Vendredi 19 avril 2019
Mustapha Hadni : «L’islamisme politique est un ennemi redoutable à combattre»
Fidèle à l’héritage politico-idéologique de feu Hachemi Cherif, et fervent défenseur de la double rupture d’avec l’islamisme politique et le système bureaucratique, le Parti pour la Laïcité et la Démocratie (PLD) a toujours appelé à une vraie transition démocratique. Dans cet entretien, son coordinateur national, M. Mustapha Hadni, revient sur cette question alors que le soulèvement populaire en Algérie entame son quatrième mois.
Le Matin d’Algérie : L’Algérie est en train de négocier un virage décisif de son histoire. Depuis plus de deux mois déjà, des millions d’Algériens sortent dans la rue pour exiger le départ de tout le système. Mis à part la démission de Bouteflika et l’annulation des élections présidentielles, initialement prévues pour le 18 avril, quels sont jusque-là les acquis de cette dynamique populaire sans précédent ?
Mustapha Hadni : Ce qui se passe aujourd’hui en Algérie est de l’ordre de la grande Histoire. Le mouvement du 22 février a dynamité toutes les représentations que l’on pouvait avoir de notre pays. Un peuple hier abusé et mis sous tutelle par un système autiste est en train de prendre sa revanche sur le passé pour écrire en lettres majuscules son destin. Nous assistons au réveil d’un peuple dont la parole a été confisquée, l’identité spoliée mais qui retrouve son unité dans la diversité politique, la pluralité culturelle et linguistique et la résurrection d’une nation entière.
Archipel éclaté hier, le peuple se relève comme un seul homme d’une longue nuit de hogra pour affirmer à l’unisson sa ferme volonté de construire une Algérie libre et démocratique et crier son rejet total du système. Dépossédé de son avenir, il affiche aujourd’hui une soif inextinguible de se réapproprier l’espace public, manifeste une rage irrépressible d’occuper la rue et de reconquérir sa patrie, cette Algérie qu’un pouvoir prédateur avait indûment dépouillée et usurpée.
Le peuple, passant à la trappe toutes les séquences politiques qui se sont succédé depuis 62, aspire au retour du grand récit national, recréant 57 ans plus tard la liesse et les rêves de l’indépendance. Un pas de géant vient d’être franchi. Longtemps désertée, la politique a été réhabilitée et donne lieu à des courants d’échange d’une intensité inégalée dans la société. Une citoyenneté en émergence s’est emparée d’une jeunesse avide de donner un contenu concret au projet national. Les femmes, dont la combativité a été remarquable aspirent à l’égale des hommes à jouer un rôle décisif dans la construction du pays. Ce qui est de bon augure pour le futur d’un horizon démocratique !
Une partie du peuple a été déçue par le chef d’Etat-major et vice-ministre de la Défense nationale Ahmed Gaid Salah. Ce dernier semble dire un jour une chose, puis son contraire le lendemain. Selon vous, à quoi rimerait tout cela, et jusqu’à quel point peut-on lui accorder du crédit ?
Je crois qu’il ne faudrait pas se focaliser sur la personne même de Gaïd Salah. Sa présence aux postes de chef d’Etat-major et de vice-ministre de la Défense nationale est la traduction de choix antérieurs auxquels Bouteflika était partie prenante. Mais comme le contexte politique a radicalement changé et que la pression populaire va crescendo, le rapport de forces a rapidement évolué et continue de le faire. C’est ce qui explique le changement d’attitudes de Gaïd Salah, voire ses volte-face. Tant que l’initiative échappera au système et que le peuple reste le maître des horloges, les horizons politiques dans le pays restent ouverts et nous ne pouvons que nous en réjouir.
Le Parti pour la Laïcité et la Démocratie (PLD) a toujours appelé à une transition démocratique. Que pensez-vous de la transition imposée par ce système rejeté par le peuple mais qui est toujours en place? Serait-ce une énième entourloupe misant sur l’essoufflement du soulèvement populaire ?
Avant de répondre à votre question, je voudrais tout d’abord vous dire que vous êtes l’un des rares espaces d’information à répercuter notre ligne politique. Vous êtes aussi quasiment les seuls à rappeler à vos lecteurs que le PLD a toujours alerté l’opinion à la nécessité impérieuse d’une transition démocratique au lieu et place « d’élections » telles que dictées par le système.
Un grand merci à toute l’équipe du Matin d’Algérie et plus particulièrement à son premier responsable, Mohamed Benchicou. En effet pour celui-ci, les « élections » ont toujours été un appel d’air et un bain de jouvence qui lui ont permis de se requinquer et de se refaire une santé. C’est pourquoi, le processus électoral n’est pas la voie pertinente à la résolution de l’impasse dans laquelle a échoué le pays.
Les « élections » ne peuvent pas en être le remède et encore moins la panacée d’autant que la crise qu’endure le pays depuis des décennies, est profonde et multiforme. Ceci dit, on parle de transition, mais dans les faits, aucune mesure n’a été prise par le pouvoir en place pour en donner le signal d’amorce puisque les « élections » présidentielles du 4 juillet prochain qu’organise le système en marge de la volonté populaire, ne sont rien d’autre qu’un copier-coller des mascarades électorales précédentes et une nouvelle tentative d’assurer la pleine continuité au système actuel. Tant que celui-ci s’obstinera à inscrire ses actions dans le cadre d’une constitution qui est de fait caduque, la colère populaire ne retombera pas et la page du passé n’aura pas été tournée pour envisager l’avenir de l’Algérie avec l’ensemble des forces vives du pays.
Justement, vous avez appelé à une réunion extraordinaire de tous les partis démocrates. Un appel qui n’a toutefois pas fait écho. Et pourtant, ces mêmes partis semblent faire consensus quant à l’impératif d’un changement radical et d’une rupture d’avec le système. Quelle en est votre lecture ?
L’invitation que nous avions lancée en direction des partis démocrates nous semblait judicieuse. La réunion devait se tenir dans un contexte exceptionnel, où la mobilisation populaire dans le pays culmine à des sommets inédits et où le contexte international présente aussi suffisamment de garantie pour permettre à l’Algérie d’opérer des choix conformes à ses intérêts. En effet, des Etats jouant la carte du repli nationaliste, une Europe déchirée par de sérieuses questions internes et une Arabie Saoudite minée par la guerre au Yemen, ne peuvent plus poursuivre une politique interventionniste comme par le passé. Par ailleurs, des vents contraires à l’islamisme politique soufflent dans le monde, notamment en Turquie où Erdogan a subi une cuisante défaite lors des dernières élections municipales, et au Soudan où un formidable soulèvement populaire a mis fin à 30 ans de règne du dictateur islamiste Omar el Béchir.
C’est pourquoi nous avons pensé tout naturellement qu’une situation politique aussi bonne avait toutes les vertus de coaguler les courants démocratiques en Algérie. Malheureusement notre appel n’a pas été entendu par les partis démocrates. Malgré cet échec, nous continuerons à déployer de nouveaux efforts pour nous asseoir tous ensemble autour d’une même table sans les islamistes et les partis états.
Mais comment expliquer le mutisme des démocrates à l’égard d’une telle rencontre ? Pourquoi l’islamisme politique aimante t-il autant des Bouchachi ou des Rehabi ? Pourquoi les réunions de partis démocrates s’enchaînent-elles avec les formations islamistes et des figures tristement célèbres de l’ex-FIS ? Pourquoi cette course obsessionnelle vers l’islamisme et en même temps la proscription de frères de combat ? Pourquoi cette amnésie à l’égard de ceux qui sont responsables d’une boucherie sans nom, qui ont décapité l’intelligence du pays, détruit la pensée, interdit le débat et saccagé l’École ? Pourquoi la mansuétude à l’égard de ceux qui ont semé la terreur dans les cœurs, sont coupables de haine et de misogynie et ont réduit les femmes à l’esclavage sexuel ?
Le mouvement du 22 février, dont le « dégagisme » est au cœur des revendications, a révélé au grand jour la lucidité politique et la détermination d’un peuple, et en miroir une classe politique minée par ses errements et son allégeance à un système islamo-conservateur.
C’est pourquoi partis démocrates et islamistes sont discrédités aux yeux du peuple, et bien que diamétralement opposés sur des questions essentielles, ils ont besoin par opportunisme, de se soutenir mutuellement pour espérer venir à bout du système et s’offrir ainsi de nouvelles perspectives d’avenir en se faisant une nouvelle virginité.
Ces petits calculs du court terme, étroitement partisans n’ont malheureusement pas vocation à résoudre la crise générale du pays. Bien au contraire, ils sont suicidaires quant au futur du pays et à son développement et n’ouvrent aucun horizon à l’Algérie.
Le PLD s’opposera de toutes ses forces à ces alliances contre-nature, et fera tout pour convaincre les partis démocrates à rejoindre leur camp naturel, celui de « la famille qui avance ».
Le corps de la justice est, lui également monté au créneau en soutenant ouvertement la révolution du peuple: outre les avocats qui exigent la cessation de toute répression contre les manifestants pacifiques, et le retrait immédiat du canon à son, les magistrats, de leur côté, ont refusé de superviser l’élection présidentielle prévue pour le 4 juillet de l’année en cours. D’autre part, nombre de P/APC ont refusé de réviser les fichiers électoraux et de préparer ces mêmes élections. Cette pression sur le système peut-elle accélérer son départ ?
La résistance populaire à tous les niveaux est très importante et à ce titre, l’on ne peut que se féliciter des nombreuses actions que mènent certaines corporations de journalistes, d’avocats, d’étudiants ou de femmes. Celles-ci préfigurent déjà les différentes directions que prendront les luttes et peuvent retentir positivement sur le dénouement des batailles à venir. Le combat des avocats est absolument remarquable puisqu’il protège le citoyen des abus et démasquent les outrances policières. Quant au sabordage par les magistrats ou les présidents d’APC des « élections » du 4 juillet prochain, c’est un acte salutaire, mais insuffisant, ces derniers doivent plutôt démissionner. En effet par sa nature, les démissions correspondront parfaitement au vœu du mouvement du 22 février puisque qu’il est clair que la tenue de ces « élections » jouerait sans aucun doute en faveur de la survie du système actuel.
Quoiqu’isolés, on a quand même pu assister à des scènes de certains groupuscules appelant à l’instauration d’une dewla islamia (Etat islamique). On a même vu l’opposition se réunir avec des anciens du FIS dissous. Craignez-vous un retour en force des islamistes?
A l’évidence, l’empreinte de l’islamisme politique sur le mouvement du 22 février n’est pas manifeste. Faut-il pour autant baisser la garde et basculer dans l’angélisme ? Les slogans scandés sont certes majoritairement à caractère démocratique et porteurs d’une pluralité assumée et la mobilisation des femmes est exceptionnelle. C’est la raison pour laquelle, l’islamisme n’apparaît pas comme une composante essentielle du mouvement mais l’expérience récente de pays de culture musulmane montre qu’il est capable de rebondir pour peser sur les manifestations à venir, les parasiter et pourquoi pas leur imprimer ses choix
Par ailleurs, notons que celui-ci a tiré les leçons du passé. Il ne cherche plus à passer en force pour ne pas avoir à essuyer une nouvelle défaite militaire que lui ont infligée l’ANP et les forces patriotiques. Mais comme il a tout le temps devant lui, il attendra patiemment à l’affût son heure avant de cueillir le fruit mûr ! Mais ce qui fait peur et désole au plus haut point est que la majorité des partis démocrates sont aujourd’hui à la noce et dans les « boussboussades » avec les islamistes. Ils marchent ensemble la main dans main, élaborent des tactiques politiques communes et de ce fait, recyclent les islamistes dans le jeu politique alors que ces derniers en perte de vitesse, sont éclaboussés par les prébendes tirées de leur collaboration au système et compromis par le torrent de sang qu’ils ont fait couler dans le pays.
Apparemment, il n’y a pas lieu aujourd’hui, de s’inquiéter outre mesure du danger islamiste. Sa représentation politique en Algérie est fractionnée et il ne sature pas l’espace politique comme dans les années 90 au point de constituer une menace politique immédiate. Mais le réseau des mosquées salafistes est encore suffisamment serré dans le pays pour que celui-ci continue de travailler au corps la société et rester encore vivace dans le champ politique.
L’expérience algérienne est aussi suffisamment riche en enseignement. Nous gardons toujours en tête son irruption fulgurante dans le champ politique, les décennies sanglantes de son bras armé et nous sommes conscients du fait que son idéologie totalitaire peut à tout moment reprendre du poil de la bête pour de nouveau balafrer le paysage politique national. C’est la raison pour laquelle l’islamisme politique n’est pas, ne peut pas être un partenaire politique fréquentable mais un ennemi redoutable à combattre.
Jusque-là, les manifestations ont été pacifiques. Hélas, lors du huitième vendredi de ce soulèvement, les forces de l’ordre ont procédé à une répression sauvage, gazant des manifestants dans les tunnels à Alger, mais réprimant également les étudiants et les journalistes au courant de la semaine. Au même moment, la DGSN pond un communiqué selon lequel un groupe armé, s’apprêtant à commettre des attentats contre les manifestants, aurait été arrêté. N’est-ce pas là des manœuvres du pouvoir pour déclarer l’état d’urgence, surtout que les Algériens menacent d’investir la rue de nuit au mois de ramadan ?
Le pouvoir est dans le désarroi. Quand la bête est blessée, ses coups de patte sont traitres. L’accélération des événements ne lui donne pas de répit. Il joue la montre et pousse au pourrissement du mouvement en usant de basses manœuvres. Tout au début des marches, il avait instrumentalisé le chaos syrien et libyen pour instiller la peur dans les consciences et se présenter comme l’ultime sauveur mais ni les menaces, ni les intimidations n’ont fonctionné. C’est pourquoi, la répression s’abat sur les manifestants mais force est de constater que les citoyens restent stoïques et évitent totalement l’affrontement avec les forces de police en gardant un sang-froid impressionnant. Le pacifisme doit rester le leitmotiv de tous les citoyens et un mot d’ordre permanent jusqu’à la chute finale du système. La maturité du mouvement est telle que celui-ci a fait de la non-violence et du caractère pacifique de ses marches une arme redoutable qui coupe l’herbe sous les pieds de toute velléité de violence qui aurait à se manifester au sein de l’appareil de répression du pouvoir. L’intelligence du mouvement a été de s’inscrire en permanence dans un pacifisme sans faille pour éviter de tomber dans les provocations du système et de prêter le flanc à tout prétexte malveillant de la police.
Pensez-vous que la démission de Tayeb Belaiz ouisse participer à la déconstruction du système laissé par Bouteflika ?
Très vraisemblablement, en poussant à la sortie Tayeb Belaïz, le pouvoir est en train de lâcher du lest pour gagner du temps en accédant aux revendications des manifestants. Il a disqualifié Bouteflika mais mise secrètement sur un nouveau joker en faisant croire au changement radical. Or, la désignation de Kamel Feniche à la tête du Conseil constitutionnel est un signe que le pouvoir ne veut vraiment pas changer. Le pire dans tout cela est que cet ennemi de la liberté, connu pour avoir organisé la répression sanglante du printemps berbère en 1980, est légalement …présidentiable !!??
Ainsi, le système continue à ronronner comme par le passé à moins que le mouvement populaire ne passe à la vitesse supérieure en s’organisant pour imposer d’autres choix politiques. Dans tous les cas, la démission de personnalités aussi haut placées soient-elles, ne signent pas pour autant la fin du système car celui-ci s’arcboute sur une armature législative qui le structure et tant que les lois et les principes qui le fondent ne sont pas définitivement dénoncés, le système a de beaux jours devant lui. Abattre le système, c’est entre autres rejeter une fois pour toute l’article 2 de la constitution qui consacre l’islam, religion d’état, c’est abroger les lois liberticides, c’est rendre caduques les lois de la « concorde civile » et de la « réconciliation nationale », c’est abolir le code de la famille et graver dans le marbre des lois civiles égalitaires. Ce n’est qu’à partir de ce moment que le mouvement du 22 février pourra s’enorgueillir d’avoir fait basculer l’Algérie dans la seconde République !
Est-il possible de construire l’Algérie de demain sans passer par la réécriture de son histoire?
Les manifestations de ces dernières semaines ont brillé de mille feux dans la pluralité culturelle la plus aboutie et le respect d’un patrimoine millénaire. Le mouvement du 22 février a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire du pays en exprimant une ferme volonté de la réécrire. Notre jeunesse a démontré qu’elle éprouve le besoin de la relire et de revisiter la grande épopée de la guerre de libération nationale pour mettre fin au mensonge et rectifier les vérités mutilées.
L’Algérie n’est pas née au lendemain de la conquête arabe car sa mémoire regorge de vestiges berbères, phéniciens, romains,…qui surplombent les siècles de son existence. Elle se revendique aussi bien de Jugurtha, de Saint-Augustin et d’Apulée de Madaure et c’est en s’abreuvant à toutes ces sources sans exclusive qu’elle chassera les démons de la division et avancera d’un pas sûr vers un avenir meilleur.
Entretien réalisé par Meriam Sadat