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Nils Andersson : il ne s’agit pas d’un problème de « réconciliation » entre l’Algérie et la France

Nils Andersson
Nils Andersson

En matière de relations entre l’Algérie et la France, Nils Andersson estime qu' »il ne s’agit pas aujourd’hui d’un problème de « réconciliation » mais de liens égalitaires entre des citoyens de deux pays indépendants. »

Né le 14 février 1933 à Lausanne en Suisse, Frédy-Nils Andersson dit Nils Andersson, est un éditeur et analyste politique de nationalité suédoise. Il est le responsable du programme culturel suisse au Festival mondial de la jeunesse à Moscou en 1957. Il a l’idée, à la fin des années 50, après des tentatives de faire vivre des revues militantes, de diffuser des éditeurs français qui publient des livres essentiels aux débats intellectuels.

Plusieurs éditeurs éminents acceptent de partager ce projet : Jérôme Lindon pour Les Éditions de Minuit, Jean-Jacques Pauvert, Robert Voisin pour Les Éditions de l’Arche puis François Maspero, dès la création de ses éditions du même nom. Il fonde ainsi en 1957  un comptoir de diffusion d’éditeurs français à Lausanne, La Cité, qui deviendra rapidement une maison d’édition, La Cité Éditeur. Il publie notamment des ouvrages liés à la cause algérienne et censurés ou interdits en France. Ces activités l’éloignent longuement de la France. Il ne s’installe à Paris que dans les années 90 où il milite notamment chez ATTAC et Sortir du colonialisme.

Nils Andersson collabore, entre autres, au Monde diplomatique, PolitisL’humanité, Recherche internationale, La pensée, Les temps modernes …Il a accepté de répondre à nos questions à l’occasion de la visite officielle en Algérie de Madame Elisabeth Borne, première ministre française, accompagnée de seize ministres, alors que la question mémorielle est au cœur de la relation bilatérale entre les deux pays.

Le Matin d’Algérie : Lorsqu’on est né en 1933 comme vous à Lausanne, d’un père suédois et d’une mère française, comment se retrouve-t-on à publier des ouvrages liés à la cause algérienne censurés ou interdits tel que « La question » d’Henri Alleg en 1958 alors que le livre (publié aux éditions de Minuit) était interdit en France…

Nils Andersson : Il y a plusieurs entrées, d’abord celle de la sensibilisation à la réalité coloniale, acquise notamment, dans mon adolescence, en lisant L’Observateur. Ensuite, n’ayant à Lausanne, où je vivais, pas connu d’Algériens ni d’Algériennes, il y a les hasards des rencontres et des choix faits, des engagements qui m’amènent à diffuser en Suisse les Éditions de Minuit. De là découle, après la saisie de La Question, la demande de Jérôme Lindon de rééditer le livre en Suisse pour démontrer au gouvernement français que l’on ne pouvait faire taire le témoignage d’Henri Alleg. Dès que je l’ai édité, Robert Davezies m’a contacté pour la Fédération de France du FLN et me demander si j’étais d’accord d’apporter mon soutien à la lutte de libération nationale. De là, jusqu’à l’indépendance, se sont développés des liens militants quotidiens avec des frères et sœurs algériens organisés en Suisse, de passage où évadés de France transitant par la Suisse.

Dès 1961, vous diffusez les éditions Maspero et vous publiez, entre autres, Mao Zedong, Liègme, Debluë, Weideli et Jotterand..

Oui, après La Question, j’ai également réédité à La Cité-Éditeur, après sa saisie, La Gangrène, témoignage de tortures subies par des Algériens en France, Les Disparus, un dossier établi par des avocats du collectif du FLN, réunissant les demandes, toutes restées sans réponse, de familles sur ce qui était advenu de leur père ou de leur frère après leur arrestation durant la bataille d’Alger. Puis, j’ai publié La Pacification d’Hafid Keramane, document de la Fédération de France du FLN, inventoriant toutes les formes de répression, utilisées contre le peuple algérien, de la torture aux camps de regroupement, le témoignage de Robert Davezies, Le temps de la justice, retraçant son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, le livre de Saadia et Lakhdar, L’aliénation colonialiste et la résistance de la famille algérienne et Naissances, le théâtre de Mohamed Boudia. Mais, habitant Lausanne, j’ai également édité des auteurs : Liègme, Debluë, Weideli, Jotterand qui étaient les principaux auteurs de théâtre suisses de langue française et, autre domaine, Mao Tsé-toung et des textes du Parti communiste chinois s’inscrivant dans les divergences avec l’Union soviétique, divergences dans lesquelles la question du Tiers-Monde et de la décolonisation étaient centrales.

Vous aviez également des rapports avec les réseaux Jeanson et Curiel… Tout cela vous a valu un long éloignement de la France, mais vous finissez par être expulsé par le Conseil fédéral de Suisse également…

Mes rapports avec les réseaux Jeanson, Curiel ou avec celui de déserteurs et insoumis refusant de faire la guerre d’Algérie, Jeune Résistance, faisaient naturellement un avec le travail militant au côté des militants algériens. L’engagement de ces Français était d’autant plus courageux qu’ils étaient très minoritaires dans la société française, qualifiés de traitres et que s’ils ne risquaient pas la mort comme les Algériens, ils encouraient des peines jusqu’à dix ans de prison, parmi eux des fondateurs de l’ACCA*. La mesure d’expulsion de Suisse, en raison d’une activité d’éditeur incompatible avec mon statut d’étranger, est intervenue en 1967 ; la question algérienne faisait partie du dossier, du contentieux, mais elle n’en était pas la raison principale, s’y ajoutaient d’autres engagements : avec le parti Sawaba du Niger, le MPLA angolais, les antifascistes espagnols et portugais, la publication des textes du Parti communiste chinois…

Dans la préface de votre livre-témoignage « Mémoire éclatée »**, paru en 2016, Gérard Chaliand*** dit de vous que vous n’êtes ni un « ancien combattant », ni un « témoin amer ». Puis-je vous demander d’où vous vient cette force qui vous permet de garder toute votre cohérence malgré les vicissitudes de l’histoire et malgré ce que vous avez subi vous-même ? 

Ce que j’ai « subi », peu de chose, les risques assumés en raison de mes convictions. Ce que dit Gérard Chaliand a comme fondement, pour l’avoir ressentie au plus près, la lutte du peuple algérien. Le 1er Novembre 1954, personne dans le monde ne croyait, face à la puissance militaire et à l’influence dans le monde de la France, que l’Algérie puisse devenir indépendante. C’est l’unité du peuple, son irréductibilité, de 1954 à 1962, quels que soient les moyens militaires utilisés, la violence de la répression, les manœuvres de division, rien n’a pu rompre cette unité, sans laquelle l’Algérie ne serait pas indépendante. Cela nous fait dire en 1962 : Nous savons que les aspirations les plus grandes, c’est possible ! C’est cet enseignement qui reste présent.

Vous avez publié dans votre blog Médiapart le 23 septembre 2022, un appel de l’ACCA* pour « la reconnaissance des responsabilités de l’Etat dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie ». Comment expliquer que sur la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français sur cette question de la torture en particulier soit encore à faire en 2022 ?

Le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie comme un système, les faits, les témoignages, les documents, sont si nombreux et incontestables qu’ils ne peuvent être contestés. Dénoncer la torture n’est pas l’objet de l’appel de l’ACCA*, son objet est que soit répondu à la question posée en 1962 par Pierre Vidal Naquet dans La Raison d’État. «Comment fixer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas » : comment un État de droit, signataire des Conventions de Genève a-t-il autorisé que soit conceptualisée et enseignée dans les écoles militaires la doctrine de la « guerre psychologique », justifiant le recours à la torture ? Comment un État de droit a pu légaliser lors de la guerre d’Algérie son usage comme un système ? Comment un État de droit a pu couvrir les actes des tortionnaires et condamner ceux qui dénonçaient les moyens utilisés ? À ces questions il n’a toujours pas été répondu.

Aujourd’hui le mot de « réconciliation » est sur toute les bouches, comme si cette histoire était celle d’une famille (on a parlé d' »histoire d’amour » même) dont les membres sont en quelque sorte au même niveau de responsabilité dans ce qui s’est passé. Même s’il ne faut pas nier les multiples victimes de la guerre d’Algérie, qui portent des mémoires différentes ; victimes innocentes sur le plan des responsabilités historiques, n’est-ce pas une façon, encore une fois, de nier la cause première de ce drame qui est avant tout une conquête d’une violence inouïe puis l’installation d’un système colonial dominateur et injuste envers ceux qui étaient appelés les « indigènes », en particulier les « indigènes musulmans ».

L’Histoire du colonialisme reste à écrire, comme Franz Fanon pose la nécessité de la « désaliénation du colonisé », il faut poser la question de la nécessité de la désaliénation du colonisateur. Certes, la génération des responsables de la guerre coloniale menée contre le peuple algérien s’effaçant, il en résulte, logiquement, un changement d’attitude, une crispation moindre, sur « la perte de l’Algérie », dans les générations qui suivent, des déclarations et des gestes en témoignent.

Sur la « réconciliation », j’ai une vue particulière : si elle devait se faire, ce devait être entre ceux qui s’étaient affrontés dans la guerre ; des tentatives, des amorces en ce sens, ont eu lieu, cela ne s’est pas fait. Que peut signifier aujourd’hui le mot « réconciliation » ? Le rapport des jeunes Algériens avec la France et des jeunes Français avec l’Algérie n’ont plus rien à voir avec ceux, dans toutes leurs complexités, ayant existé. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un problème de « réconciliation » ; mais de liens égalitaires entre des citoyens de deux pays indépendants. Autre chose est de reconnaître et d’assumer son Histoire, comme tout État, dans ce qu’elle a de sombre et de ce qu’elle porte comme responsabilités.

La « reconnaissance » est le maître mot.

Sur le travail historique qui n’est jamais achevé, plus encore en raison de 130 ans de colonisation et de 8 ans de guerre, de l’intensité des événements, des humiliations et des rapports antagonistes et ambigus entre les Algériens et les populations françaises et européennes, cela ne peut être une démarche à quatre mains. Entre historiens algériens et français, leurs ressentis du passé et du présent, leurs vécus et cultures, leurs références diffèrent et ne peuvent se confondre. Il faut que l’Histoire relate toutes les vérités, jusqu’à celles difficiles à accepter en Algérie comme en France.

Si, à mon avis, soixante ans après, le mot « réconciliation » entre Algériens et Français n’a plus de sens, de profondes déchirures, nées de la guerre d’Algérie, demeurent dans la société française ; elles demandent et nécessitent un processus de conciliation entre les Français sans lequel, ce qui est l’obstacle principal à la reconnaissance et à la normalisation des relations entre les deux peuples ne peut se réaliser.

Propos recueillis par Rachid Zakaria

*ACCA : L’ACCA, Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui, a été constituée il y a 35 ans par des soldats du refus condamnés pour avoir refusé de porter les armes contre le peuple algérien et des militants engagés dans sa lutte de libération nationale. Son premier président fut Henri Alleg, lui ont succédé Alban Liechti, soldat du refus et Nils Andersson.

** Nils Andersson. « Mémoire éclatée ». Editions d’en bas. 2016

*** Gérard Chaliand, homme de lettres et spécialiste des relations internationales et stratégiques, des conflits armés et surtout des conflits irréguliers.

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