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Pour l’histoire

DEBAT

Pour l’histoire

Il y a des choses pénibles à faire. Mais il y a des devoirs que les conjonctures historiques imposent. J’aurais bien aimé ne pas avoir à écrire cette mise au point. Il y a tant à dire et à entreprendre dans cette période de deuils et de périls.

J’ai hésité mais tous ceux qui m’ont contacté, sans exception aucune, m’ont convaincu de ne pas laisser passer l’injure parce que, cette fois, elle a été commise au nom de l’Histoire. C’est à dire au détriment du bien le plus sacré avec ses morts, ses sacrifices et ses espérances. Un tronc commun que la génération d’avril 80 a eu l’honneur et le mérite d’écrire en dehors des récits frelatés dont le pouvoir du FLN nous a donné la version la plus détestable en faisant d’Abane, son architecte, un traître et de Boumediène le héros d’une révolution pendant laquelle il n’a pas tiré une balle. J’avais pensé que les militants d’avril 80, quels que fussent leurs désaccords, sauraient, eux, s’interdire ce genre de sacrilège : la réécriture de l’Histoire pour sa personne. Il faut croire que la régression générale ne nous a pas épargnés puisque l’outrage vient de nous atteindre.

Pour le passé, pour aujourd’hui et demain, pour les vivants et les morts ; pour les jeunes comme pour les anciens ; cette fois, il faut rétablir la vérité des faits.

Dieu sait que des injures, des contre-vérités et des invectives furent proférées. Il fallut se taire car, j’estimais que dans la situation que traversait la Kabylie et le pays en général, chaque polémique, pouvait être une faille dans laquelle le pouvoir ne manquerait pas d’injecter son venin. Serrer les rangs et ne pas répondre fut douloureux mais, pensais-je, nécessaire. A-t-on bien fait d’ignorer ces provocations ? L’honnêteté commande de dire qu’à ce jour les avis sont partagés.

Depuis que nos chemins se sont séparés pour des raisons qui, contrairement à ce qui se dit, n’avaient rien de politique, du moins au départ, Ferhat Mehenni s’est laissé aller verbalement ou par écrit à pas moins de dix-huit attaques contre moi. À ce jour, je me suis interdit de réagir. Mieux, quand à plusieurs reprises, il fut, d’une façon ou d’une autre, pris à partie, je me suis exprimé pour lui témoigner ma solidarité. Chacun a pu constater que la réciproque ne fut pas vérifiée. Mais il faut croire que cette asymétrie est considérée comme une norme sinon une loi.

Revenons aux faits. La conclusion de son intervention est navrante.

« Lors du boycott scolaire de 1994, Saïd Sadi était contre. Je lui ai dit, et alors si tu es contre, moi je le fais. Comme il n’avait pas d’arguments, à m’opposer, il m’a dit : tu vas voir comment les marabouts vont te tomber dessus. Je lui ai dit Saïd, tu peux te lancer dans de faux combats (…) Ça je le dis pour l’Histoire (….) Ce qui est passé est passé. Il m’a dit ce sont les marabouts qui ont pris les postes de préfets et de sous-préfets après l’indépendance… Il m’a dit aussi que le FFS, sous-entendu les marabouts, vont te tomber dessus (…) Par la suite, le FFS m’a donné un bon coup de main pendant tout le boycott…»

Le problème avec les hommes aveuglés par la haine et qui ont perdu contact avec le réel, c’est qu’ils finissent par croire que la réalité n’est pas ce qu’elle est mais ce qu’ils ont décidé qu’elle devienne. Ils mentent mais ils n’en ont plus conscience.

J’ai appris la décision du boycott scolaire illimité à Paris en lisant le journal El Watan. J’étais avec le docteur Rafik Hassani et nous arrivions d’Athènes où le RCD avait été invité au congrès du PASOK. Cela faisait deux semaines que j’étais absent d’Algérie. J’appelle Ferhat Mehenni pour savoir ce qui s’était passé ; qui avait pris cette responsabilité et pourquoi avait été décidée cette opération qui, de fait, engageait le parti, les enseignants, les élèves et leurs parents…Et en lui posant la question de savoir si ces derniers étaient invités à la discussion, il me répondit que non. C’est peu dire que j’étais irrité. Il fallut alors parer au plus pressé. J’appelai monsieur Arezki Aridj, membre influent de l’association des parents d’élèves et dont il est loisible de solliciter le témoignage, pour lui demander, si possible, de différer toute déclaration hostile. Il était déjà désappointé par l’annonce de la grève illimitée et le fut encore plus lorsqu’il saisit que je n’étais pas associé à la décision. J’appelai également un peu partout pour essayer de faire patienter les enseignants.

C’est à l’occasion de ces contacts que je finis par toucher, entre autres, Mhand Amarouche. Je compris qu’il était au fait de l’initiative mais, lui aussi, semblait surpris de réaliser que je n’étais au courant de rien. Je découvris alors que l’appel avait déjà pris comme un feu de brousse car les militants, les sympathisants et, plus généralement, les citoyens avaient été abusés. Ils pensaient que la direction du RCD avait statué et adopté l’appel. Ce ne fut jamais le cas.

Premier constat facilement vérifiable, Ferhat Mehenni ne peut pas m’avoir entendu lui dire quoique ce soit sur le boycott puisque je n’étais pas informé de l’opération.

Que s’était-il passé au juste ? Nous sommes au deuxième semestre de 1994. Un attentat dont on peut deviner qu’il fut fomenté par les services avait été perpétré à la Place du premier mai à l’occasion de la marche du 29 juin organisée pour exiger la vérité sur l’assassinat de Mohamed Boudiaf. Nous déplorâmes deux morts et 71 blessés. Sans que cela ait eu une incidence sur le boycott déjà décidé, l’enlèvement de Matoub en septembre ajouta a posteriori à la tension déjà grande. Pendant tout l’été, des discussions animées agitèrent le RCD. La violence de la réaction contre la marche était un message sans appel de fermeture générale. En attendant de voir comment retisser les liens dans une opposition divisée, il fallut protéger les secteurs où les acquis les plus substantiels avaient été enregistrés. En tout cas, il fallait éviter que des reculs ne viennent les remettre en cause. D’où l’idée de mobiliser et de protéger la Kabylie. A mi-juillet, une réunion partielle tenue au siège de Didouche Mourad à laquelle avait participé Mustapha Bacha, Amara Benyounes et des membres du conseil national aborda la question de la lutte autour de la problématique amazighe.

Le principe d’engager le combat sur ce terrain recueillit tous les avis mais la grève fut éliminée d’entrée car pour la rentrée 94, le GIA avait déjà fait savoir qu’il assassinerait tout enseignant ou élève participant à la reprise scolaire. D’autres rencontres tenues à la base en Kabylie arrivèrent à la même conclusion. Pas question de prendre le moindre risque de confusion avec l’organisation terroriste sans compter la responsabilité de faire perdre une année à toute une génération. Il ne fut plus jamais question de grève, du moins pour 1994. Par contre, de ces discussions émergèrent d’autres idées.

L’une d’elle, proposée par Hend Sadi, fit consensus. Le rapport de force politique nous permettait à l’époque d’investir les lycées et les CEM en Kabylie pour organiser une fois par semaine une leçon d’histoire aux élèves pendant toute l’année scolaire. C’est sur la maturation de cette option ou l’exploration d’autres possibilités que j’avais quitté le pays pour me rendre en Grèce.

Revenons maintenant au contenu de la déclaration de Ferhat Mehenni. N’insistons pas ici sur les inexactitudes, confusions et incohérences concernant l’Histoire de la Kabylie – ou, plus ubuesque, la satisfaction de relever que jadis « la Kabylie était organisée en sectes » – qui traversèrent le propos pour ne retenir que deux choses : l’implication de 3 personnes décédées dans son scénario et la position du FFS vis à vis du boycott.

Saïd Dirami est présenté comme un agité sectaire et comploteur. Ceux qui le connaissent savent qu’il était tout le contraire. Un militant aussi calme que déterminé. Il fut, et je ne crois pas être le seul à le penser, l’un des hommes les plus remarquables que le RCD ait compté dans ses rangs. Selon la version de Ferhat Mehenni, Saïd Dirami, aurait demandé de l’aide contre son adversaire marabout aux législatives pendant une réunion que lui même aurait éventée. Et où il avait dû peser de son statut de membre de l’exécutif pour faire taire les vilénies anti-maraboutiques. On peut s’amuser au passage qu’il trouve normal de se faire entendre comme responsable mais tout aussi normal de décider seul d’une année blanche sans que le président ou les autres membres de la direction du parti soient informés.

Mohand Aoucheta, assassiné par les terroristes en 1994, fut, toujours selon Ferhat Mehenni, contraint de se soumettre à ses ordres le sommant de demander des excuses pour un tort avec lequel il n’avait rien à voir. Mohand était syndicaliste, là aussi, ceux qui l’ont accompagné savent qu’il n’était pas homme à se laisser impressionner. L’impair commis par Ali Ideflawen fut rattrapé au stade d’Azazga devant plus de six mille personnes où je déclarais que toutes nos traditions méritaient respect ; « tiṛṛubḍa n lejdud tella deg ẓar n tmurt nneɣ. Le maraboutisme culturel est dans les racines de notre terre. » Ferhat Mehenni était sur la tribune du stade à mes côtés.

Enfin Madjid Cheref, la bonté faite homme, qui aurait demandé à participer en tant que marabout à une réunion du bureau régional. Madjid mariée à une étrangère, m’avait invité chez lui à Tinkicht. Il était le contraire du conservateur. Je l’ai reçu à maintes reprises au bureau ou à mon domicile, il est souvent venu à Paris quand j’y étais de passage pour animer des réunions. N’ayant pas pu assister à son enterrement en Allemagne où il avait décidé de reposer – c’est dire son ouverture d’esprit -, je me rendis chez sa famille pour me recueillir sur sa tombe.

Ni les membres du bureau régional, ni les amis qui l’accompagnaient quand il passait au bureau ni sa famille ne firent allusion à une telle rencontre.

Enfin, l’affabulation domine toujours quand Ferhat Mehenni allègue que le FFS a soutenu le boycott. Il suffit de reprendre les déclarations de ce parti pour constater l’inverse. A longueur d’année, le FFS avait dénoncé l’action pour des questions tactiques relevant de la compétition politique mais aussi pour des raisons liées à la pertinence de la décision.

Abordons maintenant la question du maraboutisme que Ferhat Mehenni, allant à la chasse aux champignons, semble chevaucher avec fougue et jubilation. Le maraboutisme fait partie de l’histoire de la Kabylie. En tant que tel, nous devons l’assumer avec lucidité et responsabilité. Je m’honore d’avoir dirigé un parti où cette appartenance ne fut ni un paramètre de valorisation ni de marginalisation ; ce qui n’empêchait pas d’en parler de façon apaisée, saine et adulte.

En matière de sociologie politique, la pire des choses est la généralisation ; une paresse intellectuelle qui conduit à l’incapacité de nuancer, différencier, gérer les complexités…Ouali Bennaï, Arezki ou Ldjoudi Mohand Amokrane Khelifati, tous marabouts, furent d’immenses berbéristes. Il n’y a lieu ni de glorifier les marabouts en tant qu’ensemble ni de les stigmatiser en tant que groupe. J’ai mis autant de ferveur à écrire la biographie d’Amirouche, un Kabyle, que celle de Chérif Kheddam, un Marabout. La chose que j’ai décidée de proposer en priorité lors des premières municipalités pluralistes de 1990 fut de baptiser la place centrale de Mekla du nom de Bennaï Ouali malgré la farouche opposition de l’administration. C’est l’honneur de la génération d’avril 80 d’avoir contribué à dessiner d’autres critères de reconnaissance et de promotion que les appartenances ethniques. Si aujourd’hui le repli sur le groupe religieux, le village ou le clan prédomine chez certains, c’est parce que le combat démocratique reflue. C’est à sa redynamisation que nous devons nous attacher. C’est ce à quoi je m’emploie en écrivant mes mémoires avec le souci de la rigueur et de la fidélité au serment qui nous avait liés.

On peut discuter de tout : démocratie, tamazight, maraboutisme, statut de la Kabylie, l’essentiel est d’avoir l’intelligence de la responsabilité. A toute initiative, il faut la finesse de l’intuition, la capacité d’analyse, le choix de la méthodologie et l’opportunité des conjonctures. Si par impatience ou ambition, on se laisse gagner par la compulsivité, on se retrouve à courir derrière une idée pour tenter de lui donner sens, organisation et objectif ; un bricolage qui annonce l’échec au bout de l’aventure.

Je n’ai rien contre un débat sur le maraboutisme. Mais la manière et le moment choisis sont, là encore, malvenus. A-t-on besoin actuellement en Kabylie de ce pavé dans la marre ? Plus que toute autre, la phase actuelle nous soumet à un devoir éthique impérieux : laisser reposer les morts. Il vaut mieux ne pas trop spéculer sur les mémoires de Matoub et de Idir ou jouer avec le boycott scolaire sur lequel des comportements moralement douteux gagneraient à être oubliés.

C’est au moment où je suis l’objet d’un feu croisé venant de responsables islamistes et de militaires que Ferhat Mehenni décide de se lancer dans l’invective et l’affabulation, engageant ainsi la pire des batailles : la manipulation de l’Histoire. La triste concomitance n’aura échappé à personne. Comme pour signer un autre revirement, il n’y a pas le mot islamiste dans toute son intervention et le militaire Aboud ne tarit pas d’éloge sur ses qualités. Nous avions suffisamment ironisé sur la quincaillerie d’Abdelkader pour qu’il sache qu’il y a des médailles qui souillent autant l’honneur qu’elles pèsent sur les poitrines.

Puisse-t-il se rappeler que la fidélité et la modestie sont les qualités qui nous ont permis d’accéder à la plus haute des récompenses : le respect des nôtres. Et que parler en son seul nom, quand on a su lui garder sa crédibilité, peut suffire à remplir une vie.

A aucune situation, aucune période de l’Histoire, la fuite en avant n’a été une solution. Il n’y a d’impasse que celle dont on ne veut pas sortir.

(*) Cette contribution a été publiée par son auteur sur sa Facebook.

Auteur
Saïd Sadi

 




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