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Pétrus Borel : romantique en France, colon en Algérie

MEMOIRE

Pétrus Borel : romantique en France, colon en Algérie

L’Algérie de la Révolution de 1848 est officiellement dénommée “Territoire français”, sous le commandement d’un Gouverneur désigné par le Ministre de la Guerre. La Révolution de 1830 la considère déjà comme Territoire de la Méditerranée française. Au mois de novembre 1847 arrive à Alger via Marseille, l’écrivain romantique Joseph-Pétrus Borel d’Hauterive, dit Le Lycanthrope, né à Lyon  le 29/6/1809.

Cet enfant de la noblesse du Dauphiné était le poète français le plus troublant du cénacle romantique parisien. C’est bien lui qui présenta le jeune Théophile Gautier à son ami Victor Hugo et c’est encore lui qui mena la bataille pour la défense de son théâtre face à une société et son archaïque justice dans une démocratie naissance.

Sur conseil de Théophile Gautier ami du général Bugeaud, l’auteur des Rhapsodies (1832) découvre un pays en pleine « conquête ». Le Gauthier que nous connaissons dans les lettres, n’est nullement celui du missionnaire colonialiste. Lié d’amitiés avec le bourreaux d’Algérie, il interviendra pour son ami Pétrus Borel afin qu’il occupe le poste d’Inspecteur de la colonisation dans cette contrée africaine.

Borel, anticonformiste, romantique ringard et antibourgeois, est un pur produit social d’une France en gestation, se cherche et se métamorphose politiquement en dissimulant toutes ses contradictions économiques dans le seul acte de la colonisation de l’Algérie.

A 30 ans, il est fonctionnaire de l’inspection des colonies agricoles de peuplement, d’abord à Constantine où il fera la connaissance du chansonnier et poète René Ponsard (1826-1894) qui faisait partie de la lutte contre la révolte des Zaatcha en 1894. Pétrus Borel inspectera les colonies d’El-Khroub et celle de Mondovi à Annaba. De ces déplacements, il en découle des rapports fulgurants sur la première organisation de la colonisation agraire qui fut initiée par le général Bugeaud, sous la formule de colonisation agricole et militaire, en transformant les soldats en fin de contrat, en paysans et agriculteurs sur des terres spoliées sur des domaines de tribus algériennes anéanties ou déplacées.

Après son passage au Constantinois, l’auteur de Champavert, contes immoraux (1833), se mari avec Gabrielle Claye dite Béatrix et ils auront un garçon Aldéran-André Borel d’Hauterive qui sera interprète judiciaire auprès du tribunal de Laghouat, puis à Morris (sud de Annaba) et il décédera en 1882 à Souk-Ahras. Une certaine noblesse en terre algérienne se fait vite remarquer.

Un romantique converti en inspecteur de la colonisation en Algérie, est certainement un passage forcé pour quelqu’un qui a été marqué d’un individualisme outrancier à l’encontre de l’esprit étatique des Jacobins et contre celui de Napoléon Bonaparte. Il regagne l’Algérie après bien des vicissitudes, des misères et une vie de bohême. Le plus romantique des romantiques et le poète le plus réaliste est aussi un «furibond et désarçonné » (1), mais aussi le représentant de la protestation

«De la sentimentalité contre le rationalisme révolutionnaire, revanche de la liturgie catholique contre l’athéisme d’Hubert et le culte de l’Etre Suprême. » (2)

Son itinéraire algérien fut celui des différents centres de colonisation de peuplement et l’Algérie de Borel est surtout celle des lois qui la régisse de 1830 à 1840 où la colonisation était qualifiée de libre où des Français fortunés s’établissaient sur les terres environnantes des villes occupées. Ils créèrent de grands domaines à un moment où le général Clauzel préparait les ébauches d’une colonisation sous le contrôle de l’administration de l’Etat sur le modèle type de cette nouvelle politique agraire est le domaine de Boufarik.

Le 9 juin 1846, l’inspecteur Borel avait délivré à une veuve, Mme Alloy, une concession provisoire d’un  terrain situé à El-Achour. Ce fut sa première marque de fidélité à la colonisation qui lui permit de se lier davantage au maréchal Bugeaud et à sa politique de peuplement. Le romantique du Petit Cénacle parisien, devint un fonctionnaire du grand programme de la spoliation terrienne et de la mise en place des centres agricoles formés par une immigration venue de régions les plus déshérités de France et auxquels se sont joints les déportés politiques de 1848 et ceux de l’Empire. Après la Commune de 1871, ce fut le tour des Alsaciens-Lorrains de créer de nombreux villages, devenant des communes de regroupements.

En 1856, l’Algérie comptait 159 000 européens, dont 92 000 Français. Déjà en 1841, la colonisation s’est personnifiée en la personne de Bugeaud qui avait appuyé le comte Guyot dans sa politique de fixation des périmètres des villages de colons en attribuant les concessions avec obligations de valorisations, une limitation du droit de vente et d’hypothèque avec une légère redevance à l’Etat. L’Algérie de 1848 comptait déjà 42 centres de peuplement avec 13000 ouvriers des ateliers parisiens, recevant 2 à 20 ha, une maison et des semences. Inspectant ces nouvelles implantations de colons, Pétrus Borel bénéficie à son tour d’une concession agricole à 20 km au sud-est de Mostaganem, au lieudit Blad-Touahria, devenant entre 1851 et 1852, son premier maire. En 1936, la commune comptait 350 Européens et 2413 « indigènes ». Blad-Touahria, ex-Blad-Touaria, ex-Bekkak fut la propre création de Borel avec un grand esprit d’organisation. Elle faisait partie de l’arrondissement de Mostaganem et comptait, en 1856, 04 familles installés de 11 personnes comme premiers colons, à laquelle s’est jointe une émigration d’Alsaciens-Lorrains de 11 familles au départ, dont 03 d’entre-elles seront évincés définitivement de cette « petite communauté ».

Devenant propriétaire terrien, Pétrus Borel se distinguera à travers différentes expositions et manifestations agricoles organisées en France. C’est durant l’Exposition universelle de 1856 que l’on pouvait lire dans un rapport adressé au préfet du département de La Somme sur les instruments et les produits agricoles, ce qui suit :

«Les orges n’ont pas parus égalés les blés en beauté ; elles ne pourraient même pas être comparés à l’orge à six côtés qui est cultivée par quelques personnes dans notre département. En revanche, nous avons admiré le roi des seigles, ou seigle romain de M. Pétrus Borel, à Mostaganem, dont les magnifiques grains sont d’une grosseur extraordinaire, presque semblable à des froment. » (3)

Il sera même distingué d’une médaille d’argent pour la qualité de son produit céréalier.

La femme de Borel, de son côté, s’occupait d’apiculture et elle a fait à l’époque, l’objet d’une attention particulière de la part de la Société centrale d’apiculture en France (4) et la revue L’Apiculteur (n° 11, d’août 1857, p.128), note que :

«Mme Pétrus Borel, de Bad Touaria, a présenté une ruche vulgaire parallélépipédique, en sondins accolés, appelée ruche-arabe, qui a sa raison d’être en Afrique. »

La ruche et sa production de miels seront exposées durant l’Exposition universelle de 1855 et lors du Concours agricole universel de Paris en 1856.

Pétrus Borel à Ain-Benian

Les 31 juillet et 25 octobre 1846, le traducteur de Robinson Crusoé de Daniel de Foé en 1846, est dans la région d’Ain-Benian afin de contrôler les travaux et les états de la concession coloniale. Sur place, il n’y trouve qu’un

« Pauvre diable nommé Gascou, un Béarnais, veuf avec deux petits enfants, qui, installé depuis quelque temps, n’avait pas voulu quitter une terre qui lui avait déjà couté sa femme ; il vivait là misérablement d’un peu de charbon brûlé dans le maquis. » (4)

La concession en question est du nom de M. Tardies qui a réellement manqué à ses engagements de colons et donc les maisons abandonnées de la concession Pétrus Borel fait la rencontre d’un :

« Vieil Arabe : singulier personnage original et pratique que cet indigène ! Pêcheur à la ligne, il vivait depuis quarante ans dans une grotte du rivage : vie solitaire et de privations. Quand on eut construit ces vingt petites cabanes et qu’il les vit désertes, il abandonna sa caverne pour une résidence plus somptueuse, s’y installe. Sa vieillesse y trouvait plus de confort et sa misanthropie même solitude. » (5)

devant les dires du bénéficiaire de la concession coloniale, sur les raisons qui ont fait que le projet échoue, Pétrus Borel n’était nullement convaincu et il avait constaté que le monsieur Tardies n’a pas mis en culture une seule parcelle de terrain, pas de débarcadère en bois pour les bateaux. Une concession qui donnait sur un large front de mer et les réponses du bénéficiaire était évasive, l’inspecteur Borel indique plus loin dans son rapport :

« Qu’à la place des calles projetées, une lourde échelle inutilisable. Aucune trace de corps-morts ou de bouées. Et comme parc aux huîtres, un trou naturel profond de trois mètres d’une superficie dérisoire. » (6)

Totalement déconcerté par cette découverte, M. Pétrus Borel, qui avait se rompre le cou plusieurs fois lors de cette visite, « remarque sur un ton de colère que ce trou n’était tout au plus bon qu’à mettre quelques douzaines d’huitres. » (7)

C’est dans son rapport sur cette concession d’Ain-Benian, qu’il demandera l’éviction et avec énergie, du concessionnaire et sans compensation. Il notera que « c’est un exemple à faire que la colonie attend et qui sera d’un effet excellent et salutaire. » (8)

Une sanction qui donnera beaucoup à penser, relève-t-il, aux actuels et aux futurs « aventuriers de la colonisation » (Borel), qu’il est strictement interdit de jouer avec « les derniers de l’état et de la bienveillance de l’administration » (Borel) et donc finir le scandale par une trait moral, conclut-il.

Pétrus Borel à la  Réghaia

M. Pétrus Borel est dans la région de Réghaia et cela entre septembre 1846 et avril 1847. Il rédigera un rapport d’expertise détaillé sur l’état de la concession de M. Fortin d’Ivry qui entra en possession du domaine dit de Bordj de La Réghaia, le 1er septembre 1846. Le domaine était entièrement « inculte et abandonné » par les anciens propriétaires coloniaux. Les bâtiments écroulés ou dévastés « ne se composaient guère que de décombres et de ruines » (9).

Entre mars et avril 1847, Borel relève tout l’effort et la grandeur, écrit-il, des travaux aménagés par le nouveau propriétaire et dont l’effort et le sérieux avaient plus fait pour le présent et pour l’avenir que les anciens propriétaires (colons). Il note scrupuleusement dans son rapport que

« Par les propriétaires anciens de la plaine, il va sans dire que nous n’entendons parler que des propriétaires exploitants, car ce n’est pas nous qui feront jamais l’injure à M. Fortin d’Ivry de le comparer, même pour son avantage, aux détenteurs funestes et improductifs de la Mitidja. » (10)

Avant Réghaia, Pétrus Borel avait visité les trois centres ruraux de la région du Sahel, à savoir Mehelma, Fouka et Méred (aujourd’hui Beni-Méred) dont le projet de colonisation agraire a été lançait par le maréchal Bugeaud en 1842. Après trois ans, « ces trois villages étaient de beaucoup les plus prospères du Sahel », remarquait Bugeaud en personne et c’était à Borel de relever dans son rapport que les colons de Méred qui avaient pour 5 à 6000 francs de bestiaux en tous genres, d’autres n’avaient même pas conservé ceux qui leur étaient octroyés en partage des concessions.

Le rapport de l’auteur de roman immoral Madame Putiphar (1833) fait les éloges du noble Fortin d’Ivry qui donna vie aux marécages de Bordj la Réghaia en instaurant une organisation bien exemplaire pour tout ceux qui travaillaient sur son domaine. Afin d’éviter les rixes entre Européens (Français, Italiens, Allemands, Majorquins et Espagnols), il supprima  absolument toute boisson alcoolique et limita la consommation du vin. Pour fournir la base alimentaire indispensable aux Européens, note Borel, le propriétaire installa une boulangerie.

Mais le rapport, en positivant ce seigneur proche de la famille de Napoléon, évoque les familles “arabes” formant la population du domaine de Fortin d’Ivry. Elles étaient 122 et se composait essentiellement de serveurs, manœuvres pour les travaux, jardiniers, gardiens-bergers et muletiers. Parmi elles, des Kabyles, des Marocains et des Arabes. Sur  la question du mode d’établissement de ces « indigènes », Borel évoque le bail qu’exigeait le propriétaire de cette communauté, dans le cas de l’exercice 1846-1847 prenant et finissant en juillet 1847. Il est stipulé :

« – Nulle redevance d’argent :

  • obligation de fournir des gardiens et des bêtes de transport, partie non payées, partie payées à prix convenu (2 francs par mule) ;

  • obligation de construire des gourbis, de cultiver une étendue déterminée (30 ha) et de veiller sur la propriété ;

  • défendre de passer certaines limites, d’avoir des chèvres, etc., etc. ;

  • faculté de pâturage sur 300 ha ou environ » (Idem, p.121)

Pour ce qui est des salaires pour les membres des familles « indigènes », Pétrus Borel relève que :

« Le précédent bail des Arabes a été renouvelé à des conditions encore meilleures, et l’empressement qu’ils ont mis à renouveler par avance est un signe de leur bien-être et de leur confiance. » (Idem).

Ainsi pour  60 voyages de mules du domaine en direction d’Alger, le propriétaire offrait 400 francs en pièce d’argent et les gardiens, qui sont aussi berger, sont payés comme khemas touchant leur horaire en denrées alimentaire entre blé et orge. Si les Arabes du domaine voulaient chassés des étourneaux, ils n’avaient qu’à payer 60 francs de droit.

L’Algérie est un royaume arabe, une colonie européenne et un camp français, disait le généralissime Napoléon-III. Joseph-Pierre Pétrus Borel d’Hauterive qui mourut le 17 juillet 1859 à Mostaganem, d’insolation pour certains et de famine après avoir tout perdu pour d’autres, n’était en réalité des faits qu’un révolté en France et un réactionnaire  en Algérie tout comme son ami Victor Hugo et ces romantiques frénétiques et petits-bourgeois.

M. K. A.

Notes :

1 – Revue  Europe, n° 75, du 15/03/1929, p. 403.

2 – Idem, p. 403.

3 – Rapport sur les instruments et les produits agricoles de l’Exposition universelle, Amiens, Imprimerie de E. Yvert. 1856, p.54.

4 – Bulletin de la Société géographique d’Alger et d’Afrique du Nord, Huitième année, 1er trimestre, Alger, 1903, p. 144.

5 – Idem, p. 144.

6 – Idem, p. 145.

7 – Idem, p. 145.

8 – Idem, p. 145.

9 – Algérie. Colonisation. Des travaux exécutés : La Réghaia, Province d’Alger. Article de Théophile Fortin d’Ivry, In Revue de l’Orient et de l’Algérie, Tome 2, paris, 1847, pp. 112-136.

10 – Idem, p. 114.
 

Auteur
M. Karim Assouane

 




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