Soixante-trois ans après l’indépendance, le rêve d’un peuple souverain, maître de son destin et libre de ses choix, semble s’être effrité sous le poids des désillusions. Le 1er Novembre, date fondatrice du combat pour la libération nationale, résonne aujourd’hui comme un rappel amer d’un idéal trahi.
L’aspiration à la liberté et à la démocratie, portée par la révolution, s’est heurtée au coup de force fomenté dès l’aube de l’indépendance, avant même que les armes ne se soient tues. Le pouvoir a été confisqué, au détriment des militants qui croyaient encore à la promesse d’un État libre et juste.
Le constat politique est sans appel. L’idéal démocratique connaît un destin contrarié. Ignorée d’abord, combattue ensuite, proclamée puis plébiscitée, il fut réduit à une simple simulation, avant d’être pervertie par un système obsédé par sa survie, pour finir sacrifié sur l’autel de la normalisation autoritaire. La promesse du 1er Novembre, celle d’un peuple libre et souverain, reste ainsi inaboutie.
Toutes les révoltes qui ont tenté de raviver cet idéal ont toutes été écrasées, souvent dans la violence et le sang. Le régime s’est montré prêt à tout pour préserver ses privilèges et à empêcher toute remise en cause de son hégémonie.
Octobre 88 avait pourtant laissé entrevoir un espoir. La population était descendue dans la rue pour tourner la page du parti unique et réclamer la liberté, la démocratie pluraliste et l’alternance. Mais, en peu de temps après, cet espoir s’est mué en désillusion.
Le parti unique a certes disparu, mais il n’a pas laissé place à un véritable pluralisme politique. A sa place s’est installé un unanimisme de façade, sans partis authentiques ni opposition réelle. Car si le parti unique s’est effacé, l’État profond, lui, s’est solidement enraciné à sa place.
Ces pouvoirs non élus ont absorbé les institutions, transformant la fonction publique en base militante. L’administration n’est plus un contrepoids, mais le prolongement direct du pouvoir. Les décisions ne naissent plus du débat politique, mais de la hiérarchie administrative. La quasi-totalité du personnel politique actuel en est issue, de ses rangs.
Là où les démocraties voient émerger des responsables venus des partis politiques, de la société civile, du monde associatif ou intellectuel, notre pays recycle ses fonctionnaires en dirigeants politiques. Le pouvoir se reproduit ainsi par promotion interne, perpétuant les mêmes logiques, les mêmes réflexes de soumission et de contrôle.
En prétendant rompre avec le système du parti unique, finalement on n’a fait que changer de façade. L’administration a pris la place du parti, sans que la souveraineté populaire ne puisse s’exercer réellement.
Derrière les apparences, le formalisme démocratique dissimule mal une réalité autoritaire. Le pouvoir s’est doté des mécanismes sophistiqués pour assurer sa pérennité, en neutralisant toute véritable alternative démocratique. Ces mécanismes se distinguent autant par leur subtilité que par leur efficacité. Deux exemples permettent de l’illustrer.
D’abord, le suffrage universel a perdu toute sa substance, réduit à une portée purement formelle. Il est désormais surclassé par le poids politique prépondérant des réseaux clientélistes, des clans d’influence, et d’une bourgeoisie affairiste prospérant dans l’économie informelle tentaculaire. A cela s’ajoutent des pratiques héritées du totalitarisme. Dès lors, il n’est guère étonnant de voir certains triompher dans les urnes de « l’Algérie nouvelle » sans véritable parcours militant, sans ancrage partisan ou social, et parfois même avec le passé compromettant d’un fidèle serviteur de l’ancien régime tant décrié.
Ensuite, la loi sur le régime électoral elle-même verrouille l’accès à une véritable représentation politique nationale. Loin d’être un outil de représentation, elle agit comme un instrument de contrôle. En dénaturant la compétition, elle empêche l’émergence de courants porteurs d’un projet démocratique et unificateur. Elle favorise au contraire la dispersion, la cooptation locale et la domestication des forces politiques. Ce dispositif, loin d’être neutre, constitue un rouage stratégique du verrouillage autoritaire.
Censée fonder une représentation nationale, cette loi fragmente l’espace politique en entités cloisonnées, incapables de refléter la diversité du pays. Elle réduit le jeu politique à l’échelle de la wilaya, neutralisant ainsi toute dynamique nationale au profit d’une logique strictement locale.
Au lieu de structurer le débat autour des stratégies et des projets de portée nationale, cette loi encourage un vote d’appartenance. Le choix de l’électeur repose moins sur l’adhésion à un programme que sur des réflexes identitaires, affectifs ou communautaires. La relation entre électeur et candidat s’établit désormais sur la proximité immédiate, court-circuitant toute médiation partisane. Les citoyens ne votent plus pour une vision, mais pour une loyauté ; non pour un projet collectif, mais pour la promesse d’un avantage individuel, matériel ou symbolique.
Aujourd’hui, le peuple vit sous cloche. Rabaissé à l’état de mineur à vie, il demeure sous tutelle, dessaisi de sa souveraineté et privé de liberté. La parole citoyenne ne compte plus, elle est remplacée par le silence et l’attente.
Cette confiscation de la souveraineté politique a naturellement trouvé son prolongement dans le domaine économique. Toute velléité d’autonomie est perçue comme une menace potentielle, un possible foyer d’émancipation et de dissidence. La crainte de voir émerger des acteurs économiques indépendants, susceptibles de remettre en cause l’autorité du pouvoir, constitue l’un des principaux freins à toute politique sérieuse de développement et de diversification économique.
Le pouvoir se retrouve ainsi prisonnier d’un dilemme permanent, entre la nécessité économique de la libéralisation et la peur d’un affaiblissement de son emprise. Ces hésitations du régime, valsant entre discours réformateurs et volonté de préserver les leviers de domination qui garantissent sa survie, ont favorisé l’expansion d’une économie informelle tentaculaire. Ce laisser-faire a instauré ses propres règles, à l’origine de la prospérité actuelle de la finance islamique et de la bourse parallèle du square Port-Saïd.
Faire obstacle à la modernisation économique relève dès lors d’un choix stratégique, celui de maintenir l’ordre politique en place. Il s’agit, en définitif, de conserver le monopole du pouvoir économique entre les mains de l’État, ou plutôt entre celles de ceux qui l’incarnent.
Dans ce système, le dinar, symbole de souveraineté nationale et censée refléter la vitalité du pays, n’est plus qu’une monnaie d’ajustement. Il est côté de manière à veiller au train de vie fastueux de l’appareil d’État, qui baigne dans l’opulence, et la prospérité insolente de ses dirigeants. Ces derniers ne connaissent ni crise, ni rareté, ni restrictions ; tandis que le citoyen subit la dégradation continue de son pouvoir d’achat, ou s’enfonce dans le dénuement. Cette fracture économique est aussi une fracture morale.
L’indépendance ne se réduit pas à un drapeau ou à une frontière. C’est une conquête totale : politique, économique, culturelle et morale. Elle se mesure à la liberté des citoyens, à la dignité, et à la force du droit. Sans cela, elle perd tout son sens.
Le 1er Novembre, jadis symbole d’émancipation, devient aujourd’hui le reflet des luttes inabouties. Il nous revient désormais de redonner vie à ce rêve, de le soustraire à ceux qui l’ont confisqué, et de reconstruire une indépendance réelle : celle d’un peuple debout, conscient, et maître de son destin.
Hamid Ouazar, ancien député de l’opposition

