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Photojournalistes : « Aucune photo ne mérite qu’on perde la vie »

Photojournalisme

La guerre en Ukraine a jeté une lumière parfois crue sur le travail des photojournalistes en temps de conflit. Elle est, aussi, un terrain d’apprentissage pour les moins aguerris, l’occasion de « faire ses armes ». À l’occasion du festival Visa pour l’Image de Perpignan, deux jeunes professionnels racontent leur rapport au danger, et leur vision du métier.  

L’un a vendu ses premières photos à Associated Press et Libération à 20 ans, l’autre a fait ses premières armes au Liban. Les deux ont grandi avec l’amour de l’image et de la photographie. « Au début de ma carrière, je partais toujours en finançant mes sujets. C’est la seule solution quand on débute. Ça ne peut pas marcher du jour au lendemain, on est inconnu. » Chloé Sharrock est photojournaliste depuis six ans et membre de l’agence Myop. En 2017, elle décide de partir toute seule au Liban, des idées plein la tête : « Ça a été un échec parce que je n’ai quasiment pas vendu d’images, je n’avais encore aucun contact dans le milieu. Je ne connaissais pas encore le fonctionnement. On ne peut pas faire un sujet juste parce qu’on le trouve cool et que ça nous plaît. »

Autodidacte, la jeune femme n’a aucune formation dans la photo. Pour elle, l’expérience sur le terrain et les rencontres avec des confrères ont été un véritable apprentissage. « Un journal ne nous donnera pas 4 000 € pour aller à l’autre bout du monde. Il faut réussir à vendre ses sujets pour rentrer dans ses frais et faire du profit. Au fur et à mesure, on trouve sa place, on construit son réseau, notamment auprès des rédactions, mais aussi de collègues rencontrés sur le terrain. »

C’est à 11 ans que Rafael Yaghobzadeh tient pour la première fois un appareil photo dans ses mains. En 2011, après avoir fait un premier semestre en licence d’histoire de l’art, il monte dans un avion direction Tunis. « Je suis parti de mon propre chef sans aucune commande. J’ai réussi à vendre des sujets à Associated Press et Libération. Parfois, je partais en reportage à perte.» Il poursuit son travail au Caire où il couvre la chute de Moubarak.

Après un retour à Paris et à la fac, il reprend le chemin du photojournalisme en 2014 avec la révolution de Maïdan en Ukraine : « Ça faisait écho aux printemps arabes. Je décide d’y aller pour voir ce qu’il s’y passe. En Crimée, il y a un déclic qui se fait. C’est là-bas que je comprends les méthodes de vente de sujets auprès des organes de presse, les commandes… Contacter les rédactions, trouver les bons arguments. Il faut un peu bluffer aussi. Comme j’ai bien vendu mes sujets sur la Crimée, j’ai pu partir couvrir le référendum dans le Donbass. Pendant le mois où je suis resté, je me suis familiarisé à la symphonie de la guerre : les grades des militaires, les kalachnikovs, les obus… C’est la première guerre que j’ai couverte. »

« Aucune photo ne mérite de crever »

Le quotidien Le Mondeenvoie Chloé Sharrock le 27 février, en Roumanie puis Moldavie et Ukraine. Plus à l’aise sur la région du Moyen-Orient, elle n’avait pas pour projet de se rendre en Ukraine : « Quand j’ai commencé à couvrir le conflit, j’étais en binôme avec Rémy Ourdan qui est une institution du reportage de guerre, explique-t-elle. Grâce à ça, je me suis sentie en sécurité parce qu’il savait ce qu’il faisait. Il faut être conscient du danger qui nous entoure, mais on part avec les clés en main pour être le plus « safe » possible. »

Rafael Yaghobzadeh connaît lui très bien l’Ukraine. Il y est retourné chaque année entre 2015 et 2019. Il arrive le 17 févier 2022 à Kiev où il retrouve le journaliste Stéphane Siohan avec qui il collabore. Après avoir pris la température dans la capitale, tous deux se rendent dans le Donbass : « On était loin de la ligne de front, on voulait rencontrer la population, leurs sentiments, leurs peurs, raconte-t-il. Et quand la guerre a commencé le 24 février, on se trouvait à Kramatorsk. Cette nuit-là, on n’a pas dormi parce qu’il y a eu le discours de Zelensky puis celui de Poutine. C’est là que tout a commencé. »

Les dangers du métier, il les connaît et en a déjà fait les frais lorsqu’il a été grièvement blessé dans le Haut-Karabakh en octobre 2020. « Si je n’ai pas une image, ce n’est pas grave, j’en aurai dix autres. Le plus important, c’est de s’écouter. Comprendre ce qu’il se passe et suivre son instinct. J’ai de l’expérience, mais même pour mes collègues qui en ont 20 ou 30 années, c’est une guerre de haute intensité qu’ils n’ont jamais vue. Il y avait beaucoup de paranoïa et de frustration aussi, parce qu’on ne pouvait pas tout photographier. »

Prendre des risques démesurés sur le terrain n’est pas raisonnable pour Jean-François Leroy, créateur et directeur historique du festival Visa pour l’image, encore moins un critère de sélection : « J’élimine d’office tous les photographes qui partent sans garantie : sans gilet pare-balles, sans casque. Horst Faas, grand photographe et directeur du bureau d’Associated Press à Saïgon pendant la guerre du Vietnam, disait toujours « aucune photo ne vaut une vie ». C’est une phrase qui est restée gravée au fond de ma mémoire. Je n’ai pas envie que des jeunes prennent des risques inconsidérés juste pour se faire mousser. »

Chloé Sharrock n’est clairement pas dans cet état d’esprit. En Ukraine, elle était équipée d’un gilet pare-balles, d’un casque, d’une trousse de secours. Elle a conscience du danger sans que celui-ci la paralyse dans son travail : « Je considère qu’aucune photo ne mérite de perdre une jambe ou de crever. Dans mon approche, c’est plus l’humain qui m’intéresse que des photos d’explosion où il faut être le plus proche possible de l’action. Je n’ai pas encore l’expérience pour aller pousser mes limites. Ça se fait avec le temps et l’envie aussi. »

Conséquences psychologiques

Passé le danger, il faut encore en gérer les conséquences psychologiques. La première fois que Chloé Sharrock s’est rendue en terres ukrainiennes, elle y a passé six semaines : « Quand je suis rentrée en France, je ne me rendais plus vraiment compte des normes. On n’a plus la notion de la fatigue, ni le recul nécessaire. [Sur place], l’épuisement mental ne se fait pas sentir parce qu’on est dans le feu de l’action et dans l’envie de bosser. On sait qu’on assiste à un événement historique donc chaque jour, on y retourne. On ne se rend plus compte qu’un checkpoint ou une alarme, ce n’est pas normal. La réalité devient celle de la guerre. On normalise tout ce qui se passe autour de nous. Ce qu’on peut oublier parfois, c’est qu’on fait des images pour les montrer à des gens qui ne sont pas dans un pays en guerre. C’est quand tu rentres chez toi que tu prends conscience de ta fatigue. »

Jean-François Leroy abonde, et précise que ce n’est pas propre aux plus jeunes : « J’ai rarement vu des photographes aguerris revenir autant troublés, émus, choqués par ce qu’ils ont vu. Un journaliste m’a dit : « Quand je rentre de reportage, de la même manière que je fais nettoyer mes boitiers, j’ai besoin de me nettoyer la tête ». Les photographes sont des femmes et des hommes qui ont leur sensibilité. Si vous ne ressentez rien devant les charniers de Boutcha, d’Irpin, vous êtes un salopard. »

Solidarité intergénérationnelle

C’est sans doute ce lourd fardeau émotionnel partagé sur le terrain qui crée spontanément une solidarité entre générations. « Quand on est jeune et qu’on débute dans le métier, les plus âgés nous épaulent, se souvient Rafael Yaghobzadeh, lauréat du Prix Rémi Ochlik 2017. Il y a une solidarité qui se crée, c’est très fort. Il y a beaucoup d’entraide et les différentes générations sont formées comme ça aussi. » Même si les plus jeunes n’échappent pas à la critique de leurs aînés. Rafael Yaghobzadeh fustige ainsi ceux parmi ses confrères « qui restent derrière leur ordinateur, qui ne vont plus sur le terrain et qui disent : « ce n’est pas bien ». Évidemment, ça nous fait tiquer. »

Pour le photojournaliste, les plus jeunes ont légitimement leur place sur les terrains difficiles : « Parce qu’il s’agit d’une guerre d’intensité, parce que ce sont les Russes, parce qu’on a vu des tanks et des missiles balistiques et que la sphère médiatique a sous-entendu que ça allait être la Troisième Guerre mondiale, comment un jeune sans argent ni expérience peut aller là-bas ? Je pense qu’au contraire, c’est la plus riche des expériences qu’il puisse avoir. Et si les jeunes ne viennent pas voir ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’on va faire pour les prochains conflits ? »

RFI

 

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