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Mon grand-père est-il vraiment mort pour un drapeau ?

REGARD

Mon grand-père est-il vraiment mort pour un drapeau ?

Je me suis toujours demandé si mon grand-père, martyr, combattant d’honneur pour la liberté de l’Algérie assassiné par l’armée française d’une balle au milieu du front quand mon père n’avait que 8 ans, est vraiment mort pour le drapeau de l’Algérie ou pour la liberté, sa dignité et celle des siens, la justice et le droit de disposer de sa terre et de son pays souverainement.  Parce que nous avons toujours été enfarinés par l’idée du drapeau et de l’Algérie avant tout, à la place des Algériens et Algériennes avant tout. 

Il suffit d’y mettre un peu de raison et l’on réalise qu’en fait l’idéologie drapeautique est le carburant efficace de la dictature. Pour que personne ne foute le nez dans leurs sales affaires, ils ressortent au moindre pépin l’idée d’un drapeau sacré à la place des hommes et des femmes dont c’est la vie et la dignité qui devraient être sacrés. 

J’enseigne dans une école franco-ontarienne au Canada. Il y a généralement trois drapeaux dans la cour ou près de chaque école : le drapeau canadien, ontarien et franco-ontarien. Quelquefois, en d’autres lieux, il y en a encore davantage. Eh bien, n’en déplaise aux idéologues de l’Algérie des constantes, il n y a aucun de ses trois drapeaux qui soit sacré et pour cause, ce sont les personnes à l’intérieur de l’école qui sont sacrés. Quand bien même est respectable l’idée ou le combat à l’origine du drapeau, il n’en demeure pas moins que l’étendard (ou les étendards) en question n’est in fine ni plus ni moins qu’un tissu. Un étendard symbolique certes, mais un tissu quand même. Un tissu pour lequel ou à cause duquel personne ne mérite de mourir, d’être violenté, ostracisé, vilipendé ou mis en prison. 

Je n’ai jamais rencontré un Canadien ou un Québécois qui me parle du drapeau. Quand on est citoyen, que l’on sait ses droits et responsabilités, que l’on est convaincu de l’utopie pour laquelle on œuvre et aspire, le reste est littérature. 

À la vérité, la sacralité du drapeau est l’arme de l’autoritaire ou du dictateur pour coudre les clapets, fouler aux pieds la citoyenneté et le citoyen, asservir au nom de la référence et de la date, embobeliner au nom de la mémoire et de la constante, afin de jeter aux calendes grecques les aspirations légitimes des hommes et des femmes, le rêve de justice, d’égalité et de démocratie. 

C’est là qu’on réalise l’ampleur des dégâts infligés par « le système » au cerveau algérien. Pour désacraliser la vie humaine, pour la légitimation doucereuse de l’exaction et de l’asservissement de tout un peuple, ils ont à la trouvaille du tissu. Pourtant, au fond de nous, je veux dire entre nous et nous-mêmes, quand l’individu s’affranchit du boucan et de l’irrationalité de la foule, on aboutit à l’idée qu’un tissu n’est ni plus ni moins qu’un tissu et que sa valeur, sa vraie valeur, me dit mon ami le philosophe : « Est le prix avec lequel il a été acheté. Imagine un peu si chaque être humain ayant brûlé le drapeau américain est mis en prison ou assassiné, combien d’êtres humains resteraient-ils sur terre ? » 

Mon grand-père est mort pour une idée, un idéal, une Algérie, oui, juste, digne et respectueuse de tout un chacun. Personnellement, je doute même qu’il sache comment est fait le drapeau d’alors. Il est né pendant la colonisation et est mort pendant la guerre anticoloniale. Il a donné sa vie pour les siens, pour quelque chose d’encore plus grand qu’un tissu. 

Quand Macron dit que le système rentabilise la mémoire, il dit vrai. Je m’en fous de son idée derrière la tête, l’écrasante majorité des Algériens le pense. Du reste, j’ai posé cette question à mon père : est-ce qu’il en veut à la France de lui avoir ravi son papa à un si jeune âge ? Sa réponse est simple, rationnelle : « Oh! Je ne m’en souviens pas. En même temps, je ne peux accuser les Français d’aujourd’hui de ce qu’ont fait leurs parents et grands-parents. »

L’idéologie drapeautique est donc de la farine. De la poudre aux yeux pour ne pas rendre des comptes. Pour continuer à jouir du droit seigneurial de pucelage sur le peuple. Pour qu’on dise le drapeau algérien à la place de l’Algérien et de l’Algérienne. Parce qu’un drapeau est un tissu. Et un tissu si tu as une blessure et que tu saignes et que tu n’as aucun tissu hormis l’étendard, eh bien, c’est aussi simple, tu ne penses plus que le drapeau soit autre chose qu’un tissu. La raison.

Les sociétés avancées ne cimentent pas le sentiment d’appartenance de leur peuple ou de leurs peuples en usant d’un tissu, quand bien même beau, chatoyant, multicolore et tout ce que l’on veut, mais en assurant un minimum de partage juste, un minimum d’égalité, de redistribution de la richesse nationale, un minimum de reconnaissance de la diversité et de la différence des uns et des autres… 

Et c’est pour cette raison que tu n’entendras pas – ou rarement – un Suédois, un Danois, un Norvégien, un Canadien, un Suisse se gargariser la vie durant de la sacralité, divinité ou Dieu sait quoi de son drapeau. Quand on vit bien, on vit ; quand on vit mal, on passe son temps à compenser le manque par les mots, à se justifier, à fabriquer des ennemis… 

« La volonté de puissance » explique Nietzsche, son auteur, est cette pulsion qui anime l’homme pour aller dans son meilleur, pour explorer sa force et aller toujours plus haut, être toujours plus fort, plus lucide, plus intelligent ; et le surhomme n’est pas arrogant, il n’exerce pas sa puissance pour asservir, il ne s’en rend même pas compte ; il le fait parce que simplement il est puissant, et la vie est ainsi.

Un philosophe, pour expliquer ce concept, a recours à un exemple bien concret : « Les pratiquants d’arts martiaux sont en général des gens calmes, posés, pacifiques ; ils ne font jamais preuve de violence pour démontrer qu’ils sont forts; ils savent qu’ils sont forts; alors ils se contentent d’être ce qu’ils sont, des surhommes »

Autrement dit, les pays où il fait bien vivre, où les gens ont la dignité en plus du pain et de l’eau, où ils n’attentent à aucun dieu quand ils ne pensent pas comme les autres, ne passent pas leur temps à dire aux autres regardez qui nous sommes; parce qu’ils sont déjà tout ce qu’il y a de respectueux et de respectable; ils n’ont pas besoin de planter un drapeau à chaque fenêtre et de réciter par cœur leur hymne national. Du reste, souvent, ils ne le connaissent même pas. 

C’est triste de penser que nous en sommes encore, en Algérie, à violenter ou à mettre en prison des gens qui portent un drapeau berbère sous prétexte qu’il attente à l’unité de la nation et tutti quanti. Voici la marre où nous pataugeons encore au 21e siècle quand d’autres pays sacralisent plutôt le droit à la différence, à la diversité, aux identités conciliatrices pour inventer des terres qui font rêver l’humanité, à commencer par ceux qui sacralisent un tissu et la connerie de l’unicité. 

Un sentiment d’appartenance puissant se passe du tissu. Si les Algériens et Algériennes étaient heureux, ils ne verraient plus des ennemis partout; ils n’auraient pas le temps; ils vivraient à la place. 

Bref, nos martyrs sont morts pour la liberté, la justice, la dignité et non pour un tissu ou idéologie drapeautique. 

Auteur
Louenas Hassani, écrivain

 




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