Nous traversions toute la rue, jusqu’à la grande avenue pour aller acheter les zalamites et rendre la bouteille de lait en consigne.
Assis devant son magasin, sur la chaise en osier et l’éventail à la main, l’ipicié ne souriait jamais sinon qu’à ceux dont il pesait la commande par la grosseur du couffin.
Il grommelait à mon passage, visiblement insignifiant en flouses. Son regard d’aigle était malicieusement ensommeillé pour ne pas faire croire à sa vigilance.
Une fois entrés, on savait que M’hamed mettrait en marche ses yeux qu’il avait dans le dos et qu’il remarquerait la moindre batata en moins. Il avait une balance à poids dans le cerveau.
Mémoire d’un Oranais (18) : Tu es arabe, musulman, épicitou !
Pas de grandes discussions avec l’ipicié, il économisait ses mots comme il économisait ses sous. La parole n’est rentable qu’avec les gros couffins.
Alors il se faisait attendre, on ne sait jamais s’il pouvait vous arracher la dernière vente, le dernier espoir pour lui de rentabiliser la sieste que vous venez de lui gâcher.
Il s’approche du comptoir en bois aussi lourd que le trône du Dey d’Alger et prend avec dédain la bouteille de lait en consigne, en encaissant la nouvelle ainsi que les zalamites. Et pendant qu’il vous regardait d’un œil l’autre était dirigé vers la porte.
À peine avait-il rendu les quelques dourous de monnaie qu’il se précipite vers la porte en sortant son sourire commercial hilare, ses courbettes et ses chapelets de salamaleks.
Houari l’entrepreneur était rentré dans l’échoppe. Celui qui connaissait le coulounel et qui avait la première Mercedes du quartier.
Dès cet instant M’hamed était en transe, son tiroir-caisse allait danser. Sa nouvelle chachia qu’il allait s’acheter ferait pâlir de jalousie le commerçant d’en face, Sid ‘Ali. L’ennemi, le traître et le voleur comme il le répétait souvent à ses clients pour les dissuader de ne pas y aller.
Quelques années plus tard, le magasin de M’hamed fut tristement déserté, c’est que la mairie avait fait construire un Souk el Fellah en face des Halles d’Oran.
Mais n’allez pas croire, M’hamed, dourou par dourou, couffin par couffin et après des milliers de courbettes avait fini par construire sa villa au village avec un énorme garage.
Pas stupide, M’hamed, les zalamites et la bouteille en consigne, c’est lui qui les produirait dorénavant.
Depuis des années j’ai recherché un éventail comme celui de M’hamed, celui qui lui apportait la fraîcheur et chassait les mouches lorsqu’il était assis à la porte du magasin.
Je ne l’ai jamais retrouvé, comme ma jeunesse dans le quartier de M’hamed l’ipicié.
Sid Lakhdar Boumediene