Il est des objets dont on ne se départit jamais tant nous en sommes imprégnés dès la prime enfance. C’est le cas de l’objet sur la photo ci-dessous qui transpire le maternel à pleurer d’émotion.
La photo date de 1939. Le décor est planté : une mère, un enfant, une calebasse dont l’apparence évoquerait au premier abord une citrouille que les amerloques auraient décorée pour Halloween.
Mais cette cucurbitacée a plus d’un tour dans son sac, si je puis dire. Les usages qu’on en fait sont multiples, du récipient à l’instrument de musique.
Chez moi, au bled chéri, cette calebasse recèle d’autres fonctions singulières, aussi bien pratico-pratiques que symboliques.
On y baratte le lait pour en tirer beurre et petit lait. Soit. Mais à travers cette fonction, somme toute utilitaire, elle en décline d’autres insoupçonnés, s’inscrivant dans un environnement culturel particulièrement particulier !
D’un point de vue esthétique, sa forme fait penser à certaines œuvres de Picasso quand il dessine “ses” femmes difformes, sauf que sa ligne courbe et élancée la ferait plutôt passer pour un top model.
C’est la femme, souvent la mère, qui baratte le lait. Heureusement. Sans vouloir prôner la division sexuelle du travail, je militerais pour celui-là. L’homme, au lieu de baratter, il aurait passer son temps à baratiner la calebasse.
La calebasse et le berceau du bébé sont aussi pareillement suspendus au toit (à une poutre) par une corde, à peu près à la même hauteur, c’est dire combien le geste de la mère qui berce se retrouve dans celui qui baratte. Berceau et calebasse sont dans leur usage accompagnés d’un chant a cappella, de ces chants qui vous gouttent parcimonieusement dans l’âme.
Une autre fonction de la calebasse, et non des moindres, est celle d’une confidente à laquelle la mère adresse par le truchement du chant ses suppliques, ses peines et ses voeux. Elle la flatte, elle lui demande récompense pour ses efforts. Le chanteur Idir a merveilleusement traduit cette complainte dans sa chanson “Ssendu” (à écouter avec une traduction en suivant ce lien :
Sur la photo, l’enfant, ses yeux attentifs le disent clairement, est tout ouïe, il écoute le chant maternel réglé sur le glouglou rythmique du lait agité dans la calebasse. Cela lui rappelle à coup sûr le gargouillement du lait maternel lors de ses tétées. Il se sustente d’amour.
Le chant d’amour (au berceau) et nourricier (à la calebasse), sont un canal d’une transmission paisible. Beu… Beu… diriez-vous, je fais dans l’ethno café de commerce. Je vous réponds bah ! je suis convaincu de ce que je dis, puisque cet enfant c’est moi, la femme qui baratte c’est ma reum, et je suis bien calé à l’intérieur de la calebasse à m’enivrer de petit lait.
Je continue dans l’ethno : l’enfant accède ainsi au langage par le chant et la rime. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on s’adonne facilement chez moi (rebled chéri) à la poésie et au chant. Sans les sacraliser comme on le fait en “Ouxidène”.
Enfin, il y a sur la photo une absence criante, celle du père. De vrai, il était souvent absent. S’il n’était pas parti faire la guerre, il devait être en exil. S’il n’était pas allé au champ, c’est qu’il était à la djemâa en train de crachoter sa chemma, ou dans un café à jouer au domino en tempêtant sur un double-six impossible à placer. Ce qui ne l’empêchait pas de s’envoyer un grand bol de petit lait à son retour à la maison. C’était un père, pas un papa. Tout le monde peut être un père, c’est autre chose d’être un papa. C’est ainsi… soit-il … pas.
Je veux retourner dans la calebasse.
Achour Wamara