Accusé de trahison pour avoir évoqué la Kabylie dans Le Point, l’écrivain et chroniqueur Kamel Daoud a réveillé un vieux tabou algérien : celui d’une région à la fois pilier et trouble-fête de l’unité nationale.
Une région souvent cible de soupçons, alors qu’elle a payé le prix fort pour défendre, seule, des revendications identitaires et démocratiques valables pour tous les Algériens. Et si cette polémique, qui ravive de vieilles blessures politiques, en disait moins sur l’écrivain que sur l’incapacité du pays à reconnaître la diversité qui le compose ?
Le dossier du Point sur la Kabylie a réuni pêle-mêle les anti-MAK, les anti-autonomistes, les anti-Saïd Sadi, les anti-Kamel Daoud, des pro-pouvoir, des anti-extrême droite, même des anti…Kabylie… Car dans le lot se cachent un nombre insoupçonnable d’individus qui ne supportent pas le particularisme culturel, identitaire et politique de la Kabylie.
Et dans le lot, Kamel Daoud a essuyé le gros des attaques. Affligeant. Cette tempête médiatique en dit sans doute plus sur la nervosité de la scène publique algérienne que sur le contenu même de l’article. Il a suffi que l’écrivain s’attaque – ou paraisse s’attaquer – à la question kabyle pour que le réflexe pavlovien se mette en marche : indignation unanime, accusations de trahison et réaffirmation solennelle de l’«indivisibilité » de l’Algérie.
Pourtant, derrière ce brouhaha patriotard, une évidence transparaît : en récusant en bloc les propos attribués à Kamel Daoud, ses contradicteurs réaffirment eux-mêmes, souvent avec une passion inconsidérée, que la Kabylie est une composante indissociable de la nation. Une position martelée à chaque crise, et qui n’est pas sans rappeler les débats du Printemps noir de 2001 ou encore les événements du Printemps berbère de 1980. Manifestement pour ces grands pourfendeurs parler de la Kabylie est un tabou, voire un sacrilège.
Le précédent du printemps noir
En 2001, l’assassinat du jeune Guermah Massinissa, dans la brigade de gendarmerie de Beni Douala, mit le feu aux poudres. La Kabylie s’était levée comme un seul homme pour dénoncer l’usage meurtrier de la force par l’État, plus d’une centaine de jeunes manifestants ayant été tués et des centaines d’autres blessés. Leur crime ? Avoir dénoncé l’arbitraire, la hogra et l’injustice sous toutes ses formes.
Très vite, la colère locale s’était muée en un mouvement collectif, porteur de revendications nationales, formulées dans la célèbre plateforme d’El Kseur. Ce texte fondateur proposait rien de moins qu’une refondation politique : reconnaissance de l’identité plurielle de l’Algérie, fin de l’exclusion politique, modernisation des institutions et garantie des libertés fondamentales.
Une Kabylie seule face au pouvoir
Mais en 2001 et 2002, rares furent les voix, hors de la région – à l’exception de certaines élites politiques et intellectuelles progressistes – à défendre ce projet. Déjà affaiblie par la répression, la Kabylie dut porter seule ce combat, alors même qu’il se voulait unificateur et inclusif. Hormis quelques voix des Aurès, aucune solidarité transrégionale ne s’est exprimée.
Cette solitude payé avec le sang de 127 jeunes Kabyles et plus de 500 blessés faisait écho à celle vécue lors du Printemps berbère de 1980, quand la région avait déjà dû défendre seule la cause identitaire et les revendications démocratiques qui l’accompagnaient. Véritables forces de propositions politiques, les animateurs du Mouvement culturel berbère avaient alors jeté les bases d’un discours démocratique, moderne et pluraliste. Le MCB avait frayé, seul, une brèche dans le système autoritaire du parti unique.
La question que personne ne pose
Derrière cette polémique, il y a bien souvent les ennemis de Kamel Daoud, mais aussi de la Kabylie. La belle affaire ! Le dossier du Point leur offrait une occasion de se payer les deux pour le prix d’un.
Au-delà, la polémique autour de Kamel Daoud réveille un paradoxe : on glorifie l’unité nationale, mais on oublie que l’une de ses régions les plus actives politiquement a souvent été laissée seule lorsqu’elle défendait des valeurs communes à tous les Algériens.
Et si, derrière la provocation supposée de Kamel Daoud, se cachait un rappel dérangeant ? Et si le malaise venait du fait que la Kabylie incarne, depuis des décennies, une revendication de droits et de libertés que l’Algérie officielle n’a jamais su – ou voulu – intégrer ?
Les réactions outrées disent beaucoup sur la fragilité d’un nationalisme souffreteux qui, pour se rassurer, préfère réaffirmer les frontières symboliques plutôt que de s’attaquer aux fractures réelles : celles de la représentation politique, de l’égalité devant la loi et de la reconnaissance sincère de la diversité culturelle. Et certainement, celles d’un véritable Etat de droit qui manque terriblement aux Algériens. La vraie question est là, pas ailleurs.
Car si l’Algérie est bien « une et indivisible », encore faut-il que cette unité soit vécue comme un contrat équitable, et non comme une obligation, voire un simple slogan mobilisé au gré des polémiques.
Sofiane Ayache