Samedi 28 septembre 2019
Présidentielle en Tunisie : qui a peur de Nabil Karoui ?
Ce qui s’est passé en Tunisie est un vrai tsunami.
Dommage que les médias français, n’aient pas pris le temps de consacrer une vraie couverture aux élections tunisiennes qui sont, au-delà du résultat du premier tour, un vrai miracle dans ce vaste goulag qu’est le Monde arabe.
Avant de commenter le résultat surprenant de ce premier tour, il convient de revenir un peu en arrière : En 2014, les tunisiens avaient donné leurs suffrages au père de la nation, Beji Caïd Essebsi ; dernier rescapé de la génération Bourguiba. L’homme était un politicien, retors et chevronné. A peine investi, le patriarche tente d’introniser son rejeton de fils à la tête du parti qui l’avait porté au pouvoir. En tout dirigeant arabe, fut-il républicain impénitent, sommeille à jamais un monarque. L’histoire le prouve amplement.
La mort précipitée de Béji, bouleverse la donne. Son premier ministre, Youssef Chahed, dit Iznogoud, n’avait qu’une idée en tête, tuer le père, Bajbouj, et sauter sur le trône. Mais comme dit Prévert : « quand on suit une idée fixe on ne doit pas s’étonner de ne pas avancer. »
Chahed se lance à corps perdu dans la bataille électorale. Personnage lisse, sans charisme, ni envergure, une tête de rond de cuir, qui pourrait facilement se faire passer pour le fils illégitime d’Edouard Balladur. Surtout que le présomptueux n’a d’autre bilan que ses déroutes économiques, il s’est fait connaître essentiellement comme l’homme qui vendait trois fois par jour son âme, pour trois francs six sous, aux islamistes, dans l’espoir qu’ils l’aident à donner l’estocade au vieux Bajbouj.
La crainte du premier ministre était de se faire coiffer au poteau par Nabil Karoui, qui caracolait alors en tête des sondages. Il fallait l’éliminer coûte que coûte. Soutenu par Ennahda, le parricide fait voter une loi qui écarte son concurrent de la course ; mais le renard de Béji, qui lui gardait un chien de sa chienne, refuse de promulguer la loi, juste avant de mourir.
Chahed ne se déclare pas vaincu, il fait saisir, en sous-main, la justice en invoquant un soupçon de blanchiment d’argent formulé par une ONG, pas si nette que ça, il parvient enfin à faire arrêter son adversaire, Nabil Karoui.
C’est comme si en France, on avait mis sous les verrous Marine Le Pen, à la veille des présidentielles de 2017, sous motif qu’elle était accusée d’emplois fictifs par le parlement européen.
Pourtant les avocats de Karoui font remarquer depuis son incarcération que l’accusation pour blanchiment est totalement dénuée de fondement, selon le rapport de la commission nationale d’analyses des opérations financières. Tout ce qui peut être reproché à leur client c’est un arriéré fiscal, qui, en matière de droit, ne peut valoir la prison ferme à son auteur ; sinon des milliers de tunisiens, en délicatesse avec le fisc, seraient sous les verrous.
Les Tunisiens ont donc voté comme d’autres tirent la chasse.
Le vieux monde est parti d’un coup dans les égouts, à commencer par Ennahda, dont les deux candidats ont fait naufrage, corps et biens ; dommage que cela soit passé inaperçu.
Il reste en lice deux candidats donc : Kaïs Saïed et Nabil Karoui.
Beaucoup comparent le magnat tunisien à Berlusconi, ce qui est exagéré, il n’en a ni l’empire, ni la fortune, ni les casseroles, et encore moins les frasques.
Il fait penser plutôt à Bernard Tapie, au temps où il était ministre, même bagout, même volontarisme. Il faut rappeler que sa chaîne de télévision, Nesma, avait déclenché les foudres des islamistes en projetant “Persépolis”, le film de l’iranienne Marjane Satrapi, et que l’homme a toujours refusé de négocier avec Ennahda qui réclame sa tête depuis.
Après la mort de son fils, Karoui, se lance dans l’humanitaire, et envoie, à grands coups de pubs, il faut le dire, des caravanes sillonner la Tunisie profonde pour venir en aide aux déshérités. Karoui va devenir ainsi “la sœur Emmanuelle” de Tunisie. On lui reproche aujourd’hui d’avoir corrompu ses électeurs avec ses dons. Quelle blague ! Que celui qui n’a point pêché lui jette le premier la pierre. Tous les partis tunisiens, mieux, presque tous les partis politiques du monde ont recours à la corruption, et les électeurs aiment être corrompus, surtout quand ils sont issus de régions qui crient famine.
Les islamistes ont claqué des fortunes en argent liquide, en cartables, farine, vêtements, seulement ils n’ont pas filmé leur “générosité”.
En face de Karoui, émerge la singulière figure de Kaïs Saïed, le Robocop tunisien, raide comme un passe-lacet, froid comme un colin, avec un phrasé particulier, le menton toujours en l’air, les yeux au ciel, il parle un arabe classique, calqué sur une qacida d’Umru al Qaïs, et qui fait penser à un prêche du vendredi plutôt qu’à un cours de droit.
Pour mieux connaître le personnage il convient de lire et de relire l’entretien qu’il a donné au mois de juin au journal en ligne “al Chari’ al Magharibi”.
Dans cet entretien, halluciné et hallucinatoire, l’homme se découvre : il est pour la suppression des élections législatives, car à ses yeux les partis politiques sont morts, tout comme il assure que la démocratie parlementaire est en faillite. Bien entendu, il est pour la peine de mort, contre la loi sur l’égalité de l’héritage, et, cela va de soi, contre la dépénalisation de l’homosexualité.
Quand le journal l’interroge sur les raisons de son silence durant les vingt années de la dictature de Ben Ali, en effet on ne lui connaît aucune position courageuse durant cette époque, il répond que personne dans le milieu universitaire n’avait élevé la voix contre le dictateur ; ce qui est une contre-vérité absolue.
Enfin, comme le signale Yadh Ben Achour, les partisans de Kaïs Saïed ont publié sur la page officielle cette consigne : “La marche continue. Poursuivez votre jihad contre tous ceux qui veulent confisquer la volonté du peuple. Quiconque critique le professeur Kaïs Saïed, dites de lui qu’il ne peut être qu’un partisan de Ben Ali, un homosexuel, un corrompu ou un mécréant qui nie l’unicité de d’Allah”.
On compare souvent Kaïs Saïed à Robespierre, il fait penser plutôt au personnage “d’Aguirre, la colère des dieux”, incarné par Klaus Kinsky, schizophrène, pris de délire, au milieu de la jungle et voulant construire un opéra au cœur de l’Amazonie qu’il voulait transformer, tout seul, en Eldorado.
L’idéologie de Kaïs Saïed est aussi simple qu’une notice du jeu de dominos : tous les malheurs de la Tunisie viennent des autres, de l’étranger : le terrorisme, la liberté des mœurs, la crise économique.
Pour Kais Saïed la recette du bonheur est facile, il suffit de supprimer l’étranger, et les Tunisiens retrouveront leur sourire légendaire. Et quand il est à court d’idée ou de vision, il annonce qu’il s’en remettra à Allah. Et on ne sait pas encore si le Seigneur est d’accord pour prendre le volant des mains de Saïed pour conduire la Tunisie au Paradis.
Pour couronner le tout, il promet de faire rendre gorge à la France qui, selon lui, pille les richesses supposées de la Tunisie.
Téméraire, en diable, Saïed s’attaque à des moulins ; et il a raison, on finit toujours par triompher des ennemis qui n’existent plus.
Depuis le premier tour, c’est le délire sur les plateaux, et toute la classe politique tunisienne, islamistes en tête, appelle désormais à voter pour ce Robocop salafiste.
Les témoignages et les allégeances se succèdent ; la larme à l’œil, ses anciens étudiants et ses anciens professeurs – c’est à croire qu’il a eu toute la Tunisie dans son cours – nous jurent, la main sur le cœur, qu’il est honnête, probe, gentil, incorruptible.
Bref, à entendre ces témoins c’est le Christ en personne qui nous revient fois-ci, non de Nazareth, mais de Béni Khiar.
Et tous croient dur comme fer qu’une fois à la tête de l’Etat, la propreté du président, va déteindre sur tout le pays et le laver enfin de sa corruption et sa misère.
Quand on rappelle la proximité du personnage avec les salafistes, on nous jure que son conseiller, un certain Ridha, a pour surnom Lénine.
Avec cette logique, on finira par apprendre à la veille du deuxième tour que la femme de Kaïs Saïed s’appelle Aïcha Rosa Luxembourg.
Mais qu’est-ce qui justifie cette panique collective ? De quoi la classe politique tunisienne a-t-elle peur ? Pourquoi des démocrates en viennent-ils à soutenir quelqu’un qui assure qu’il n’est de loi que celle de Dieu ? Je crois que cette trouille collective relève d’un profond mépris de classe, elle s’explique par la peur de ces “gueux”, de cette “plèbe”, de la “roture” que le vote pour Karoui a réveillée pour la première fois et que personne ne veut entendre, ni voir.
Le soir du premier tour, une des journalistes tunisiennes s’est écrié, avec beaucoup de sincérité : “ce sont les femmes de ménage analphabètes qui regardent Nesma qui ont voté pour Karoui”. Et l’agence Sigma tunisienne de nous afficher le graphique : 40 % d’analphabètes ont voté pour le patron de Nesma! Diantre ! Voilà en fait le péché originel, la faute à Karoui: avoir réveillé cette Tunisie d’en bas que personne ne voulait voir, celle qui crève la dalle à Kasserine, Sidi Bouzid ou Sbeitla.
C’est donc haro sur le baudet : il y a péril en la demeure ! Aux analphabètes on préfère bien sûr le professeur de droit constitutionnel, même s’il promet de tordre le cou à la constitution une fois au pouvoir. Ce n’est plus un clivage gauche/droite, mais un clivage lettrés/ illettrés, clivage entre clercs et serfs, noblesse et roture. C’est le conflit entre les deux humeurs dont parle Machiavel dans le Prince : “Dans toute cité, on trouve ces deux humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni écrasé par les grands, et que les grands désirent commander et écraser le peuple : et de ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou la liberté ou la licence”.
Ce qui est pathétique dans cette histoire c’est qu’on a l’impression d’assister à un curieux match de boxe. D’un côté, un challenger dans un peignoir en soie qui sautille sur un ring face à une salle en délire, alors que son adversaire, un bâillon sur la bouche, est attaché avec des menottes au radiateur des vestiaires.
Kaïs Saïed ne pourra entrer légitiment à Carthage que si son adversaire sort de prison.
Je le répète, le propos n’est pas de défendre Nabil Karoui, mais de sauver ce qui reste de la démocratie naissante tunisienne.