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Pouvoir, contre-pouvoirs et les garanties politiques

DECRYPTAGE

Pouvoir, contre-pouvoirs et les garanties politiques

Quel était l’objectif de la conjuration entre les deux anciens patrons du renseignement avec Saïd Bouteflika ?

« Qui nous garantit que le futur Président va mettre en œuvre les revendications sorties du « hirak », une fois élu ? ». Cette question est posée par les élites et non pas par le peuple, pour que chaque membre tente d’imposer son agenda personnel, dans la future configuration du pouvoir.

A une question impossible, réponse impossible ! En effet, comment peut-on garantir qu’un élu, qui sort d’une urne démocratique certaine, va mettre en application son programme et les promesses qu’il contient ? Même dans les démocraties avancées, cette question n’est pas résolue, tant et si bien que des groupes de réflexion essaient de la résoudre en proposant, qui d’un régime référendaire (1), qui d’une remise en cause, par étapes, du suffrage universel et enfin, pour d’autres une « proportionnelle intégrale » capable de remettre en cause les majorités instables et le vote majoritaire, en fonction de l’ampleur des « manifestations de rues ». Bref, la démocratie a encore des beaux jours à vivre et la dictature des majorités aussi (2) !

Pour ce qui concerne notre pays (3), il est clair pour tout le monde, après douze marches massives pacifiques, le « Hirak » s’est ce qu’il ne veut pas, à travers le « dégagisme » mais il ne sait pas ce qu’il veut (4) ! La preuve est apportée par l’incapacité de ce mouvement populaire de transformer ses revendications en un projet de société et de faire émerger ses « représentants consensuels », illégaux par définition, puisque non sortis des urnes.

Toutes les tentatives, des plus sérieuses aux plus farfelus, ont été des échecs cuisants et maintiennent  un statu quo inquiétant, qui de toutes les façons ne peut pas perdurer, en l’état, sans que de graves dérives n’émergent (5). Des « personnalités providentielles» sont, ici et là, avancées par certains mais sitôt remises en cause par d’autres, ce qui conforte nos appréciations sur les impasses que nous subissons de vendredi en vendredi.

Ces rejets généraux, «Trouhou gaâ», scandés par les marches, sont la conséquence directe de la désertification politique (6) opérée systématiquement par le pouvoir, depuis plus de vingt ans de dictature républicaine absolue. Ce déficit de confiance, bien que naturel, n’en demeure pas moins un obstacle infranchissable à toute solution de sortie de crise et nourrit une demande diffuse, de la part de la société, de garanties concrètes, pour prendre en charge les revendications populaires, une fois les nouvelles autorités investies par le suffrage démocratique.

Ces peurs, entretenues ou non, dans la société, nous conduisent à des fausses solutions pour de vrais problèmes, comme, par exemple, la question de la construction des contre-pouvoirs, avant celle du pouvoir ! Ou encore celles de l’indépendance de la justice avant la lutte contre la corruption, de la dissolution de toutes institutions et de leurs affidés, avant la construction d’une culture politique démocratique, la mise à contribution de la constitution avant la constituante, de la légitimité avant le vote démocratique… une espèce de «charrue avant les bœufs». La liste du « dégagisme » s’allonge, au gré des manifestations de rues, sans qu’aucune autorité élue ne la fixe (7) ou ne la rallonge, emportée par le romantisme démocratique que tout le monde revendique.  

A l’intérieur de ce mouvement sociétal, qui mobilise des millions de personnes, chaque vendredi, se joue une autre partition qui se dévoile chaque jour un peu plus. En effet, un « coup de force » (8) a été tenté, de toute évidence, à l’encontre du commandant de l’institution militaire, par le clan présidentiel et ses alliés du moment.

Deux explications apparaissent, pour comprendre un certain nombre de décisions fortes et spectaculaires; la première est relative à la succession du Président, qui à l’évidence ne pouvait plus se succéder à lui-même, tant son état de santé se détériorait de jour en jour.

La seconde est relative son remplacement par son frère, Saïd Bouteflika, que le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah avait rejeté d’emblée, dès le quatrième mandat, sans qu’une candidature consensuelle, entre tous les clans, n’émerge.

Dès lors, va débuter une période de jeu d’échec, à haut risque, entre les deux clans, dont l’enjeu n’est rien d’autres que le pouvoir. Chacun va tenter de consolider et de conforter sa position, vis-à-vis de l’autre, pour l’assaut final, qui est dicté par l’échéance présidentielle que personne n’a perdu de vue, avec une règle non écrite, dans notre pays mais éminemment respectée de tous, « s’il n’y a pas de consensus sur un successeur, on reconduit le titulaire » ! C’est ainsi que le scénario du cinquième mandat va débuter, avec l’accord explicite de l’institution militaire et de son chef actuel.

Cependant, l’élection pour un cinquième mandat (9) devenait impossible à réaliser, tant la détérioration de la santé du Président était évidente, en Algérie et à l’étranger (10). Cette situation va raviver les tensions claniques et mettre en évidence un coup caché et scellé avec la cire, à savoir la mise  de fin de fonction du chef d’état-major, (après avoir réussi à démettre le général de corps d’armée M. Mediene, quelques années avant) seul obstacle à l’intronisation du frère du Président.

Dès son retour de Genève, pour une cure de jouvence, le scénario devait être exécuté, avec toutes les conséquences sur les institutions, à savoir, le Conseil constitutionnel, les deux chambres parlementaires, les partis de la majorité (11) et en particulier celle militaire (12). La riposte fut fulgurante et l’application immédiate de l’article 102 n’a été que l’artifice constitutionnel pour décapiter le clan présidentiel, après l’avoir soutenu inconditionnellement, durant des années, considérant ne pas avoir était récompensé de sa fidélité.

Mais la destitution du Président ne pouvait, à elle seule, mettre tout le clan présidentiel hors d’état de nuire, il fallait s’attaquer aux inconditionnels et à leur capacité de nuisance, dans tous les domaines vitaux de notre pays. En se rendant très mobile (13), le chef d’état-major va avertir, à plusieurs reprises, par discours et médias interposés, les résidus du clan présidentiel, pour qu’ils cessent de manœuvrer à son encontre, en vain.

Le dernier épisode de ces manigances est la rencontre « tenue secrète » entre Saïd Bouteflika, les ex-généraux M. Mediene (14) et Athmane Tartag, dans lequel l’ex-Président Liamine Zeroual a failli être piégé, qui a mis le « feu aux poudres ». Après quoi l’ex-ministre de la Défense Khaled Nezzar, enfonçant le clou, va rendre public, le contenu de sa rencontre directe du 7 mars 2019 et téléphonique du 30 mars 2019 avec Saïd Bouteflika, durant lesquelles, il  aurait déclaré :«Ce sera l’état d’urgence ou l’état de siège !». Ajoutant qu’il voulait savoir s’il n’était pas temps de destituer le chef d’état-major. Je l’en dissuadai fortement au motif qu’il serait responsable de la dislocation de l’armée en cette période critique ».

Les dernières réactions du chef d’état-major vont être décisives, puisque les trois prévenus seront présentés au Procureur, près du Tribunal militaire de Blida et mis en détention provisoire.

A la lumière de ces événements, il est clair que la marche du 22 Février 2019 et des vendredis suivants, ont surpris pratiquement tout le monde (15), le pouvoir et la société elle-même qui va se rendre compte de sa force et de la vacuité du pouvoir, dominé par des luttes de clans et d’intérêts mafieux.

Les revendications populaires massives, vont se durcir et exiger du pouvoir réel le dégagisme « Trouhou Gaâ » mais les deux agendas se mêlent sans se confondent ! Les arrestations opérées, les mises fin de fonctions de cadres décidées (par qui ?), la décision ferme de la tenue des élections présidentielles pour le 4 Juillet, le remaniement partiel du gouvernement, sont autant de mesures décalées qui n’ont aucun impact réel sur les mouvements de rues qui sont conscients ou non qu’elles ont une chance unique de prendre leur destinée en main. Cette disjonction, entre deux agendas de nature différente, bloque toute sortie de crise à court terme et inscrit le processus dans la durée, ce qui représente un danger réel pour le pays, menacé de l’intérieur (16) et de l’extérieur (17).

Entre temps, le gouvernement décide d’autoriser l’importation de véhicules (de moins de trois ans) pour consolider la place financière du Square Port-Saïd.

M.G.  

Notes

(1) Pour certain, il s’agit de la « démocratie directe ou participative», avec des consultations référendaires sur tous les projets de réformes, initiés par les gouvernements majoritaires. En cas de refus, une interruption du mandat est décrétée, après l’organisation d’une autre élection.

(2) Il est habituelle, dans certain pays démocratique, que l’élection se gagne à 1% de plus pour l’une des parties et applique son programme, sans que l’autre ne le remette en question, même si, dans ce cas de figure le recomptage des voix est de rigueur.

(3) L’exemple du Soudan est à méditer, même si comparaison n’est pas raison, les manifestations de rue, sont arrivées à imposer à la junte militaire, qui a renversé le dictateur El Bachir, une négociation sur le retour à un système politique civil, sans injonctions de l’institution militaire qui reste cantonnée dans ses missions constitutionnelles.

(4) Le Pr Abdelmadjid Merdaci observe avec justesse qu’ »il faut être sourd pour ne pas entendre les appels misérables et pathétiques de tous les échoués de l’autoritarisme qui exigent, toutes circonlocutions égales par ailleurs, que l’institution militaire leur remette, sans examen, un pouvoir dont ils savent qu’ils n’y accéderont jamais par les vertus du scrutin démocratique. Ceux-là manipulent, ceux-là veulent mettre au service de leurs ambitions la sincérité et la bonne foi de ceux des marcheurs qui, légitimement, veulent un autre destin pour l’Algérie et entretiennent volontairement l’illusion que la démocratie est dans la rue, dans  l’apparente puissance du nombre.

(5) Un certain nombre de débordements voire de dérapages, sont de plus en plus visibles dans la société comme les grèves multiples, les incarcérations douteuses, les règlements de comptes claniques et les surenchères qui cachent mal des ambitions personnelles.

(6) Lire notre contribution intitulées « la désertification politique » in Le Matin DZ

(7) A chaque vendredi, des pancartes et autres slogans, exigent le départ des personnels politiques, des cadres administratifs et économiques, d’officiers, en commençant par le premier d’entre eux. Les réseaux sociaux et les « télévisions périphériques installées offshore » et activant en Algérie, sont parties prenantes, chacune obéissant à ses sponsors, nationaux et étrangers.

(8) On ne peut pas parler de coup d’Etat puisque le «remplacement forcé» fomenté, par le clan présidentiel, contre le chef d’état major et vice-ministre de la Défense, ne peut se confondre à cette action.

(9) Sans aller dans la fiction, il me semble raisonnable de penser que, sauf son problème de santé, le Président aurait été réélu sans aucun problème, tout le dispositif, d’une élection bizutée, était fin prêt.

(10) Les images télévisuelles transmises en direct, du Président à la cérémonie du 1er Novembre 2018, ont achevé de croire qu’il lui était possible de briguer un cinquième mandat, tant au niveau national qu’international (toutes chancelleries confondues).

(11) Les personnalités politiques et administratives « peu sûres » ont été toutes débarquées, au profit d’inconditionnels du clan présidentiel et en particulier à ceux favorables à la succession de Saïd Bouteflika, qui avait inauguré depuis longtemps déjà la « gestion extraconstitutionnelle ».

(12) Sentant en son temps la manœuvre, le chef d’état-major va s’atteler à placer des officiers fidèles à lui et ainsi baliser, non sans mal, tous les postes qui comptent dans le corps de bataille et les services de sécurité, afin de se protéger et de ne pas subir une offensive de l’intérieur de l’institution.

(13) Dans un rituel unique en son genre, le chef d’état-major, va se déplacer, quasi chaque semaine en « visite d’inspection » dans toutes les régions militaires et les commandements de forces pour s’assurer de leur fidélité et éviter de rester trop longtemps dans la capitale, propice aux complots de tous genres.

(14) Une énigme reste cependant à lever, concernant le « ralliement » de  l’ex-général de corps d’armée M. Mediene, aux manœuvres de Saïd Bouteflika. Il est de notoriété publique, que le clan présidentiel a mis fin à ses fonctions en s’appuyant sur le chef d’état-major et sur un paltoquet répondant du nom d’Amar Saadani. Comment ce changement d’alliance a pu s’opérer ? A quelle logique de pouvoir ou personnelle, ce rapprochement obéit-il ?

(15) Pour rappel, dans une contribution, intitulée « La désignation élective présidentielle » publiée au matin DZ, j’avais averti que la masse critique des frustrations avait été atteinte et qu’il ne restait qu’à attendre l’étincelle pour exploser. Le cinquième mandat a certainement été le détonateur.

(16) Les grèves sauvages tournantes et perlées, les ruptures de stocks, la destruction d’entreprises, les agressions multiformes, l’augmentation vertigineuses des prix, le retrait du service public et de l’administration, sont autant de signes avant-coureurs d’une déliquescence de l’état.

(17) Toutes les institutions internationales, les chancelleries et les entreprises multinationales ne cessent de recommander une sortie de crise « rapide » et l’émergence d’un pouvoir légitime avec lequel elles peuvent prendre langue.

 

Auteur
Dr Mourad Goumiri, Professeur associé.

 




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