvoir héritier du régime colonial a tout fait pour faire disparaître les origines Amazigh de l’Algérie ainsi que la langue Amazigh en utilisant toutes les méthodes de répression : arabisation à marche forcée, interdiction de parler dans leur langue maternelle aux enfants kabyles en classe et à la récréation, interdiction de toutes traces de la langue Amazigh, diabolisations des écrivains kabyles, notamment Mouloud Mammeri, falsification de l’histoire en faisant un autre roman national où la Kabylie authentique est diabolisée et discréditée politiquement auprès des régions arabophones.

Militant constant et infatigable de la revendication de l’Amazighité comme langue nationale et officielle, où il est embarqué dès son jeune âge, le verbe incisif du chantre atteint sa culminance corrosive avec la chanson interdite  « yehzen lewad Aissi » (le Oued Aissi est triste) sortie après la répression de la marche du 20 avril 1989 par le pouvoir. Maintenant toujours la même exigence artistique, le répertoire de l’artiste s’est diversifié au fil du temps et des problèmes de son époque. Il a ainsi chanté  la misère sociale de l’Algérien qui ne peut pas subvenir à ses moindres besoins élémentaires à cause du pouvoir d’achat, toujours en ruées pour s’approvisionner d’une denrée de peur d’être en raréfaction du jour au lendemain, dénoncé les manœuvres politiques mesquines du pouvoir dont la seule visée est maintenir son peuple dans la rumeur permanente, la servitude, l’intimidation, le chantage, la « hogra », la manipulation, la privation afin de se maintenir en place.

Courageux et fidèle à ses engagements, les années noires du terrorisme où la mort rodait partout dans le pays, où celui qui sort le matin ne sait pas s’il revient le soir pour paraphraser Said Mekbel,  ont renforcé la détermination de l’artiste à rester à proximité des siens au péril de sa vie, de chanter leur souffrance quotidienne et la peur de mourir à tout moment. Ses positions envers l’islamisme abject, aveugle et obscurantiste et le pouvoir central accoucheur de ce monstre de Loch Ness sont restés inchangés. C’est au contraire dans le péril de sa vie et du naufrage de son peuple qu’il puisera les ressources qui nourrira son art. Les hommages rendus aux président Mouhammed Boudiaf et Tahar Djaout lâchement assassinés  (Kenza a Yelli = Kenza ma fille), qui sont d’une beauté qui force l’admiration, témoignent autant de la maturité artistique que de la maturité politique et intellectuelle de Matoub Lounès.

Enfin, pour conclure, si  Matoub Lounès appartient toujours à la postérité, c’est qu’il était déjà en avance d’une génération par rapport à ceux qui l’ont tué,  mais aussi parce que avant tout, c’était aussi un homme qui savait s’asseoir auprès des siens en écoutant leur musique, c’est un homme qui savait entendre les palpitations douloureuses de son peuple, partager les moments de joies et de souffrance en faisant des aller –retour entre son atelier de création et les turbulences traversant le voyage de son peuple, c’est aussi un homme attachant, débordant d’humanité et du goût pour le beau, un homme en phase avec la chanson de son peuple et du devoir de son temps.

Á vrai dire, il n’a fait que mettre en musique le texte de son peuple, et c’est en ça qu’il est un grand artiste, et c’est pour ça qu’il est un artiste du peuple, qu’il est aimé, admiré, célébré et adoré par ce peuple.

Auteur
Omar Tarmelit

 




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