Dans un entretien (1) accordé au quotidien « L’Expression » du 11 mai 2022 M. Mohand Amokrane Chérifi, présenté comme faisant « partie du gratin de l’intelligentsia algérienne à l’étranger » se livre à des propos, pour le moins, consternants.
Il évoque, sentencieux, «un plan de déstabilisation contre l’Algérie» qu’on croyait faire partie des éléments de langage du pouvoir autoritaire et de ses affidés. Cette intervention apparait comme en écho à la énième campagne du pouvoir dite de « Lem echeml » [concorde civile], alors que les champs politique et médiatique sont verrouillés et que près de trois cents détenu.es politiques ou d’opinion croupissent arbitrairement en prison.
Arrêtons-nous d’abord sur la partie biographique de Mr Chérifi où le journal nous apprend (sic) qu’il « a été le premier diplomate algérien en relation avec l’Organisation des Nations unies … Il a ouvert un bureau de représentation du FLN à New York pendant la guerre de Libération nationale en vue d’inscrire la question algérienne à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de l’ONU et plaider auprès des pays membres le droit à l’autodétermination du peuple algérien. » Rien que ça ! Exit feu M’hamed Yazid et Abdelkader Chanderli.
Une véritable imposture que je ne peux mettre sur le compte du seul journaliste. M. Chérifi, qui avait à peine 15 ans en 1957 au moment de l’introduction de la question algérienne à l’assemblée générale de l’ONU, aurait pu demander, exiger même, une rectification voire un démenti.
Venons-en maintenant à « ce plan de déstabilisation de l’Algérie par des forces étrangères, avec des relais internes » qui aurait commencé et se développerait sur plusieurs fronts : menaces aux frontières, soutien extérieur aux tendances extrémistes (islamistes et séparatistes), dénigrement des institutions de l’Etat par des officines étrangères.
Quel analyste ou simple observateur de la scène algérienne pourrait nier les multiples périls qui menacent gravement le présent et le devenir de notre pays, et pas seulement à ses frontières. Mais ces dangers et menaces sont d’abord le fait de politiques menées par un pouvoir liberticide et prédateur depuis l’indépendance et qui ont abouti à une précarisation du tissus social et à une fragilisation de la cohésion nationale.
C’est donc ce pouvoir autoritaire dont M. Chérifi semble s’accommoder qui est le principal responsable de cette situation et de la crise multiforme et multidimensionnelle qui frappe notre pays aujourd’hui.
Issu des mêmes filières qui ont dominé l’Algérie depuis l’indépendance, nourri à la même culture politique et économique, en manque d’imagination et d’ambition pour le pays, c’est ce pouvoir qui a œuvré à la mise en faillite de toutes les potentialités matérielles et au découragement et à l’inhibition des femmes et des hommes poussé.es à la « Harga », expression tragique d’un mal-être profond (2).
Venons-en maintenant au chapitre des droits de l’Homme. Certes, M. Chérifi appelle bien à la « cessation de poursuites pour délits d’opinion, libération des champs politique et médiatique, garantie des libertés de réunion, d’expression et de manifestation pacifique », mais pourquoi alors dénoncer « les rapports à charge d’organisations internationales sur le non-respect de l’État de droit et des principes démocratiques, qui donnent prétexte à des ingérences étrangères. »
Comment peut-il se permettre de crier au complot ou à l’ingérence étrangère quand des citoyen.ne.s, des ONG ou des organisations internationales appellent les autorités algériennes à respecter les conventions des droits humains qu’elles ont ratifiées ?
Venant de quelqu’un qui se targue d’être un « ami très proche du défunt Hocine Ait Ahmed», cela aurait dû l’obliger à suivre sa voie, lui qui n’a eu de cesse de combattre toutes les atteintes aux droits de l’Homme perpétrées par le pouvoir autoritaire. Celles-ci ont d’ailleurs été dûment documentées ces dernières années tant par les associations et militant.e.s algérien.ne.s et que des ONG et différentes instances internationales vont reprendre à leur tour pour alerter l’opinion internationale.
Mais il est vrai que, reprenant à son compte les éléments de langage du pouvoir autoritaire, M. Chérifi dénie à ces différentes organisations et militant.e.s toute légitimité et crédibilité. Voire, il les accuse de participer à un vaste complot international qui « ciblerait l’Algérie ».
Comment peut-il admettre que le pouvoir autoritaire en Algérie puisse, avec cynisme, renier tous ses engagements internationaux : ratification du pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la convention internationale sur l’élimination de toutes formes de torture et autres traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants, du pacte international relatif aux droits économiques et sociaux, sans oublier la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. Et dans le cadre des relations entre l’Algérie et l’Europe, faut-il te rappeler que les deux parties sont liées par un accord d’association signé en 2002, et ratifié en 2005 qui les engagent réciproquement ?
Certes, cet accord, d’inspiration libérale, est particulièrement désavantageux pour l’Algérie sur le plan économique. Un marché de dupes qu’un gouvernement démocratique légitime se doit de demander la révision dans le sens d’un véritable partenariat stratégique qui va dans le sens d’une plus grande équité entre les partenaires.
Mais, en matière de respect des droits de l’Homme, il est sans équivoque. Ainsi, dans son article 2, il est en effet stipulé que « le respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux de l’Homme, tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, inspire les politiques internes et internationales de la Communauté et de l’Algérie et constitue un élément essentiel du présent accord ».
Comment taire les faits établis et documentés (témoignages, déclarations, rapports, etc.) qui révèlent une dégradation permanente et des violations manifestes des droits de l’Homme, depuis le mois de juin 2019, avec une aggravation et une accélération depuis mars 2020, au début de la pandémie du Covid-19, avec pour principale finalité pour le pouvoir autoritaire, tenter de casser la dynamique politique émancipatrice et citoyenne que constitue le Hirak depuis le 22 février 2019.
Et, pour ce faire, il n’a eu de cesse de multiplier les dispositifs répressifs à l’égard de toutes les citoyennes et tous les citoyens : de celle ou celui qui exprime son opinion, notamment sur les réseaux sociaux, jusqu’au dirigeant associatif ou politique, sans oublier la mise en détention, au prix d’allégations fallacieuses ou arbitraires, de journalistes, d’avocats, syndicalistes.
Toutes les catégories sociales, toutes les professions sont ciblées dans toutes les régions d’Algérie. La pénalisation de tout engagement citoyen touche en fait toutes les organisations autonomes, indépendantes du régime (associations de la société civile, partis politiques de l’opposition démocratique) et leurs responsables incarcérés et condamnés pour leurs engagements au sein du mouvement citoyen, le Hirak.
Je ne m’attarde pas sur l‘interdiction, de fait, des manifestations publiques, sur l’instrumentalisation politique d’une justice structurellement soumise à l’exécutif, ou sur la multiplication des allégations de mauvais traitements en détention laissées sans réponse judiciaire adéquate.
Plus grave encore, les décès en détention de Mohammed Tamalt, de Kamel Eddine Fekhar et enfin de Hakim Debbazi à propos desquels aucune information n’a été communiquée aux familles des victimes ou à l’opinion publique que M. Chérifi ne signale même pas à défaut de les évoquer.
M. Chérifi ignore-t-il que, jusqu’au printemps 2021, les poursuites judiciaires menées contre des acteurs du Hirak se faisaient majoritairement sur la base d’accusations correspondant à des infractions pénales qualifiées de « délits ». Mais, depuis cette date, les poursuites pour des infractions qualifiées de « crimes » dans le Code pénal algérien se multiplient et exposent les personnes poursuivies à des peines bien plus sévères, y compris la peine de mort.
Plus grave encore, les autorités instrumentalisent politiquement l’accusation de terrorisme afin de réduire au silence les voix critiques et les défenseurs des droits de l’Homme. Et, à quelques jours des élections législatives du 12 juin 2021, le président de la République a modifié le Code pénal par voie d’ordonnance afin, entre autres, d’élargir la définition du terrorisme.
Ainsi, depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 21-08 du 8 juin 2021, en plus des actes qu’il énumère déjà, est « terroriste » , en vertu de l’article 87 bis du Code pénal, « tout acte visant la sûreté de l’Etat, l’unité nationale et la stabilité et le fonctionnement normal des institutions par toute action visant à […] œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels [ou] porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou inciter à le faire, par quelque moyen que ce soit ».
Désormais, revendiquer un changement de régime par des moyens non prévus par la Constitution mais qui ne lui sont pas nécessairement opposés ou ne sont pas violents, comme la revendication de l’élection d’une Assemblée constituante – moyen non constitutionnel au regard de l’état actuel de la Loi fondamentale algérienne – peut entrer dans la définition du crime de terrorisme.
Cela ne fait qu’accentuer le caractère liberticide de la définition du crime de terrorisme que le Comité des droits de l’Homme des Nations unies jugeait déjà, avant la révision de juin 2021, « trop large et peu précise, permettant la poursuite de comportements qui peuvent relever de la pratique de l’exercice de la liberté d’expression et de rassemblement pacifique » (observations finales du 17 août 2018, CCPR/C/DZA/CO/4,§ 17).
Trois ans après le début du processus révolutionnaire, populaire et pacifique, d’émancipation citoyenne, le Hirak, l’Algérie connaît aujourd’hui une situation intolérable et inédite de répression et d’atteintes aux libertés que seul le pouvoir et ses affidés nient avec constance. M. Chérifi en fait tristement partie.
Ahmed Dahmani
Avignon le 26 mai 2022
Ahmed Dahmani est économiste, enseignant-chercheur à la retraite. Il a enseigné, en
Algérie, à l’université de Tizi Ouzou puis à l’Université Paris-Sud, en France. Auteur de
L’Algérie à l’épreuve. Économie politique des réformes. 1980-1997 (Paris, L’Harmattan ;
Alger, Casbah, 1999). Site personnel : http://www.ahmeddahmani.net/
Renvoi
1- https://www.lexpressiondz.com/nationale/il-y-a-un-plan-de-destabilisation-contre-l-algerie356338
2- https://www.middleeasteye.net/fr/opinionfr/algerie-oran-harraga-mur-repression-enfermement-libertes