Après ma lecture de Houris, ainsi que de Meursault contre-enquête et de Zador, je ne peux pas commencer mes propos sans souligner que Kamel Daoud est sans aucun doute devenu une figure majeure de la littérature de la résistance et du devoir de mémoire en Algérie.
J’ai lu ses romans, tout comme j’ai lu tout ce que ses détracteurs (qu’ils soient journaliers d’un jour ou journaleux pour toujours) affirment à son sujet, car ils ne savent écrire que ce que leur dictent la doxa dominante et la bienséance aveuglante.
Les faux témoins de l’histoire sont ceux dont les yeux brulent lorsque Daoud décrit la langue intérieure de Fajr qui se consume de ne pouvoir dire. Les yeux de Fajr qui saignent de ne pouvoir regarder l’histoire sans se souvenir de celles et ceux que l’on a égorgées, violées, décapitées, puis oubliées.
Qu’est-ce que Fajr éveille en eux pour que la plume de Daoud soit autant abhorrée par tous ceux qui le qualifient d’islamophobe, alors que l’islamophobie n’est qu’une imposture de la gauche islamiste qui n’a cessé de se prostituer sur les trottoirs des islamistes? Que distille en eux l’imam Kichk , personnage sulfureux que l’on retrouve dans son roman Houris, pour que la plume de Kamel Daoud soit si honnie et vomie qu’elle réveille en eux ces vieux démons de l’islam politique, de l’islam de la soumission, de l’islam des fatwa jusqu’à la capitulation?
«Tout peut se renverser, se perdre à la moindre cuisse dénudée, une robe à fleur trop courte décide de ta vie», disait dans son roman Kamel Daoud. C’est d’autant vrai que l’Algérie d’aujourd’hui connait une expansion monstrueuse de l’islam politique dans l’espace public. Tout s’est renversé sans même devoir dégoupiller un prêche ou une Fatwa. Les mosquées sont dans les écoles et les écoles sont devenues une fabrique des barbus d’Allah.
Oui, la seule guerre qui subsiste pour Fajr est celle de la décennie noire, celle que Kamel Daoud fait revivre à travers le destin tragique de Fajr. La grande guerre n’est pas la sienne et ne le sera pas tant que ceux qui l’on écrit règnent comme des despotes sur le mémoire de ceux qui l’ont faite.
C’est la pire des guerres, où l’ennemi n’était autre que le voisin d’en face, le cousin, l’ami, parfois même le frère ou le père. La pire des sales guerres parce que la loi sur la réconciliation nationale a fait ressusciter l’ogre national, lui laissant la place pour encore de longues nuits d’oubli, d’impunité et de couteaux. «Pas de place pour la nuance», disait Daoud. Alors ne faisons pas de procès à celui qui, par la voix muette de Fajr, désigne sans ambivalence les responsables et leurs complices restés sans procès.
N’oublions pas la rhétorique incendiaire de l’imam salafiste Hamadache à l’encontre de Kamel Daoud. Elle trouve malheureusement échos dans les outrages que l’on entend actuellement sur lui . Avons-nous oublier que Kamel Daoud, depuis 2014, vit sous le couperet d’une fatwa, qui justement tient ses racines idéologiques dans tout ce que l’imam Kichk proférait à l’encontre de Fajr, Hanane ou Meriem?
À quoi ces écrits de haine à l’encontre de Kamel Daoud insinuent ils ? Veulent-ils une autre fatwa ? Une fatwa de plus, que ces détracteurs d’aujourd’hui, dépourvus de style, amputés de verbes qui parlent et de conscience qui saille, pris dans les circonvolutions de leurs pensées, incapables d’écrire ou de décrire la moindre souffrance que la décennie noire a marquée d’une hache sanguinolente, souhaitent réécrire afin de le faire taire. Ils pensent répondre à un récit mais ils agressent. Ils croient protéger du feu mais ils brûlent!
Kamel Daoud, par la voix muette de Fajr s’adressant à l’embryon de celle qu’elle appelle Houris, nous questionne sur l’aboutissement d’une vie lorsque celle-ci n’est qu’un amas d’oubli et de trahison. « Il n’est pas bon de naitre fille en Algérie ». C’est une descente macabre dans un long entonnoir où il n’y a d’issue que le lit infâme d’une doctrine assassine.
Houris est indiscutablement une dissection littéraire de la décennie noire, une sépulture pour toutes ces vies sacrifiées, ces têtes décapitées, ces voix égorgées, ces corps éventrés, ces bébés brûlés à vif… Tout ce que Hela Ouardi a pu documenter sur l’islam politique, Kamel Daoud l’a conté, avec une verve épurée et une voix vraie.
Quand Hela Ouardi met à nue la genèse sanguinaire de l’islam politique, de ses guerres d’apostasie jusqu’à l’avènement du terrorisme islamiste, Kamel Daoud rhabille d’honneur et de vérité les victimes de celui-ci. Il nous affirme avec justesse que ce sont les mêmes qui tuent. L’islam d’antan, comme celui d’aujourd’hui, n’a pas changé et ses imams/émirs encore moins.
L’imminent islamologue des temps modernes, Mohamed Arkoun, aurait observé dans Houris de Kamel Daoud ce que lui, un homme de recherche et un historien de la pensée islamique, n’a cessé de confirmer : l’impossibilité d’une modernité intellectuelle dans des sociétés arabo-musulmanes qui sont encore aujourd’hui plongés dans les eaux troubles du moyen âge. Il affirmait que ce moyen âge nous poursuivra encore pendant longtemps.
Kamel Daoud est de nous et nous sommes de lui. Il écrit pour nous, pour eux et pour ceux à qui il n’y a d’autres récits à lire que ceux des gagnants de l’Islam politique. Dans Houris on constate que rien n’est plus visible qu’une absence.
Que le mal s’est introduit avec la voix bêlante du bien. Qu’il y a des peines tellement grandes qu’elles nous disposent de croire. Que les esprits bienpensants jugent beaucoup plus sévèrement le courage des autres que leur propre lâcheté. Que par un paradoxal lien de causalité, la source de l’insoumission est aussi celle des plus grandes peurs. Que la démocratie n’a pas de vérité immuable, à la différence d’un régime théocratique, dans lequel il n’y a qu’une vérité absolue et permanente.
Houris nous démontre qu’il n’y aura pas d’avenir possible pour les générations futures sans une compréhension profonde des logiques conscientes ou inconscientes du passé.
Mohand Ouabdelkader