Mercredi 6 mars 2019
Mouvement anti-5e mandat : de l’urgence d’un manifeste politique
Les marches populaires pacifiques contre le 5e mandat de Bouteflika n’ont toujours pas abouti depuis deux semaines de leur existence à un manifeste de revendications politiques à même de donner une assise, un socle à leur mouvement de protestation au-delà de la spontanéité et du phénomène de « rue ».
Tous les mouvements insurrectionnels de l’Algérie de la postindépendance, armé ( FFS de 63) Printemps berbère ( 1980), soulèvement estudiantin pour la démocratie (Octobre 1988) le Printemps noir ( 2001) ont pu s’imposer face aux manœuvres et répressions du pouvoir, non pas seulement par leur capacité physique de mobilisation, mais surtout au fait que leurs revendications sont passées du stade de la spontanéité, de la grégarité de la « aassabiya » à la formulation idéelle de leurs revendications et à la mise en forme de celles-ci sur le terrain politique comme force de proposition de sortie de crise.
Mais pour ce faire, ce mouvement populaire, estudiantin de 2019, qui a l’honneur et le privilège d’être actuellement le détonateur du refus catégorique, véhément du 5e mandat de Bouteflika, a certainement besoin, que de ses rangs, aussi déterminés, serrés soient-ils, émergent des têtes, des élites capables de traduire les slogans de la protesta en revendications programmatiques au-delà du 5e mandat qui reste, pour le moment, une scansion obsessionnelle, plutôt qu’une revendication de longue portée.
A défaut de cette plateforme politique, et en raison aussi de l’euphorie condescendante liée au caractère « bon enfant » de ces marches de vendredi qui n’ont d’ailleurs pas manquées d’être saluées par toutes les parties en conflit ( les pour et contre le 5e mandat et son prétendant lui-même), une béance s’est déjà créée, laissant le champ libre au pouvoir d’avancer ses pions, à commencer par Bouteflika lui-même et ses relais y compris par ceux qui se sont retirés de la campagne électorale présidentielle. De nombreuses réactions médiatiques écrites, à la marge du mouvement protestataire, ont comme pollué le champ de la rébellion, convoquant les fantômes du passé et versant dans des polémiques bavardes et déroutantes.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Il a été déjà observé. Prenons un exemple parmi les plus récents des protestas algériennes : celui du Printemps noir. Que n’a-t-il fallu au mouvement de batailles internes pour formuler la plateforme d’El Kseur qui, à ce jour, reste inaboutie, dans la mesure où Bouteflika lui a opposé un niet catégorique. Pis : il a dépêché ses gendarmes pour tuer 132 jeunes manifestants porteurs de cette plateforme. En ce temps-là, il n’y a pas si longtemps au regard de l’Histoire, peu de textes de la part de l’élite intellectuelle algérienne ont accompagné ce texte plateforme, âme du mouvement protestataire.
La rédaction d’un manifeste qui soit, sans détours, l’expression des revendications politiques du mouvement né, initialement contre le 5e mandat de Bouteflika, est urgente, d’autant plus urgente que, à mesure que se rapprochent les échéances des présidentielles d’Avril, ce mot d’ordre « Non au 5e mandat » est de plus en plus abscons, désuet, vide de sens. S’il n’est pas inscrit dans une matrice revendicative plus large, plus ambitieuse, hors des logiques pro et anti 5e mandat, dans une projection de la naissance inédite d’un projet de société d’une Algérie, alors, il n’aura servi, qu’à exorciser un traumatisme obsessionnel autour d’un 5 mandat de Bouteflika qui est sur le trépas.
Cette urgence s’impose aussi par les impératifs de l’Histoire contemporaine de l’Algérie. L’expression protestataire de la jeunesse algérienne n’est pas née ce 2019 et n’est surtout pas «légitimée » par un petit 5è mandat d’un « petit » Bouteflika et elle n’est pas «miraculeuse », comme si elle n’était qu’une génération spontanée, née de la dernière pluie, comme si elle n’avait rien héritée de la jeunesse d’Octobre, des Printemps jaune et noir et des luttes patriotiques durant la décennie noire.
Elle est porteuse d’une longue et épique historicité de combats démocratiques, républicains et laïcs dans l’Algérie de la postindépendance, et ses « héritages» actifs constituent, aujourd’hui et présentement, le tuf de ces marches populaires qui n’ont rien d’extraordinaire et de miraculeux, au sens littéral des termes.
Les revendications portées par le mouvement estudiantin et la protesta populaire dans son ensemble, si elles ne se focalisent que sur le traumatisme anti-5e mandat de Bouteflika, comme si le pays était suspendu à l’agonie de son prétendant, et si elles tardent à rester dans une oralité de « rue », sans un texte fondateur de son identité politique, il n’aura été qu’un épiphénomène.
Car, faut-il le répéter, les causes profondes qui ont fait que Bouteflika ait pu, en toute impunité briguer quatre mandats, ait gouverné avec toute l’arrogance démoniaque et vampirique au moyen d’une corruption systémique par la « aassabiya » du clan familial et vassaux étrangers, ces causes là lui sont antérieures et sans doute seront postérieures à sa fin de règne absolutiste car le noyau dur d’un tel engrenage a des capacités inouïes d’absorption de larges pans de la société, de forces politiques antagoniques qu’il a gangréné jusqu’à la moelle.
Le « Non au 5e mandat », à défaut de cette plateforme politique des jeunes à l’initiative du mouvement protestataire voit, à contrario une floraison de textes mineurs, subsidiaires qui renforcent l’idée de la nécessité du départ salvateur de Bouteflika pour sa santé, son passé de Moudjahid, l’honorabilité de ses précédents mandats et qu’ainsi, même avec le report des présidentielles, le système est prêt à « lâcher » comme il l’a ramené, cet ex dauphin de Boumediene, avec les honneurs, pourvu que le système rentier, dont les louveteaux promettent, aujourd’hui, de nouveaux gisements de pierres précieuses.
Le système est rompu à ce genre de crise dont il a l’expérience. Il affûte à l’heure qu’il est ses couteaux, engage déjà à travers le pays ses opérations de charme dans la distribution de logements sociaux (campagnes d’attributions largement couvertes dans le JT du 20h de la télévision nationale algérienne du 5 mars 2019), renouvelle ses pions dans les postes clé du « gouvernement » (qui n’en a jamais été un pour de vrai, ne servant que de paravent), lance des ballons sondes dans les rands étoilés de la Grande muette qui parle beaucoup ces derniers jours.
Paradoxalement, il n’est pas aux abois. Car, pour le faire trembler, il faut plus que des marches pacifiques ou pacifistes. Surtout si celles-ci tardent à formuler une plateforme de revendication politique qui légitime au-delà de ce « Non au 5e mandat » dont n’a plus besoin Bouteflika, l’expression singulière et inédite d’une nouvelle Algérie « jdida »…