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Noureddine Boukrouh : « Le jour fatidique approche pour l’Algérie » (II)

Entretien

Noureddine Boukrouh : « Le jour fatidique approche pour l’Algérie » (II)

Dans la deuxième partie de cette longue entrevue, Noureddine Boukrouh nous parle de la jeunesse algérienne et livre ses impressions sur l’état de désarroi dans lequel elle se trouve, sa démission de la vie publique et son désir inlassable de quitter le pays.

Par ses idées, souvent aux antipodes de la pensée ambiante, M. Boukrouh secoue, bouscule et interpelle les consciences pour provoquer ce qu’il appelle un « déclic national ».

À ceux qui veulent devenir « harragas », il démontre que partir n’est pas un acte de révolte, mais une « idée de fuite », tout en accablant les dirigeants du pays qui en « ont fait un paradis pour eux et un enfer pour les autres ».

Aux islamistes, il explique qu’un viol de la Constitution, un coup d’État ou une présidence à vie, est bien plus grave qu’une simple caricature sur le Prophète qui « pourtant, les indigne et les jette sur la rue par centaines de milliers ».

Et malgré son initiative, l’ex-candidat aux présidentielles de 1995, ne se pose pas en homme providentiel, en « zaïm ». Il dit souhaiter la réussite de son projet « révolutionnaire » mais que sa personne « importe peu » du moment que le but serait atteint.

Le Matin d’Algérie : Trouvez-vous que la jeunesse algérienne ne s’indigne pas assez, qu’elle n’est plus habitée par l’esprit de révolte ? Un peuple révolutionnaire peut-il perdre du jour au lendemain son âme révolutionnaire ? Si c’est le cas, pourquoi ? L’ignorance, l’inculture, l’illettrisme ?

Noureddine Boukrouh: Si on devait prendre des exemples concrets, on constaterait que la jeunesse algérienne est effectivement habitée par l’ »esprit de révolte », mais pas le même. Ni dans sa philosophie, ni par ses objectifs. Remontons le fil de notre histoire depuis l’indépendance, et arrêtons-nous aux événements les plus saillants.

1) Il y a eu d’abord octobre 1988 dont la facture a été de cinq cents morts. Vous souvenez-vous personnellement d’une revendication formulée, d’une banderole brandie, d’un slogan scandé, du premier mot d’un programme hypothétique ? A l’étranger, on l’avait appelée la « révolte de la semoule », et à ce jour on n’arrive pas à trancher sur la spontanéité et la nature véritable de cette « révolte » sans philosophie ni objectifs : haine du pouvoir, nihilisme, manipulation des « Services » dans le cadre d’une lutte de clans ?

2) Trois ans plus tard ce sont des centaines de milliers de jeunes qui manifestent dans la rue, exigeant l’instauration d’un Etat islamique. Prêts à en découdre pour cet « idéal » dont ils ne savaient absolument rien, beaucoup d’entre eux ont pris quelques mois plus tard les armes et le chemin du maquis dont des dizaines de milliers ne sont pas revenus, tombés dans cette « révolte » encore vivace puisque Ouyahia supplie les « derniers égarés » de revenir à la société en échange des avantages matériels prévus par la loi sur la « réconciliation nationale » toujours en vigueur.

3) En 2001, plus d’une centaine de jeunes Algériens sont tombés en Kabylie et à Alger sous les tirs des services de sécurité dans une révolte motivée par la défense de la cause amazighe et des idées consignés dans la « Plateforme d’El-Kseur ».

Presque personne ne s’est solidarisé de leur cause dans les autres wilayas, leur donnant l’impression de ne plus appartenir au même pays.

4) En 2011, dans le sillage des révolutions arabes, des révoltes disparates ont éclaté à travers le pays que les autorités ont vite circonscrites en faisant baisser en urgence le prix de l’huile et du sucre.

S’agit-il, dans ces quatre exemples, de la même jeunesse, du même « esprit de révolte », de la même philosophie et des mêmes objectifs ? Manifestement, non. Il ne s’agit donc pas de jeunesse lettrée ou illettrée, savante ou ignorante, cultivée ou inculte, mais d’homogénéité intellectuelle, culturelle, linguistique, sociologique et même ethnique du peuple algérien. En 1988 et 2011, on retrouve des facteurs socioéconomiques à l’origine des troubles. Mais l’Etat islamique (1992) et l’amazighité (2001) sont deux idées que presque rien ne rapproche, deux causes que presque tout oppose. J’ajouterai que ces deux causes existaient avant le déclenchement de la Révolution du 1er novembre 1954 et qu’elles ont juste été mises entre parenthèses pendant la guerre de libération puis sous le parti unique avant de réapparaitre simultanément à la fin des années 1970.

  • Voir aussi : Noureddine Boukrouh : vers un nouveau 1er Novembre 1954
  • Une analyse qui ignore cette donnée fondamentale ou la masque comme l’a fait le pouvoir algérien depuis l’indépendance n’a aucune valeur et ne sert à rien. C’est sur cette diversité ethnique, linguistique, culturelle, qu’il faut construire le socle de la nouvelle Algérie. L’ancien schéma monolithique a conduit à l’impasse et ne permettra aucune solution viable, durable. Il faut sortir du blocage par le haut, en faisant en sorte que les Algériens de toutes les sensibilités puissent vivre à l’aise et en paix dans leur pays, à l’ombre d’un Etat garant, efficace, régulateur, moderne, démocratique et social.

La jeunesse algérienne exprime son indignation à chaque occasion : dans les stades, sur les réseaux sociaux, et récemment en boycottant massivement les dernières législatives ? La conscience collective est bien présente non ? Comment la canaliser, la drainer ?

Vous vous méprenez sur le sens de ces réactions qui n’évoquent pas la conscience collective, mais exactement son contraire. Ce que vous prenez pour de l’indignation en vous référant à la violence dans les stades n’est en réalité que du nihilisme. Quant au boycott électoral, je n’y vois pour ma part qu’une indifférence à l’intérêt général, de l’irresponsabilité en matière sociale et politique, une abdication devant le devoir collectif, une dérobade devant l’aiguillon de la conscience citoyenne, toutes choses qui renforcent le despotisme et le laissent faire ce qu’il veut de nous.

La notion d’« indignation » popularisée par Stéphane Hessel dans son fameux petit livre qui a ému le monde n’a pas partout les mêmes résonances, et encore moins dans un pays comme l’Algérie commandé au plan émotionnel par une philosophie sociale d’essence populiste et nihiliste et une religiosité bon marché qui ont joint leurs effets pernicieux pour donner un homme détaché de la marche du monde, errant dans un désert culturel et politique.

J’ai demandé, au moment de répondre à votre question, à un excellent arabisant de me donner les traductions possibles en langue arabe du mot « indignation ». Il m’a donné « ghadhab », « intifadha akhlakiy », « istinkar », « rafd », « tandid »… On voit bien qu’il y a un problème, un gap, que ça ne colle pas tout à fait, que nous sommes dans des sens voisins mais inaptes à restituer ce que visait Stéphane Hessel dans « Indignez-vous ! ».

Voulant pousser dans ses retranchements mon traducteur, je lui ai demandé de traduire « dignité » et il m’a répondu par « karama », « charaf », « izza », sentiments renvoyant à l’intériorité individuelle, au ressenti personnel, alors que l’indignation que cherche à provoquer Stéphane Hessel en appelle au sentiment collectif, à la sensibilité commune ; elle s’adresse au « Nous » commun et non au « moi » de chacun. C’est l’équivalent du « common sense » auquel appelait Thomas Payne les Américains du XVIIIe siècle pour se libérer du despotisme britannique dans son livre qui porte ce titre.

C’est exactement ce qui manque aux Algériens qui ont vécu côte à côte pendant des millénaires, très rarement les uns avec les autres ou les uns des autres, d’où leur histoire tourmentée et leur colonisation répétée. Il leur a toujours manqué un sens commun, une vision d’eux-mêmes et du monde commune, le sentiment d’être un « Nous » insécable, la connaissance des raisons et des buts du « Nous ».

Dans leur culture, tout est subordonné au prisme religieux issu non pas du Coran ou de la pratique du Prophète mais du « ilm al-qadim ». Ce que vous appelez « révolte » est rendu par « isyan » en arabe, et la connotation religieuse est donc la toute première à se présenter à l’esprit quand on utilise ce terme. Il est connoté négativement, comme quelque chose de « haram » plutôt que comme une incitation au meilleur, à la démocratie, à la liberté…

Il n’y a rien dans la culture islamique issue du vieux savoir religieux qui incite à disposer d’une Constitution politique (vous vous rappelez sans doute du slogan « la doustour, la mithaq, kala lah kal raçoul », brandi par le FIS), ou qui soit destiné à combattre le despotisme. Le gouvernant ne peut être contesté que dans un seul cas : s’il s’attaque frontalement à l’exercice de la religion. Or la culture islamique n’est pas le fait du Coran ou du Prophète, mais à 90% le fait du « ilm al-qadim » en application des orientations des despotes qui se sont succédé dans l’histoire de l’islam presque sans exception depuis Moawiya.

Une caricature sur le Prophète indigne, jette les gens dans la rue par centaines de milliers, prêts à tuer, mais pas le viol de la Constitution, pas un coup d’Etat, pas le despotisme, pas les affaires de corruption, pas la présidence à vie, pas la fraude électorale…

Peut-être que cette indignation pour exprimer ce mal-être, cette inertie, n’a pas encore trouvé dans notre pays une figure, une personne, un guide, pour la transformer en mouvement ? Pensez-vous incarner cette figure ? En avez-vous l’ambition ?

Une des leçons essentielles que j’ai retenue de l’enseignement de Bennabi c’était, entre 1969 et 1973 (date de sa mort), la différence existant dans leur définition et leur fonction entre le monde des choses, le monde des personnes et le monde des idées.

Les Algériens adorent suivre les guides, les « cheikhs », les « zaïms », les marabouts et, de nos jours, les charlatans et les guérisseurs. C’est ce qui les a perdus et les perdra encore. Pour eux, dans leur subconscient, les idées doivent être incarnées par des personnes qui doivent être imitées, suivies au doigt et à l’œil. Ces idées sont le bien de ces personnes et eux de simples exécutants. On voit, là encore, l’influence du prisme religieux dans leur montage intellectuel. Ne vaut à leurs yeux que ce qui est sacré, vénéré, mystique et mystérieux, alors que seul le rationnel, le méthodique, l’objectif, le mesurable et le reproductible peuvent les servir et les faire avancer dans l’Histoire.

Le mythique Djouha a été le premier à déceler l’aubaine dans cette disposition de l’esprit algérien et, depuis, il n’a cessé à travers les siècles, sous un nom ou un autre, sous une apparence religieuse ou politique, d’exploiter cet inépuisable gisement renouvelable d’astuces, de ruses et de diableries pour vivre aux dépens des pauvres Algériens. Jusqu’à ce jour, et avec les remerciements et la gratitude éternelle des bernés, des victimes, du « ghâchi ».

Ce n’est certainement pas moi qui vais me poser en « zaïm » ou en homme providentiel pour leurrer mes compatriotes.

Je leur parle d’idées en essayant de distinguer les bonnes des fausses (comme l’islamisme), je m’emploie depuis un demi-siècle à leur livrer à domicile, à travers mes écrits, les quelques idées que j’ai comprises afin qu’ils en tirent profit pour se hisser au rang de nation pacifiée, stabilisée, développée…

Que mes écrits suscitent de l’intérêt, je ne peux espérer mieux, mais ce que je demande à mes compatriotes c’est d’en adopter les bonnes pour les adapter au cas algérien, de leur donner corps, d’en faire des réalités sociales et politiques. Ma personne importe peu, elle n’est pas le but mais juste le support, le moyen, le véhicule. Je peux aider, je crois l’avoir fait substantiellement jusqu’ici, et je suis disposé à continuer jusqu’à mon dernier souffle. C’est ce que j’ai fait sans relâche depuis 1970 et continuerai à faire avec l’espoir de laisser quelque chose d’utile après moi. Bla mziya !

Le phénomène des Harraga (brûleurs, une forme de suicide), est-il l’ultime forme de révolte de la jeunesse algérienne ? Contrairement à ce qu’on peut penser, ce phénomène, n’est-il pas l’expression d’un profond amour pour le pays et ses habitants ? Les « Harraga » disent ainsi, « je préfère brûler les frontières et risquer de mourir que brûler le pays, comme se sont embrasées la Libye ou la Syrie » ? Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

Vous persistez dans vos définitions ? Je persiste dans les miennes : mieux que dans tout autre exemple, la « harga » n’est pas un acte de révolte, mais la meilleure traduction de l’idée de fuite. On fuit son pays parce qu’on n’y trouve pas son compte ; on le quitte parce qu’on n’y a pas de vie, de travail, de présent, d’avenir. Ce ne sont pas les « harragas » qui sont à blâmer, mais les dirigeants du pays qui en ont fait un paradis pour eux et un enfer pour les autres, en particulier parmi les nouvelles générations qui ont, notamment, le sentiment de faire des études pour rien.

Lorsque l’Algérie deviendra un Etat véritable, transparent, avec une Constitution servant l’intérêt de ses citoyens et non exclusivement celui de ses dirigeants, lorsqu’elle sera dirigée par des hommes compétents, propres, ouverts à ses enfants où qu’ils se trouvent dans le monde, alors il n’y aura plus de « harragas », ce sont ceux qui sont partis qui voudront revenir.

Le jour fatidique de la faillite du pays, le peuple n’aura que faire des problèmes moraux et d’une révolution citoyenne pacifique, l’urgence sera de survivre et à n’importe quel prix ? Il faudrait peut-être agir au plus vite pour que cela ne dégénère pas en violence ?

Oui, vous avez raison, le jour fatidique approche. Nous en sommes à fabriquer des billets de banque, à émettre légalement de la fausse monnaie pour payer les fonctionnaires et les députés. Si ce n’est pas cela la faillite, qu’est-ce que c’est ?

Nous sommes dans la situation de la victime de Barbe Bleue qui demande à sa sœur Anne si elle ne voit rien venir de son donjon, visant le monstrueux Barbe Bleue. Vous et moi sommes sur le donjon et voyons au loin l’ouragan se lever. Combien de temps mettra-t-il à arriver ? C’est l’unique question qui vaille. Il faut se préparer à contrer le choc, à lui résister, à survivre, à reconstruire ce qui aura été détruit.

L’initiative que j’ai lancée ne m’appartient pas, elle vous concerne autant que moi, autant que n’importe quel Algérien soucieux de l’avenir de son pays. Je continuerai de mon côté à l’alimenter comme annoncé et à recueillir commentaires et propositions. Elle est appelée à devenir l’affaire du plus grand nombre possible d’Algériens et d’Algériennes, et son contenu programmatique et organisationnel sera précisé étape après étape.

(À suivre)

Entretien réalisé par Hebib Khalil

Auteur
Hebib Khalil

 




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