Après vingt-deux ans de silence discographique, Mohand Aouarhoun revient là où on ne l’attendait plus : au cœur de la scène kabyle, avec un album aussi épuré qu’essentiel, Asteqsi. Dans un paysage musical souvent dominé par l’urgence de produire, cette absence prolongée prend des allures de geste artistique rare. Mohand Aouarhoun n’est jamais revenu pour faire du bruit, mais pour faire sens.
Le clip de Asteqsi, mis en ligne le 25 juillet 2025, marque ce retour comme un événement. Dès les premières notes, l’émotion est palpable. Le titre interpelle, questionne, invite chacun à une introspection : Asteqsi, c’est « interroge-toi », mais aussi « interroge le monde ». En quelques minutes, le ton est donné : Mohand Aouarhoun ne revient pas pour refaire le même disque, il revient avec des convictions, une lucidité aiguisée et une voix encore plus habitée.
Le reste de l’album suit cette ligne de force. Yir tagwnit donne la parole à un vieux du village, qui répond aux jeunes par un regard acéré sur les maux qui rongent la société : perte de repères, dégradation de l’environnement, inerties politiques. Mohand Aouarhoun y convoque la parole des anciens non pas pour condamner, mais pour éclairer.
Dans Uguren n innig, c’est l’exilé sans papiers qui parle à travers la voix du chanteur. Entre douleur de l’absence et espérance ténue, cette chanson incarne avec sobriété la complexité de l’exil, ses blessures profondes, ses silences lourds de sens. Le contraste entre la dureté du propos et la douceur musicale crée un effet bouleversant.
Lvisa, dans la continuité de ce regard social, interroge les raisons du départ : pauvreté, sentiment d’abandon, rêves confisqués. Mohand Aouarhoun donne ici une profondeur humaine à ce qui, trop souvent, est réduit à des chiffres ou à des discours administratifs.
Enfin, Yir ray, plus intime, évoque les errances de l’individu face à ses choix. Il parle à chacun, dans ce va-et-vient entre cœur et raison, impulsion et regret. Cette chanson fait écho à une sagesse populaire kabyle qui sait que vivre, c’est souvent se tromper — mais continuer tout de même.
L’impact de ce retour dépasse largement le cadre musical. Dans une scène kabyle en perpétuelle évolution, tiraillée entre tradition et modernité, Mohand Aouarhoun représente une voix singulière : enracinée, mais ouverte ; poétique, mais jamais déconnectée des réalités. Il insuffle un souffle de maturité dans un univers souvent soumis à la tentation de la facilité ou de la répétition.
Asteqsi est bien plus qu’un album : c’est une œuvre qui questionne, qui rappelle que la chanson kabyle a toujours été porteuse de sens, de mémoire et de résistance. À l’heure où beaucoup d’artistes préfèrent l’évitement des sujets sensibles, Mohand Aouarhoun fait le pari du verbe engagé, sans lourdeur, avec finesse. Il poursuit ainsi la tradition des grands auteurs-interprètes comme Matoub Lounès ou Idir, en y apportant sa propre couleur, faite de retenue, d’élégance et de justesse.
Son retour est aussi une réponse implicite à la soif du public pour une musique qui parle vrai. Les premières réactions, tant sur les réseaux que dans les cercles mélomanes, montrent que ce nouvel album touche une corde sensible, qu’il résonne avec une génération en quête de repères et avec une autre qui retrouve une voix familière, fidèle à ses valeurs.
Par-delà son aspect musical, Asteqsi s’impose comme une œuvre de transmission. Transmission d’un regard, d’une mémoire, d’une manière de faire de la musique sans compromission. À l’heure où tout s’accélère, Mohand Aouarhoun rappelle que la lenteur est parfois gage de profondeur. Que l’absence peut être fertile. Et que certaines voix, même lorsqu’elles se taisent, continuent de résonner.
Ce retour n’a donc rien d’un simple come-back. Il est le prolongement d’une démarche artistique intègre, patiente, exigeante. Et il redonne à la chanson kabyle ce qu’elle a de plus précieux : la capacité d’émouvoir, de faire penser, de faire espérer.
Le retour de Mohand Aouarhoun avec Asteqsi n’est pas qu’un événement musical ; c’est un moment de résonance culturelle. Dans un monde où tout semble s’accélérer, où la superficialité tend à recouvrir la substance, Mohand Aouarhoun rappelle, à sa manière, que l’art peut encore être un lieu de réflexion, de transmission et de beauté. Son absence prolongée n’a pas affaibli sa voix, bien au contraire : elle l’a rendue plus dense, plus mûre, plus enracinée dans l’expérience humaine. Chaque chanson de cet album est une pierre posée sur le chemin de la mémoire collective kabyle, mais aussi une invitation à regarder en face les réalités d’aujourd’hui.
Asteqsi n’est pas un album nostalgique ; c’est une œuvre en prise directe avec son temps. Elle interroge la société, ses dérives, ses douleurs, mais aussi ses espoirs. Elle parle d’exil, de jeunesse perdue, de choix personnels, de deuils silencieux. Et pourtant, elle n’est jamais lourde. Grâce à une écriture fine, à une musique à la fois sobre et maîtrisée, Mohand Aouarhoun parvient à nous toucher sans forcer, à nous parler sans nous sermonner. Il fait confiance à l’intelligence de son auditeur. Il prend le temps, et nous invite à faire de même.
Dans un paysage musical souvent saturé d’effets, d’immédiateté et de sons interchangeables, Asteqsi surgit comme un rappel : la musique peut encore avoir du sens, de l’âme et de la tenue. C’est la voix d’un artiste qui n’a jamais cessé de chercher, d’aimer, d’interroger. Et qui revient, plus que jamais, avec le désir non pas de séduire, mais de partager.
Ce retour tant attendu est une promesse : celle que la création sincère, enracinée et poétique peut encore trouver sa place, toucher les cœurs et contribuer, discrètement mais durablement, à faire grandir les consciences. Et cela, à une époque où tout pousse à l’oubli, est sans doute l’une des plus belles victoires de Mohand Aouarhoun.
Brahim Saci
ASTEQSI