C’est à l’âgé de 58 ans que le maître incontesté du sraoui et du folklore sétifien, Mourad Dekhil dit Mourad Staïfi nous a quitté lundi 31 janvier 2022, marquant ainsi l’extinction d’une voix rare du sraoui sétifien.
Il a été enterré le 1er février 2022 au cimetière Sid El Khier, en présence de sa famille, de ses proches et de l’ensemble des artistes de la ville de Sétif. Un enterrement au cours duquel nous avons pu déplorer l’absence des officiels et des représentants de la ville dans le domaine.
« Ce manque de considération pour ce géant de la chanson sétifienne, marginalise encore d’avantage les artistes témoins du patrimoine culturel et de la tradition orale propre à notre culture locale. Ce même patrimoine que se permettent de revendiquer d’autres pays voisins (comme ce fut le cas entre autres pour la chanson Chiffor Taxi du défunt Mokhtar Mazhoud).
C’est bien parce que nos représentants officiels n’agissent pas pour la protection de ce patrimoine, que nous constatons aujourd’hui que nombre d’artistes de talent, comme notre regretté Mourad Staifi, vivent et meurent dans un anonymat sidérant », paroles que nous a confiées un artiste, présent à l’enterrement, et que cette absence de personnalités officielles a révolté.
Nous revenons à l’occasion de sa disparition, sur le parcours lyrique de ce chanteur au timbre particulièrement rare. Sa voix chaleureuse, mélodieuse, prenante, conjugue avec justesse la portée et le caractère du ténor. Mourad Staïfi aurait pu trouver sa place sur la scène des grands opéras. Sa voix à elle seule personnifie un art oratoire spécifique des patrimoines culturels, sétifien et algérien.
A l’âge de 8 ans Mourad Staïfi fait ses premiers pas, dans un groupe, comme chanteur à la Maison des jeunes Abbas-Messaoud. Admirateur de plusieurs chanteurs dont Samir Staïfi, son idole, Mourad se distingue à la télévision algérienne, en 1973, avec une reprise de la chanson Salah ya Salah, merveilleusement interprétée. Ce qui lui vaut d’être sollicité pour animer des fêtes sétifiennes et invité à des tournées, puis à des festivals algériens, sous l’aile du défunt Hamoudi Keskes.
À l’âge adulte, Mourad Staïfi, ne change pas pour autant de registre : le chanteur natif de Sétif conserve un timbre particulièrement clair qu’il ne tarde pas à faire reconnaître par les plus passionnés des Algériens et des internationaux. Il s’autorise à intégrer aux chants la zorna et la tabla à corde, et à définir son style comme « le folklore sétifien authentique ».
Dés 1976, engagé avec Cheikh Noureddine Elhadj Madoui, maître incontesté de la zorna, il enregistre son premier album Djaw El amriette à l’édition El Hidhab. Cette complicité de presque trente ans, entre les deux artistes, est à l’origine de 45 albums enregistrés et ne prend fin qu’à la disparition de Mourad Staïfi.
Le dernier enregistrement de Mourad Staïfi, complainte consacrée aux évènements du 8 mai 45 à Sétif : Waslou Belgacem Lakhbar , ne trouve pas l’écho mérité auprès des médias et des instances locales.
Tayr El allali, Bine el Widane, Djamila, Soudji ou roudji ya Saida, N‘habou N’hhabou, Ya mama djit ou Djina, Hadda Hadda, El merriche, Ma Zenouba, une discographie impressionnante, un répertoire riche de plus de cinq cent chansons interprétées.
Les meilleures chansons de Mourad Staïfi sont reprises, à peine modifiées, par des chanteurs de la nouvelle génération qui se les approprient sans vergogne et en faisant fi de l’immense effort de création de l’artiste et de sa troupe.
Et Mourad, de nous rappeler avec humour : « Si vous demandez à ceux qui reprennent mes chansons, la signification, à titre d’exemple, d’El merrich Ba3thetlou fi Debbiche, personne n’a de réponse. Ma chanson est une métaphore qui utilise le langage bédouin profond et imagé, c’est ce que j’appelle le folklore sétifien authentique, le vrai. ».
Cet artiste dont les droits d’auteurs sont bafoués, tous les jours, autant par des éditeurs, que par des chanteurs et producteurs sans scrupule, a fait montre d’une gentillesse dont tous ont profité, et profitent encore. « Je touchais à peine 10 millions de centimes alors que ceux qui ont repris une de mes chansons touchaient les centaines de millions. Des fois on m’appelle pour me produire. Je rentre. Je chante. Et je sors dans une indifférence totale, sans qu’on manifeste aucun respect envers ma personne, ni envers mon œuvre passée. Je suis transparent pour ces acteurs de la culture. J’ai l’impression de déranger le nouveau format de la chanson dite Sétifienne et qui pour moi n’a rien en commun avec le patrimoine sétifien authentique », nous le rappelait Mourad avec amertume
Qui parmi nos responsables se fera le défenseur des droits de Mourad Staïfi et de tous ces artistes marginalisés ?
Qui aujourd’hui aura le courage de reconnaître à sa juste valeur l’œuvre de ces artistes, éloignés des plateaux de télévision et des espaces culturels ?
Qui osera se battre pour réclamer justice pour les descendants de ces artistes reconnus par leurs pairs et abandonnés par les autorités culturelles ?
Pour lui rendre hommage une interview de Mourad Staïfi réalisée par Toufik Hedna sera diffusée prochainement sur Youtube.
Toufik Hedna