Cette réflexion sur l’expression « saha ftorek » n’est une insulte envers personne mais une interrogation pour un fait étrange qui débute à un âge où on vous soumet à une injonction à laquelle vous ne souhaitez pas vous soumettre.
Mais comme la vie est une insistance à vous rappeler que vous existez, certaines coutumes en font de même d’une manière cyclique dans l’année, comme l’hiver, les moussons ou la cueillette du raisin. Sauf que pour celle dont nous parlons, la survenance suit le cycle lunaire.
Au caractère impératif se rajoute donc une perturbation de l’esprit car la société n’a cessé jusque-là de vous apprendre que l’humanité et la nature suivaient un rythme solaire. Là n’est pourtant pas encore le sujet de mon interrogation même s’il en plante le décor.
Je le disais avec humour et une légère provocation amicale car le rythme lunaire est bien un cycle que beaucoup de civilisations ont suivi et qui influe sur certains phénomènes terrestres.
Entre beaucoup d’autres choses étonnantes qui apparaissent à ce moment, il en est une qui ne semble pas à priori signifier seulement une injonction mais une attribution identitaire en guise de cordialité. En fait, lorsqu’on vous attribue une identité sans que vous l’ayez construite ou choisie volontairement, se cache toujours une injonction.
« Saha ftorek » me disent tous les Nord-Africains lorsque je les rencontre et que le moment est venu de se quitter, quelle que soit la durée de cet instant. La boulangère nord-africaine, une connaissance du quartier, une personne en conversation téléphonique, pour les exemples les plus fréquents.
Chacun sachant que les langues ne se traduisent pas d’une manière littérale, la traduction la plus exacte est « Bon appétit ». Tout de même curieux que cette coutume qui fait entendre l’expression à tout moment de la journée. Pour la boulangère, le boucher ou le marchand de légumes, cela est encore compréhensible au regard du produit vendu puisque sa destination est le repas.
Mais pour les autres, il est surprenant qu’on vous dise « Bon appétit » à tout moment de la journée. Surtout pour une personne dont la coutume individuelle est de ne pas attendre le coucher du soleil pour qu’il se rende compte qu’il a faim et que c’est le moment de manger.
Arrêtons l’humour, même si la situation se prête au mot, et venons-en au plus sérieux. Il est bien évident que cette marque de cordialité ne s’exprime que pendant le ramadan et très rarement à un autre moment. Le « bon appétit » pour nos pays d’origine est donc la marque d’une coutume religieuse.
Se pose alors deux questions importantes. La première, comment savent-ils à l’étranger si je suis musulman ou non ? Deux réponses pourraient le justifier. J’en aurais l’apparence et certainement l’accent. Je dois reconnaître que parfois mes étudiants me disaient que je ressemble à Enrico Macias. Franchement, à m’associer physiquement à une célébrité, j’aurais aimé ressembler à une autre. Je me console en disant que l’accent y est pour une plus grande part.
Ensuite parce que c’est peut-être une personne qui connait votre origine ou que la conversation l’a fait savoir par l’utilisation de la langue arabe ou berbère.
La seconde question est « comment savent-ils si je suis croyant ou athée ? ». Il faut revenir à la phrase précédente et en conclure qu’il s’agit d’une marque culturelle qui n’est pas obligatoirement associée à une religion. Au fond, la chose est assez commune à toutes les sociétés du monde, on dit bien « Joyeux Noel » ou « « Hag Saméah » pour le Kippour (là, j’ai fait une rapide recherche).
C’est à ce moment du développement qu’apparait le problème. Le ramadan est-il une culture ou une prescription de la religion ? Nous savons évidemment que la seconde construit pour une grande part la première à travers l’histoire.
Nous savons également l’épineux problème des manifestations religieuses, de leur conséquence sur les coutumes et de leur financement dans une république laïque. Beaucoup les considèrent comme des éléments culturels et historiques pour le justifier malgré la loi de 1905.
Mais le lecteur sait pertinemment que la société musulmane ou majoritairement musulmane a tranché pour moi. Surtout qu’elle ne perçoit les coutumes et la culture qu’à travers les prescriptions de la religion qui associe les deux en un tout. Et cela depuis la politique, les institutions, le code civil et pénal, la linguistique, jusqu’à la pratique sexuelle.
Et nous savons combien la tolérance est immense chez la plupart des croyants musulmans lorsque j’insiste pour leur dire que je n’ai choisi aucune religion et qu’il est tout de même inadmissible qu’on m’en attribue une.
Leur commentaire le plus attendu est « tu fais comme tu veux, c’est un choix personnel ». C’est à ce moment, mes chers lecteurs, que je retiens mon immense colère.
Comment peut-on prétendre m’affirmer qu’on est libre dans une société musulmane en ce qui concerne la religion, surtout à l’intérieur d’un territoire se disant musulman par la constitution ? C’est mon intelligence qui est remise en cause car je n’aurais aucune capacité cognitive pour me rendre compte de la réalité.
En attendant, je vous dis « Saha Ftorkom ! ». Il n’est pas interdit de m’inviter. Si la chorba est la marque d’une religion, je me convertis alors en même temps en prêtre, pasteur, imam et rabbin.
Sid Lakhdar Boumediene