Les semaines s’ajoutent aux mois et bientôt aux années. Il n’a pas encore accumulé assez d’argent pour envoyer quelconque mandat. Un jour, il avait bien réussi à mettre de côté cinquante francs, après avoir réglé tous ses crédits. Le mois de juin est là. C’est enfin l’été. Les journées sont plus longues, mais le rituel ne change pas.
Et toujours pas de combinaison gagnante au tiercé. Le désespoir commence à s’installer quand il reçoit une lettre du bled qui lui apprend que les provisions commençaient à manquer. Il décide d’écrire à tonton Ahmed :
Cher xali Ahmed,
Je t’écris ces quelques mots pour te faire savoir de mes nouvelles. La santé est bonne. Dieu merci. J’espère que vous de même.
Cher oncle, je travaille dur mais pour l’instant, je n’ai pas mis assez d’argent de côté pour envoyer un mandat.
Je te prie de bien vouloir me rendre service et acheter un quintal de semoule et quelques litres d’huile d’olive pour mes enfants. Je te rembourserai dès mon retour, si Dieu veut.
Bien le bonjour de ma part à toute la famille.
Ton neveu Hocine.
Un jour, la nouvelle tombe. C’est Ahmed qui appelle. Le téléphone coûte trop cher pour se permettre des blablas inutiles. Il ne prononce que deux mots : « Yemut Omar » (Le petit Omar est décédé), et raccroche.
Quand Hocine apprend la nouvelle, il est désemparé. Déjà qu’il avait du mal à accepter le décès de son père, quelques années auparavant, et voilà que la mort frappe encore pour emporter son petit dernier. Le destin s’acharne contre lui. Ce n’est pas juste. L’amertume le gagne. Il en veut à tous les dieux et tous les prophètes de l’univers.
Lui, le bon croyant est soudainement envahi de doutes. Tonton Ahmed avait raison. Mais que faire ? Rentrer sans le sou et se retrouver la risée des villageois après des années de séjour dans un pays que l’on croit être cet éden qui n’attend que votre motivation pour vous combler de toutes sortes de bienfaits ? Rester et continuer de faire semblant que tout va bien alors que tout va mal ? Il n’arrive plus à se concentrer. Tout devient diffus. Rien ne circule dans sa tête sinon des idées noires. Les vertiges le gagnent, c’est la gueule de bois avant même d’avoir consommé quoi que ce soit. Et comme toujours, pour noyer ses souffrances, la bière est là…
DEHBIA
Dire que Dehbia est inconsolable serait un euphémisme. Sa mère est à ses côtés depuis ce jour maudit où son petit Omar a rendu son dernier souffle. Elle en veut à la Terre entière. Elle en veut à son mari. Elle en veut à ce destin qui s’acharne sur elle depuis la mort de cette maudite vache. Elle en veut à la guérisseuse qui n’avait pas souri, ce jour où la mort a encore frappé. Si ce n’étaient Ali et Amar, elle mettrait fin à cette vie misérable et ce cauchemar sans fin. Sa belle-mère est toujours alitée. La guérisseuse est passée plusieurs fois. Imperturbable, elle refuse obstinément de sourire, une fois le rituel de l’œuf terminé. Cela ne présage rien de bon. Elle le sait bien, une jambe cassée à son âge, ça ne pardonne pas…. (à suivre)
Kacem Madani