Redonnant une voix et une image à la résistance des femmes face à l’autoritarisme, à l’intégrisme islamique et à sa terreur de masse durant la guerre civile algérienne (1990-2000), le récent couronnement de « Houaria », ce roman écrit en langue arabe par la traductrice et romancière In‘âm Bayoud, du grand Prix Assia-Djebar 2024, a libéré le remugle misogyne, réactionnaire et nostalgique de la culture sanguinaire du FIS (Front islamique du salut) d’une grande partie de l’ « intelligentsia » algérienne, majoritairement composée d’hommes pour lesquels le cours de l’Histoire s’est arrêté le 5 juillet 1962.
Chauvinisme et autoritarisme décomplexé, raids numériques inquisiteurs, fisnostalgie[1] aux désirs sanguinaires vilement assumés, misogynie systémique et patriarcat paranoïde – guetteur complotiste d’un mirage déclaré castrateur. Ils ont peur, ces hommes qui se disent de grande valeur !
C’est dans ce climat de terrorisme « littéraire » que le captivant roman de la traductrice et écrivaine In‘âm Bayoud, Houaria [هوّاريّة], a été accueilli par les « élites algériennes patriotiques et authentiquement musulmanes », quelques jours après son couronnement du Grand Prix Assia Djebar, le 9 juillet 2024.
Dépeignant et disséquant, par une approche profane, les origines sociales, économiques et politiques de la guerre civile algérienne (1990-2000), la distinction de ce roman où se côtoient, en totale harmonie et en parfaite intelligence, l’arabe littéraire et l’arabe populaire algérien, a fait sortir les extrêmes droites algériennes (les religieux intégristes, les nationalistes conservateurs et leurs chiens de garde) de l’obscure tanière vénéneuse du ressentiment à l’ombre de laquelle elles guettent et criblent d’insultes le moindre cri de liberté.
Ne pouvant admettre la distinction d’une œuvre écrite et éditée par des femmes, d’un roman racontant une histoire algérienne frappée du sceau de l’interdit et du tabou par des héroïnes insoumises aux diktats de la misogynie et de la domination masculine qui leur refuse l’égalité citoyenne, d’une écriture diagnostiquant finement les pathologies sociales du puritanisme islamiste et de l’unanimisme nationaliste, les nouveaux Janissaires, accompagnés des gardiens impénitents de la conscience, ont vite mis à l’index ce roman, poussé les éditions Mîm à saborder ses activités quelques jours après la réception du prix (le 16 juillet 2024).
Ils ont craché leur venin de soumission sur la romancière au nom de leurs prétendues qualités de « journalistes », d’« écrivains », d’« artistes » d’« universitaires » et même… d’ « imams vigilants » qui les autorisent, par décret divin on pourrait croire, à combattre sans relâche, dans l’espace public et devant les institutions dites étatiques[2], les « atteintes à la morale et à la décence commune » que véhiculeraient « les spermatozoïdes laissés par la France en Algérie » (l’expression est d’un imam ayant pour mission de répandre la « piété » parmi les Algériens !).
Au lieu d’œuvrer dans le sens de l’autonomie de l’art dans la pluralité, de cultiver l’esprit de complexité et de contradiction dans un contexte de répression aveugle des libertés individuelles et collectives, la police littéraire des mœurs, chauffée à blanc par le bâton dictatorial et l’opium intégriste, n’a cessé d’aboyer en faveur de l’édification urgente d’une « littérature islamique » qui devrait « assainir la Culture algérienne » de la « littérature pornographique » que promouvrait In‘âm Bayoud, « ses défenseurs et soutiens institutionnels ».
Les réactions algériennes
Une question revient, après des décennies de déni, d’occultation. Existe-t-il des droites dures et extrêmes en Algérie ? Evidemment, elles existent, même si d’aucuns peinent à les nommer, à les voir surtout, par prudence de ne pas « importer des catégories occidentales et blanches dans les ex-colonies qui ont souffert et continuent de souffrir du colonialisme ». Elles dirigent même le pays depuis des décennies, elles sont partout, dans les écoles et les universités, dans les mosquées et les institutions dites « culturelles », dans les stades de football et les associations sportives, dans les cafés et les gares routières, dans certains réseaux diasporiques également, notamment en France.
Elles s’incarnent dans les vilaines expressions de ceux qui veulent pérenniser un fait constitutionnel voulant qu’un Algérien ne peut être que « génétiquement musulman » ; qu’une Algérienne, pour ne pas « heurter la décence populaire, les constantes nationales et les valeurs islamiques », doit habiter l’espace public en un fantôme couvert de la tête aux pieds, en un spectre muet, privé du libre exercice de sa conscience, de la libre expression de sa langue, de son imagination, de ses désirs et fantasmes. On veut des écrivaines qu’elles aient un tuteur-légal-écrivain pour les orienter sur « le droit sentier littéraire de Dieu », la seule excellence artistique qui semble être légitime, possible !
Les extrêmes droites algériennes frappent, durement, lâchement, partout. On scrute le moindre post Facebook et on déclare selon la pulsion répressive de l’instant l’« Ennemi intérieur » du jour, les « Mains invisibles du parti de la France et de l’Occident ».
On emprisonne, on humilie, on cadenasse les langues et les esprits, on harcèle judiciairement, on dégrade l’Homme, on empoussière la beauté du monde de la laideur du cynisme. L’Algérie est noyée dans les eaux saumâtres d’une brume répressive inédite, au nom d’un certain Bien « révolutionnaire et patriote » absolu, mais complétement anachronique, nourrit de la haine et du rejet de la réalité qui, elle, ne cesse de crier pourtant : « Ô liberté, advient ! ».
Quant aux aveugles, ils s’acharnent à persécuter une femme esseulée qui dit sa liberté dans une si belle langue arabe. Une langue libre et légère, dense et percutante, débarrassée de l’esprit de lourdeur des autoproclamés « Messieurs les professeurs », cette armée de Panurge scélérate et subalterne, ces inutiles « docteurs » d’une curieuse « université » pour lesquels l’enseignement et la recherche de la vérité se confondent avec le paradigme anti-culturel, antihumain même, des prêches terroristes d’Ali Belhadj, ses épigones et ses suiveurs.
« L’art » de souiller la beauté de l’art
La meute contre Houaria. Un cas d’école de bassesses. Mais rien n’étonne. Une prévisible remontée du remugle autoritaire et intégriste dans un contexte de répression totale. La mascarade présidentielle du 7 septembre prochain oblige ! Le ressentiment dirigé contre une femme qui écrit, par-delà les hommes et leurs dominations, s’est exprimé dans l’entièreté de sa désastreuse splendeur.
Écoutons donc, les merveilles de la bêtise se complaisant dans l’ignorance. Houaria serait le roman d’une « écrivaine pornographique » qui aurait « traîné dans la boue la ville d’Oran et l’Algérie ». Un roman qui, par « la vulgarité de son vocabulaire », serait destiné au « peuple des cabarets ». « Une humiliation pour le peuple algérien » face à laquelle d’aucuns, en leur « qualité de vigiles de la nation », ont demandé « au président de la République de protéger la Culture en Algérie de toute forme de licence, de dévergondage et de prostitution ».
Car, selon eux, le danger serait imminent. Si ce roman « destiné aux putes » est adapté au cinéma, l’Algérie intégrerait fatalement « l’histoire de la pornographie par la grande porte ». C’est pour cette raison qu’il faudrait agir, rapidement et fermement, pour « assainir la Culture de la licence et de la prostitution », « retirer ce roman immoral de la vente et le prix Assia Djebar à la romancière, constituer une police littéraire dont l’objectif sera de purifier le pays de ces productions pornographiques » et, dans le cas échant, indiquer « – 18 ans sur la couverture de Houaria et ne le lire qu’à partir de minuit ».
Que les lecteurs ne s’en étonnent pas, croire en l’autonomie de l’art et investir la langue arabe autrement au féminin serait une dangereuse entreprise visant à faire « répandre le vice et la licence » en Algérie, l’un des plus puritains des pays arabes, du monde tout court.
Parler de la précarité en Algérie, du démantèlement de l’État social et de l’intégrisme religieux du point de vue des femmes, par-delà le régionalisme et les guerres culturelles si chères aux écrivains courtisans et soucieux de « préserver la tradition de la corruption de la modernité » ne peut que susciter l’ire des chiens de garde du despotisme, ne peut que désinhiber leur habituel chauvinisme et autoritarisme décomplexé, leur hideuse fisnostalgie sanguinaire. L’impunité demeure, les insultes fusent. Deviennent la norme cardinale de leur « critique littéraire » – le synonyme contemporain des tribunaux de l’Inquisition.
Ne jamais se taire
Je m’élève donc contre la laideur du siècle, la nôtre, j’accuse et je condamne les lâchetés, les silences et les compromissions avec la croisade répressive et diffamatoire menée contre In‘âm Bayoud, son œuvre, son éditrice et les membres du jury de la septième édition du Grand Prix Assia Djebar, notamment Amina Bela‘la, accusée, en raison de la distinction d’un roman aujourd’hui crucifié, par des « professeurs d’université » et des « écrivains » à l’esprit moutonnier de n’être « pieuse et conservatrice qu’en apparence », de « défendre la prostitution et la pornographie avec acharnement et professionnalisme ». S’habituer aux offensives réactionnaires et intégristes poussant les artistes à déserter la « terre verte » (dixit Mahmoud Darwich) de la création libre et de la beauté ; les éditeurs artisanaux et consciencieux, qui peinent et suent dans le silence, à fermer leurs portes, est une double trahison, un crime contre la vérité. Contre la vie.
S’opposer, critiquer et combattre, par le verbe et par l’action, les réactions algériennes dirigées contre la personne d’In‘âm Bayoud et son œuvre, contre les femmes algériennes plus généralement, est l’affaire de tous, de tout Algérien qui croit en la démocratie et en l’égalité inconditionnelle des personnes et des citoyens. Car ceux qui sont censés être « les éclaireurs de la nation » empuantent aujourd’hui l’Algérie du remugle des caniveaux de la haine et de la soumission. Le pays entier est empuanté de cette laideur, leurs servitudes volontaires.
Où va la « Nouvelle Algérie » ? Nulle part. Après des décennies de panurgisme nationaliste chauvin aux horizons bouchés, après un demi-siècle de baptêmes anticolonialistes aux mythologies risibles et aliénantes, cette « éternelle Mecque des Révolutions » et « Terre des libertés » (dixit certains politiciens de la gauche française) s’enfonce dans un nihilisme politique et intégriste qui risquerait de faire couler l’entièreté du pays, après la guerre civile, dans une deuxième Nuit sanguinaire, si on laisse les brebis gangréneuses et bien encadrées du FIS et chauvinisme intimider toute personne voulant respirer librement dans son pays.
Une femme qui rend hommage aux femmes oubliées du peuple qui ont lutté et sauvé le pays d’une destruction autoritaire et intégriste certaine ne doit en aucun être accusée de « promouvoir la culture des cabaret », ni dans la place publique ni devant le parlement. L’Histoire nous jugera si nous baissons les yeux et mettons un voile sur nos langues et nos plumes face aux ennemis du genre humain, de la beauté qui abreuve la soif de liberté à chaque aube, généreusement.
Faris Lounis, écrivain
In‘âm Bayoud, Houaria, Alger, Dâr Mîm, 2023, 222 pages., 1,200.00 DA
إنعام بيّوض، هوّاريّة، دار ميم، الجزائر العاصمة، 2023، 222 صفحة، 1،200.00 د.ج
[1] J’entends par ce néologisme la vilaine et monstrueuse tendresse qu’éprouvent certaines figures des extrêmes droites algériennes (nationaux-conservateurs et religieux intégristes) pour les pratiques terroristes et barbares du FIS (le Front islamique du salut) durant la guerre civile algérienne (1990-2000).
[2] Au Parlement, les députés islamistes d’El Bina et ceux conservateurs du FLN ont officiellement saisi par écrit le Premier ministre Nadir Larbaoui pour « agir fermement contre cette atteinte à la morale et à l’unité des Algériens ».