Depuis plus d’une décennie, Michel Valkovic fait le pari audacieux de faire découvrir la littérature grecque moderne au public francophone. Traducteur passionné, éditeur indépendant et amoureux des mots, il a fondé Le Miel des anges en 2013 pour publier des textes de qualité souvent jugés « trop rares » pour les grandes maisons.
Poésie, nouvelles, théâtre, chants populaires… son catalogue témoigne d’une exigence et d’une curiosité sans compromis. Dans cet entretien, Michel Valkovic revient sur son parcours, ses choix éditoriaux, les défis de la traduction et de la diffusion, ainsi que sur ses conseils aux jeunes traducteurs et éditeurs désireux de faire connaître des littératures étrangères peu publiées.
Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a motivé à vous concentrer sur la littérature grecque moderne et à créer Le Miel des anges en 2013 ?
Michel Valkovic : J’ai découvert le grec moderne à trente ans, sans avoir jamais étudié le grec ancien, et suis tombé amoureux de cette langue. Je l’ai apprise avec passion, j’ai découvert une littérature très riche, encore largement méconnue chez nous, et me suis mis à la traduire trois ans plus tard.
J’ai beaucoup travaillé avec diverses maisons d’édition, grandes ou petites, avant de me décider à ouvrir ma propre boutique, pour deux raisons. Je voulais :
— publier certains textes de grande qualité, mais pas assez commerciaux pour intéresser les éditeurs existants ;
— travailler librement, sans être brimé dans mes choix ou devoir négocier à tout moment pour qu’on les accepte.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi la poésie occupe-t-elle une place importante dans vos publications ?
Michel Valkovic : La poésie est ce qu’il y a de plus difficile à vendre, donc elle reste sous-traduite.
Celle des Grecs est d’une richesse exceptionnelle en quantité comme en qualité. J’aime la poésie, je m’y plonge comme dans un bain délicieux. Traduire la poésie, c’est difficile, donc passionnant.
Le Matin d’Algérie : Vous publiez également de la prose et du théâtre. Comment sélectionnez-vous ces œuvres et quels critères vous guident ?
Michel Valkovic : Après avoir commencé par la poésie, nous nous sommes étendus à la prose, mais en évitant les romans : n’ayant ni distributeur, ni diffuseur, ni attachée de presse, nous ne pouvons pas leur offrir le public auquel ils peuvent prétendre. Nous nous limitons donc pour l’instant aux nouvelles, or il se trouve que les Grecs ont toujours eu d’excellents nouvellistes. Plus tard encore, nous sommes passés au théâtre, qui se vend encore moins, mais il importe que les textes existent sur papier pour séduire un éventuel metteur en scène.
Le Matin d’Algérie : Vos anthologies couvrent des poètes classiques et contemporains. Comment trouvez-vous l’équilibre entre ces deux époques ?
Michel Valkovic : Nous avons commencé par l’ultra-contemporain : une anthologie de poésie du 21e siècle en six volumes, soixante poètes en tout, et trois recueils présentant des jeunes nouvellistes… La production grecque actuelle est moins connue à l’étranger que celle du passé récent ou lointain, et j’ai toujours beaucoup de plaisir à découvrir de nouveaux talents. Mon envie de tout essayer, tout explorer, m’a bientôt amené à remonter peu à peu dans le passé. Nous avons actuellement une programmation équilibrée entre l’ancien et le nouveau. L’idée, c’est de tout faire connaître.
L’avantage de l’ancien, c’est que les textes tombent dans le domaine public soixante-dix ans après la mort de l’auteur, si bien qu’on n’a pas à payer de droits — les rapports avec les ayants-droits d’un auteur défunt sont souvent difficiles, et quand il est vivant, l’irruption d’un personnage nouveau et redoutable, l’agent littéraire, complique aussi les choses… Je n’hésite pas à retraduire les textes anciens quand je ne suis pas convaincu par les versions existantes. Il existait déjà deux versions d’Erotòcritos, splendide poème d’amour crétois du XVIIe siècle, mais j’ai été le premier à le traduire en vers. Ne pas le faire est selon moi une trahison grave. Je traduis toujours les vers réguliers en vers réguliers, avec les rimes s’il y en a. Mon édition intégrale des poèmes de Cavàfis, la septième, se justifie (entre autres) du fait qu’elle est la seule à respecter le choix du poète, qui a traduit certains poèmes en vers libres et d’autres en vers réguliers.
Le Matin d’Algérie : La chanson et les chants populaires grecs sont également présents dans vos collections. Pourquoi ce choix ?
Michel Valkovic : J’adore la chanson, pour moi ce n’est pas un genre mineur. Et là aussi, la Grèce a des trésors à nous offrir. Le Miel des anges propose quatre recueils de chansons : des chants populaires anciens qui sont des merveilles de poésie, deux volumes d’admirables chants rebètika — l’équivalent grec du blues, du tango ou du fado — et un volume de chansons plus récentes, elles aussi superbes, dont le titre dit tout : Chanson ou poème ?
Le Matin d’Algérie : Quels sont les plus grands défis de la publication d’auteurs grecs pour un public francophone ?
Michel Valkovic : La francophonie publie davantage de textes grecs que les autres zones linguistiques, ne nous plaignons donc pas trop, mais le travail n’en reste pas moins très difficile : l’État grec ne soutient pas nos éditeurs comme il le faudrait et la presse relaie très mal nos efforts. Les grands éditeurs, le Seuil et Gallimard par exemple, ne publient plus de prose grecque. Seules deux maisons de taille moyenne, Cambourakis et Quidam, font du bon travail, avec des collections grecques de qualité.
Le Matin d’Algérie : Comment travaillez-vous avec vos équipes de relecture, de maquette et d’impression pour garantir la qualité de vos ouvrages ?
Michel Valkovic : Le Miel des anges est une structure minuscule. Nous avons démarré à deux, ma compagne et moi. Par chance, elle est graphiste ! Pendant dix ans nous sommes rentrés dans nos frais sur la base du bénévolat, grâce au soutien de diverses institutions. Notre Centre national du livre, notamment, fait un immense effort en faveur de la littérature étrangère. Un grand merci à lui. Il y a trois ans, cependant, j’ai décidé de rémunérer mes collaborateurs. Je paie désormais à peu près décemment mes maquettistes, ma correctrice et d’éventuels traducteurs invités. Nous travaillons depuis le début avec un imprimeur ami, basé près d’Athènes, qui nous sert aussi de distributeur pour la Grèce, et les livres nous arrivent en camion deux fois l’an. Je perds désormais pas mal d’argent, mais sans regret. Ma richesse est ailleurs.
Le Matin d’Algérie : Quels projets récents ou à venir vous enthousiasment le plus pour le Miel des anges ?
Michel Valkovic : Après plus de quarante ans de traduction et douze ans d’édition (130 titres au catalogue !), j’ai réalisé pratiquement tous mes rêves. L’envie de traduire, cependant, est toujours là, et j’attends de l’avenir l’arrivée de nouveaux auteurs qui me surprendront et me raviront — ou la découverte d’auteurs oubliés que je ferai revivre.
Le Matin d’Algérie : Comment voyez-vous l’évolution de l’intérêt pour la littérature grecque contemporaine dans le monde francophone ?
Michel Valkovic : La période de la dictature (1967-1974) a suscité un certain intérêt pour la Grèce, lequel est retombé par la suite. On ne peut pas dire qu’actuellement les lecteurs se précipitent…
Le Matin d’Algérie : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes éditeurs ou traducteurs qui souhaitent faire connaître des littératures étrangères peu publiées ?
Michel Valkovic : Traducteurs, soyez attentifs à ce qui se publie dans l’autre langue. Constituez-vous un réseau d’informateurs fiables. Proposez à nos éditeurs des traductions excellentes. Faites circuler votre travail sur Internet, en créant si vous le pouvez votre propre site. Les poèmes que je mets en ligne sur le mien, www.volkovitch.com, sont allègrement pillés un peu partout sur la Toile. Faites-vous des amis dans le milieu des traducteurs et de l’édition. Ne vous découragez pas. Ayez une obstination démoniaque et une patience d’ange !
Éditeurs, soyez à l’écoute des traducteurs. Ils sont en général bien informés et de bon conseil.
Entretien réalisé par Djamal Guettala
Au Salon du Livre de la Métropole à Marseille
Stand des éditions Miel des Anges

