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Mohammed Dib : à l’origine de la “trilogie”

Mohammed Dib

À l’origine de l’écriture romanesque de Mohammed Dib, une trajectoire politique qui s’inscrit par son parcours de militant communiste. Former à l’école du Parti communiste algérien (PCA), son premier contact avec l’idéologie révolutionnaire fut certainement M. Roger Bellissant, son enseignant et futur beau-frère.

Tout comme l’on évoque dans ce cycle de la formation politique personnelle chez Dib, M. Emile Janier, un militant catholique et disciple de Louis Massignon et animateur des Enquêtes Sociales Nord-Africaines, durant les années 1930.

Mohammed Dib n’a, de son vivant, jamais renié son appartenance philosophique et politique, son entourage le plus pro-Parti communiste. Son imaginaire renfloué, lui, de matières issues de sa formation, ses lectures et son militantisme syndical.

En 1955, Dib rédigera un texte pour la revue culturel du Parti communiste français, La Nouvelle Critique (1), sous le titre de Prolétaires algériens. Éléments d’enquête, traitant sur 19 pages et 62 paragraphes, du contexte économiques, du travail des femmes et du travail des hommes, ceci en plein déclenchement de la lutte armée. Dans ce contexte, l’article devient une contribution militante s’ouvrant par une précision au lecteur, que l’intention de son  auteur, n’est celle de brosser un tableau général de la situation laborieuse des Algériens, « loin de moi l’idée d’un projet aussi ambitieux » (p.173), mais de livrer quelques observations directes, « prises sur le vif » (Idem) se rapportant aux travailleurs musulmans, dont essentiellement « les travailleurs femmes de villes » (Idem).

Les « femmes » de Mohammed Dib

La lecture attentive de cette enquête sur Le travail des femmes, nous éclairs un peu plus sur les personnages de Dib a réellement connu, le long de son parcours de militant et qu’il intégra dans ses différentes fictions littéraires.

1) Rhadidja : Une grande femme « à la charpente puissante (parait avoir 45 ans) » (p. 180). Le visage ressemble à celui d’une sculpture védique, «mais sans en posséder la sérénité : une expression  crispée est fixée sur tous ses traits» (p.180). Une femme qui vit seule, «n’a de charge qu’elle-même» (Idem). Elle est mariée, mais son mari la quitté il y a plusieurs années. Elle a une fille mariée, avec enfants et

«De temps en temps, les petits-enfants viennent demander a leur grand-mère un morceau de pain, discrètement pour ne pas éveiller la curiosité des voisins» (Idem).

Nous devinons, à travers cette pauvre femme, le personnage d’Aïni du quatuor romanesque dibien. Une femme soumise au diktat de son propriétaire en lui augmentant chaque mois, de 400 francs à 800 francs de l’époque. Rhadidja travaille tous les jours et ne se nourrit que d’un morceau de pain et d’une tasse de café à midi et le soir, le temps de s’acquitter de sa dette qui s’élève à 6 mois de loyer non payé.

Rhadidja (Aini) n’obtient que 15 jours d’ouvrage sur 30 et elle passe des mois sans travail. Au mois de Ramadan, elle jeûne presque 24 heures. «C’est à peine si elle mange, à l’heure de la rupture du jeûne, un peu de couscous au beurre qui tiendrait dans le creux de la main» (p. 181).

C’est la femme qui travaille durant toute son existence (Dib) et le jour où elle deviendra complètement aveugle, « mieux vaudrait pour elle qu’elle meure » (Idem).

2) Menoune : A une vingtaine d’années, grande blonde, bien en chair « avec quelque chose d’une Flamande » (p. 182). Elle est orpheline de père depuis l’âge de 10 ans. Son père, un conducteur de camion à chevaux est mort laissant derrière lui une femme et six enfants. Dès l’âge de 10 ans, Menoune a travaillée dans une fabrique de tapis. Elle vit avec sa mère et ses deux frères de moins de 13 ans.

Elle a trois sœurs plus âgées qu’elle, qui sont mariées. La mère de Menoune fait différents petits travaux qui lui rapportent 1.000 à 1.500 francs. Les quatre personnes occupent une seule pièce dont le loyer est compté à 1.000 francs par mois, 400 francs en gros pour l’électricité. L’eau potable est prise au niveau d’une fontaine publique, pour le reste, il y a l’eau du puits à l’intérieur de la maison commune. Les besoins quotidiens, pour ces quatre personnes, s’élèvent à 8.000 fr. pour le travail à deux.

3) Safia : Une veuve qui vit avec  sa fille qui travaille dans une manufacture de tapis. Elle travaille 8 heures par jour et gagne 225 francs. Safia, elle, travaille dans une huilerie et fait partie de l’équipe de femmes qui manipulent les olives destinées aux conserves. Celles avec qui elle travaille ont toutes au-delà de 45 ans, 60 pour la plupart. La tâche de ces ouvrières consiste à décharger les camions, qui arrivent pleins, dans des paniers de 20 kilos environ qu’elles transportent sur leurs épaules. Un travail de saisonnières, qui ne dure que 6 mois /année, de novembre à mai. « Impossible de figurer comment s’effectue ce labeur de forçat, ni les horribles conditions qui l’accompagnent » (p.184), écrit Mohammed Dib.

4) La domestique : Au départ, Mohammed Dib se pose des questions sur l’origine de cette catégorie sociale, « d’où viennent-elles, d’où sortent-elles ? » (p. 185) ces femmes qui travaillent dans les maisons et bureaux privés. Les faits sont là, les uns sont originaires de populeux quartiers indigènes comme par exemple la Casbah d’Alger, les autres de villages nègres ou de bidonvilles, d’autres enfin sortent de grottes de troglodytes. Et Mohammed Dib de décrire, «voilà un être qui émigre pour quelques heures d’un monde souterrain, grouillant, déchiré et déchirant, vers un monde clair et rayonnant, où règne l’ordre, la netteté, le confort » (p.185).

Cette domestique gagne 200 francs pour cinq heures de travail par jour et son salaire varie entre 3.000 et 6.000 francs le mois.

Mohammed Dib n’omettra pas de rappeler que ces femmes, faisant partie du système de l’exploitation coloniale, répondant en fait, à ceux qui invoquaient les traditions islamiques, les prescriptions religieuses, les institutions familiales, afin « d’embastiller la femme musulmane dans son foyer » (p.187), et ce sont ceux qui méconnaissent tout simplement la réalité et continuent à développer des théories qui n’ont rien à voir avec les faits, explicite l’écrivain-journaliste.

Le travail des hommes

L’expansion coloniale et sa grande industrie européenne, note M. Dib dans son article, n’a cessé de chercher des débouchées afin d’assurer ses marchés et favoriser l’accumulation accentuée de son capital. Face aux mêmes caractéristiques que celle de tout prolétariat de n’importe quel pays, « les travailleurs musulmans, en Algérie, sont uniformément classés dans les catégories inférieures de l’échelle professionnelle » (Idem).

Au premier constat, Dib indique que la formation professionnelle est refusée aux travailleurs musulmans, qui ne sont pas moins aptes que quiconque à remplir n’importe quel emploi, insiste-t-il dans son enquête.

Ils sont 80.000 travailleurs dans les services publics, 300.000 dans l’industrie et le commerce, touchant entre 70 et 86 francs par heure, contre 115 francs en France. Sur 100 travailleurs musulmans, on compte 48 manœuvres, alors que sur 100 travailleurs européens, en Algérie cette fois, on en compte que 8 manœuvres. La discrimination et l’esclavage sont de rigueur dans cette économie coloniale, qui en encourageant les dépeuplements des campagnes, bénéficient d’une main-d’œuvre à bon marché dans le but de parfaire son exploitation dans la culture des vignes (410.000 ouvriers agricoles, plus les saisonniers), le bâtiment, le terrassement et la réfection des routes.

Enfin, Mohammed Dib s’interroge sur les solutions, les mesures et les remèdes à porter à cet état d’exactions des choses, « en dehors des gestes, conclut-il, de charités, individuels ou collectifs, des secours distribués par les bureaux de bienfaisance ou par des organismes officiels » (p.191), la solution s’est nettement formulée ailleurs, elle a été enclenché par les événements qui suivirent la rédaction et la parution des Éléments d’enquête, automne 1955 et en pleine recrudescence de la lutte armée pour l’affirmation de l’identité politique nationale.

Note

1 – La Nouvelle Critique, numéro 68 (7e année), de septembre-octobre 1955, pp. 173-191.

Mohamed-Karim Assouane Université d’Alger 2
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