A quoi bon ces moyennes célestes au BEM ou au baccalauréat (19,50/20, 19,70, voire 19,90) dans un pays figé depuis des décennies, vidé de toute perspective, où la pensée est confinée, où la parole libre est suspecte, où l’intelligence est isolée et où la médiocrité, partout, a verrouillé les portes de l’avenir ?
À quoi bon s’extasier devant des performances arithmétiques extraordinaires, alors que l’université est naufragée, que l’école est sinistrée, que la société est désertée par l’esprit critique, et que le savoir lui-même, pourtant sacré, est devenu marchandise ou outil de propagande ?
Il est temps de regarder en face la falsification qui se joue sous nos yeux, cette inversion obscène des signes qui présente la réussite scolaire comme preuve de vitalité du système éducatif, alors qu’elle en constitue l’alibi le plus cynique.
L’école transformée en théâtre du simulacre
Dans les discours officiels, ces moyennes hors-norme sont brandies comme des trophées, des victoires de la République, des preuves que « tout va bien ». Le régime en fait une célébration annuelle, une parade émotionnelle sur les plateaux télévisés, où les majors de promotion sont appelés en direct, félicités par le ministre lui-même, transformés en mascottes nationales.
Larmes à l’antenne, applaudissements, récits de sacrifices familiaux, puis glissement subtil : le mérite individuel devient capital politique, la réussite personnelle est instrumentalisée pour légitimer un système en faillite. Mais derrière cette mise en scène, l’effondrement est total. L’école n’élève plus, elle administre ; elle n’éveille plus, elle évalue ; elle n’enseigne plus, elle répète. Le savoir y a perdu sa verticalité, son souffle, sa transcendance.
L’université, jadis lieu de dispute intellectuelle, d’interrogation du sens, est devenue un espace exsangue, soumis à la logique bureaucratique, où les cours s’enchaînent dans l’indifférence, où les enseignants sont découragés, et où les étudiants, même les plus brillants, errent sans guide, sans cap, sans espérance.
La falsification par le chiffre : le règne de l’indicateur vide
Ce que l’on célèbre, ce ne sont pas des intelligences en éveil, mais des performances calibrées pour répondre à un système de notation hypertrophié.
Ce n’est pas une école exigeante qui produit ces résultats, mais un dispositif de plus en plus standardisé, technocratisé, algorithmisé. L’inflation des notes devient un écran de fumée, une opération cosmétique pour maquiller le désastre. Car le régime ne répare pas, il maquille. Il ne réforme pas, il simule. Il n’augmente pas la qualité des enseignants ni le contenu des programmes ; il ajuste les barèmes, il simplifie les sujets, il prépare les élèves non pas à comprendre le monde, mais à franchir un seuil statistique. Et chaque année, plus les chiffres montent, plus le réel s’efface. Il s’agit là d’une falsification structurelle, systémique.
Le chiffre devient totem, il remplace le sens. Il donne l’illusion que le système fonctionne, alors que tout se délite : les langues s’appauvrissent, la pensée critique se retire, la culture générale s’effondre, l’éthique disparaît. L’excellence devient spectacle.
Du système de formation au système de notation : confusion entretenue
Ce glissement n’est pas innocent. Il repose sur une confusion fondamentale que le régime ne cesse d’entretenir, celle entre système de notation et système de formation.
Le premier mesure mécaniquement, le second transforme profondément. Le premier produit des bulletins, le second façonne des êtres. Le premier vise la réussite immédiate, le second prépare à la dignité, à la lucidité, à l’autonomie. Mais dans un régime obsédé par le contrôle et la vitrine, former est devenu secondaire, voire dangereux.
Ce que l’on valorise, c’est l’adaptabilité, la docilité, l’absence de critique. L’élève est noté pour ce qu’il restitue, non pour ce qu’il comprend. Il est loué pour son silence, jamais pour sa parole. Le système ne cherche pas à éveiller des consciences, mais à produire des sujets conformes, standardisés, prévisibles. C’est ainsi qu’est née une génération de majorants sans magistère, d’élèves surentraînés à la récitation, mais désarmés face à la complexité du monde, incapables de penser la société, de lire leur époque, de faire face à l’incertitude.
La trahison silencieuse des élites pédagogiques
Mais ce naufrage ne serait pas possible sans la trahison silencieuse de certaines élites éducatives. Car si le pouvoir manipule, il trouve en face de lui des relais qui, au lieu de résister, accompagnent. Des responsables pédagogiques, des doyens, des inspecteurs, des recteurs, qui ont renoncé à l’esprit critique pour préserver leur position.
Ils savent que le système ment, mais ils corrigent quand même, ils valident, ils félicitent. Leur silence est un acte politique. Leur conformisme est une abdication morale. L’éducation, pourtant, est une mission sacrée. Elle suppose courage, transmission, responsabilité. Elle ne peut être réduite à une fonction technique. Elle est vocation. Dans la civilisation islamique comme dans l’humanisme occidental, enseigner, c’était élever l’âme.
Aujourd’hui, enseigner, c’est remplir des cases, surveiller des examens, gérer des carrières.
Le prix à payer : une société sans mémoire, sans pensée, sans avenir
À force d’avoir falsifié le mérite, neutralisé le savoir, sacrifié l’exigence à la mise en scène, la société se vide d’elle-même. Elle perd ses repères, ses repenseurs, ses éveilleurs.
Les jeunes n’ont plus foi dans les institutions, les meilleurs rêvent de partir, les médiocres occupent les postes, et les diplômes n’ouvrent plus que sur des portes closes. Le savoir se venge toujours. Quand il est méprisé, il se retire. Il n’irrigue plus les esprits, il ne féconde plus les politiques, il ne soutient plus les institutions. Ce n’est pas seulement l’école qui s’effondre, c’est tout un modèle de civilisation qui s’épuise, car il a trahi son souffle.
L’éducation comme lieu sacré de la transformation humaine : ce que d’autres civilisations avaient compris
Il suffit de regarder ailleurs pour mesurer l’ampleur de notre renoncement. En Chine ancienne, l’accès au pouvoir passait par une maîtrise profonde des classiques, une éthique personnelle, une capacité à raisonner.
Le lettré n’était pas un technicien, c’était un sage. En Andalousie, la quête du ‘ilm était une voie initiatique. On n’apprenait pas seulement à lire, mais à s’élever, à débattre, à contempler, à relier le monde visible à l’invisible.
En Europe renaissante, l’université formait des hommes complets, ouverts à la philosophie, aux lettres, aux sciences, à la théologie, capables de dialoguer avec la tradition et d’inventer le futur. Tous avaient compris que former, ce n’est pas seulement transmettre un contenu, c’est élever une conscience.
Conclusion : la note comme mensonge d’État
Dans notre cas, la note est devenue un outil de dissimulation politique. On ne la donne pas pour évaluer, mais pour séduire. On l’exhibe non pour encourager, mais pour justifier. Le régime s’offre ainsi, chaque année, une transfusion symbolique : il vampirise la réussite des jeunes pour masquer son propre immobilisme.
Il instrumentalise l’émotion des familles pour occulter l’effondrement institutionnel. Il ne forme pas, il récupère. Il ne construit pas, il scénarise. Il ne pense pas, il parade. Et pendant que le ministre appelle les bacheliers en direct à la télévision, pendant que les caméras filment les larmes et les hourras, pendant que l’on glorifie le système éducatif en mondovision, le naufrage continue, sans bruit, dans les salles de classe vides, dans les bibliothèques fermées, dans les universités désertées.
Il est temps de rompre avec cette mascarade. De rappeler que le mérite ne se donne pas en spectacle. Que l’école n’est pas un décor, mais un pilier. Que l’intelligence ne se mesure pas, elle s’honore. Et qu’aucun chiffre, aussi flatteur soit-il, ne pourra dissimuler la faillite d’un État qui a tourné le dos à l’esprit.
Hassina Rabiane