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« Monzami » : complaintes et nostalgie (20)

Valise

Image par Ilo de Pixabay

À son retour dans la brasserie, tout le monde a déjà joué ses favoris. C’est une autre étape de la journée qui commence après le déjeuner, celle où tout le monde s’affaire autour du juke-box. Ce centre d’attraction où toutes les souffrances se rassemblent pour se ressembler et fusionner en douleurs et en larmes.

Ce bijou de technologie qui semble contenir tant de nains à l’intérieur et qui chantent tous en kabyle. Les voix de Slimane Azem, de Bahia Farah, d’Ahçène Mezzani et d’Akli Yahiatène fusent de cette boîte magique, amplifiant la nostalgie de chacun. La bien-aimée est au bled. Comment ne pas ressentir de la tristesse quand cette nostalgie est saturée par ces complaintes d’une justesse implacable ? Le thème de la séparation revient en permanence. Les refrains sont quasiment identiques. Seule l’intonation et les voix changent. Tous ont pour espoir de décrocher le tiercé le soir et de réserver le billet retour le lendemain.

Souvent, les hommes ne retiennent pas leurs larmes quand la voix de Bahia Farah surgit du juke-box, en complaintes cruelles, celles de la femme délaissée, restée au bled pour ne rien faire d’autre qu’attendre le retour de son bien-aimé, parti au loin pour décrocher lune et fortune : « ay’uzyin tex’da3 iyi… » (Ô mon bel homme, tu m’as trahie) ; dépit et sanglots s’intensifient au moment où le timbre de Slimane Azem décline, en lamentations tout aussi cruelles, ses propres souffrances, celles d’un exilé malmené qui n’a aucun contrôle sur sa propre destinée : « A tuzyint ur d im xedmaɣ, d’zhar i xussaɣ … » (Ô ma belle, je ne peux rien pour toi, c’est ma chance qui ne me sourit pas…) Combien de larmes, combien de sanglots cette chanson n’a-t-elle pas déclenché. Chaque émigré la fait sienne. Elle raconte l’histoire de chacun, la vie de tous.

Un règlement de comptes à distance dans un glossaire de mots simples entre un exilé et sa bien-aimée laissée au pays. Un échange si poignant qu’il était impossible pour l’immigré de ne pas frissonner et larmoyer en l’écoutant tout en maudissant les saints de l’Univers pour cette dure vie d’exil qu’on croit, au pays, être le paradis. C’était tout cela, le titre « aṭṭas i sebraɣ» (J’ai trop patienté), chanté en duo par Slimane Azem et Bahia Farah.

La justesse des paroles de ce titre d’anthologie amplifiait les souffrances et les tourments d’un exil implacable pour l’ensemble de ces communautés qui vivaient en autarcie dans ces hôtels-brasseries, souvent froids et insalubres.

Avec la voix passionnelle et prodigieusement délicate de Bahia Farah, « aṭṭas i sebraɣ » est sans doute le titre qui a le plus marqué les générations d’exilés kabyles de l’après-guerre. Compactés dans des enclaves de bars-hôtels, leurs vies se consumaient à petit feu, loin de leurs familles. Accrochés au rêve d’un retour en fanfare à la terre natale et à l’espoir de finir leurs jours auprès des leurs, une fois nantis de toutes sortes de magots.

Les journées et les semaines passent. Le train-train s’installe pour Hocine. Le quotidien est désormais rythmé par le même rituel : marchand de tapis, le jour, bière le soir, amertume et solitude la nuit. Et la fortune tarde à venir…. (à suivre)

Kacem Madani

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