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Quand Mouloud Mammeri écrivait à Mouloud Feraoun

Mouloud Feraoun

Le 15 mars 1962 Mouloud Feraoun était assassiné par un commando des criminels de l’OAS. Nous reproduisons ici la préface de Mouloud Mammeri a écrit à l’occasion de la réédition de La Terre et le sang aux éditions Aneg en 1990.

« Mouloud, cela me fait drôle de parler de toi comme si tu étais mort …comme si une giclée de balles imbéciles pouvait t’avoir arraché de notre vie, sous prétexte qu’elles t’avaient, un matin de mars 1962, stupidement rayé du paysage…C’était le dernier hommage de la bêtise à la vertu.

Mais, vieux frère, tu en as connu d’autres ; tu sais, toi, que pour aller à Ighil Nezmen, de quelque côté qu’on les prenne, les chemins montent.

Et puis après ?

Tu sais aussi que les hauteurs se méritent.

En haut des collines de adrar n nnif, on est plus près du ciel.

Du paysage, ce sont ceux qui ont craché leur rage en douze balles- six secondes qui ont disparu, rayé parce qu’ils n’avaient pas assez de sang généreux dans les veines, assez de rêves fous dans les yeux, pour y demeurer (…)

En parlant de nous, ils disaient ‘’les Arabes’’ et…dans la moue de leurs lèvres ce n’était pas une désignation, c’était un verdict !

Mais nous, Mouloud, nous savons que ce ne pouvait pas être autrement : ils avaient tout cela, mais il leur manquait l’essentiel :

LA TERRE ET LE SANG.

La terre, ils la rudoyaient à force, ils lui faisaient produire des moissons d’artifice (un vin que nous ne buvions pas, parce que nous avions d’autres ivresses), ils confiaient à nous le rude contact des pierres, les charrues, les sulfateuses ; ils ne l’avaient pas comme nous…dans la peau…comme à Tazrout, à Ighil Nezmen, à Illizi ou dans la Tanezrouft.

Passagers sur la terre dont ils suçaient les mamelles sans lui être attachés…comme nous étions à elle…à la vie à la mort.

La preuve, c’est qu’en un siècle de destin comblé ils n’ont pas trouvé un seul d’entre eux pour la chanter comme tu as fait, Mouloud, des chemins montueux de ton enfance (…)

Non…ni la terre ni le sang. Ils n’avaient pas encore pris racine dans nos guérets, nos sables (…) Pourtant, Mouloud, pour tant de folle présomption tu n’avais nulle haine.

Ceux qui devaient te tuer un matin de mars (une semaine après c’était le printemps) sur la place baignée de soleil d’une des banlieues les plus rieuses d’Alger, au-dessus d’une des rades les plus belles du monde, en un sens, tu ne les sentais pas comme absolument ‘’étrangers’’. C’était des hommes dévoyés…dévoyés, mais des hommes…envers et contre tout…envers et contre eux-mêmes. C’étaient des hommes même s’ils l’oubliaient.

Voilà, Mouloud. Eux sont partis avec leurs fureurs, leurs rancœurs, leurs cœurs fermés (leurs yeux aussi), leur accent mal peigné, leur humanité dévoyée…et toi tu restes éternellement nôtre, éternellement avec nous, tout près de nos mains calleuses, de notre misère, de nos rêves, de nos rires, montant avec nous des chemins qui grimpent jusqu’au ciel, nourri des mêmes neiges, la tête ivre du même soleil, le cœur des mêmes sèves…

Donne-moi la main, Mouloud…Le havre est maintenant tout près, juste par-delà la bêtise et la haine, à un jet d’espoir d’ici « .

Mouloud Mammeri

 

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