Dimanche 11 octobre 2020
Quelques commentaires sur un documentaire décrié
Le réalisateur Mustapha Kessous, auteur du documentaire «Algérie, mon amour» diffusé sur la Cinq, a fait l’objet d’une avalanche d’injures et de propos excessifs. Une œuvre, quelle qu’elle soit et quel que soit l’avis que l’on s’en fait, devrait pourtant être un sujet et un prétexte de discussions et de critiques.
Pourquoi donc toutes ces réactions épidermiques où le non-sens a dépassé l’entendement, où les propos blessants ont fait œuvre de compétition langagière à la limite de l’abjection ? Le chœur s’est constitué d’autant de procureurs qu’aucun système judiciaire n’ait jamais comptés. Tout a été contesté au réalisateur jusqu’au droit et à la légitimité de filmer.
Le complotisme a refait surface et a été l’occasion d’un étalage du catalogue de soupçons aussi surréalistes que ridicules sur l’identité, le parcours et les intentions du journaliste voire la manipulation dont il serait l’instrument. Les réseaux sociaux sont des atouts si l’on s’en sert pour parfaire les imperfections des lieux habituels d’échange et de dialogue ou pour suppléer l’inexistence de ces lieux. Ils recèlent donc des possibilités que l’on ne peut sous-estimer.
En aucun cas, ils ne devraient servir de réceptacle aux haines et aux agressions verbales ou encore aux menaces. Tout un chacun pouvait en faire la lecture à sa guise, selon ses grilles propres d’analyse, et critiquer de bon droit la réalisation. Il est inutile de rappeler l’étendue des qualificatifs déversés sans mesure dont la passion débridée s’est fait le porte-voix.
Mais cela interroge sur le malaise sous-jacent. On peut tout à fait penser que le titre du documentaire ne résume point le contenu et que ce dernier manque de consistance par rapport aux attentes des citoyens téléspectateurs. C’est un débat qui a toute sa pertinence. Mais là, il semble que les attentes assignées au documentaire donc à son réalisateur sont intimement plus profondes, à la hauteur des déceptions qui ont en découlé. On en attendait une forme de reconnaissance qui aurait mérité sacralisation du mouvement Hirak censé décrit dans le film.
Pour les uns, le réalisateur est passé à côté du sujet annoncé. Soit. Mais d’aucune manière on ne peut balayer d’un revers de main l’existence de ces jeunes qui sont intervenus et des questions qu’ils ont soulevées, même si à vrai dire la foule n’a pas l’habitude et l’occasion de les entendre. Certains n’ont pas vu le documentaire mais se sont contentés d’ânonner la sentence proférée par la foule des pourfendeurs.
Au-delà des aspects techniques et de la narration même de ce documentaire, n’est-il pas opportun de s’interroger sur les thèmes de société dans leur globalité y compris les sujets tabous comme la sexualité sans feindre d’en être offusqué ou de recourir systématiquement aux traditions et à la religion. Ce sujet est aussi important que tout autre, qu’il ne faudrait pas réduire à une offense à je ne sais quel ordre moral pour ne plus jamais en parler.
A la censure de l’esprit, on ajoute la censure du corps, minorant les déséquilibres psychologiques considérables qui en résultent. De l’autonomie de la jeunesse il pourrait également en être question, du point de vue de l’habitat, des salaires par exemple. N’y-a-t-il pas urgence à se prendre en charge individuellement sans distendre les liens de solidarité intergénérationnels ? A être indépendant de corps et d’esprit. Non pas une autonomie qui vise le chacun pour soi et l’individualisme mais celle qui s’articulerait avec le collectif et l’environnement socio-économique. N’est-il pas au fondement de toute société un précepte universel et intemporel, la liberté ? C’est à partir de cette loi naturelle que les rapports se tissent et se comprennent.
C’est à l’aune de celle-ci qu’il faut voir et interpréter le comportement d’autrui et les relations humaines. Pour d’autres au contraire, le réalisateur a permis aux anonymes de dire ce qu’ils pensent, de dévoiler quelque peu une part de leur intimité, laquelle a à voir avec le vivre en commun. Les jeunes interrogés l’ont fait avec leurs mots et leur sincérité est touchante lorsqu’ils se projettent dans la société de demain avec les évolutions dont ils voudraient voir le jour dans ce pays qu’ils aiment tant. Du pouvoir en place, chacun a sa façon en a donné les ressorts et souligné le décalage avec le peuple ou tout au moins avec tous ceux qui ont manifesté.
Du mouvement Hirak lui-même, on devrait au contraire apprécier leur réserve contenue de ne pas s’autoriser à s’en faire des porte-paroles, conscients que ce gigantesque élan qui a mobilisé plus d’une année durant des millions de citoyens est pour le moins protéiforme dans ses ressorts et que toute définition en serait forcément partielle et parcellaire, subjective et interrogative. Pourquoi donc s’est-on acharné sur ces jeunes qui ont composé le plateau du réalisateur ?
Ne sont-ils pas représentatifs d’eux-mêmes et de leurs entourages, des échos qu’ils perçoivent des tourments de la jeunesse, des injustices qu’ils ressentent et constatent, des turpitudes du pouvoir inamovible quoiqu’on en change parfois quelques têtes, des envies de leur génération, des contradictions des partis d’opposition, des tumultes au sein des familles ? Qui pourrait leur contester cela et au nom de quelle légitimité on invaliderait leurs vécus et leurs sensations ? N’y a-t-il pas justement des consensus explicites sur la façon de gouverner le pays ? sur la liberté d’expression ? sur la place et le rôle des femmes en rupture avec la gestion paternaliste des partis du pouvoir et au pouvoir depuis l’indépendance ? De fait, il y a quarante millions de légitimités étant quarante millions de concernés.
De quoi peut-on parler ? Faut-il surseoir les moments de se confronter à tous les sujets qui n’ont jamais été débattus ? Que n’a-t-on pas usé de cet expéditif et hypocrite « ce n’est pas le moment de » ! Quel crédit accorder aux paroles et engagements non tenus ?
Pourquoi donc reporter les questions cruciales d’organisation territoriale sans penser tout de suite à sécessionnisme, la question de séparation des ordres privés et publics, de la religion et de l’Etat, de l’armée et de l’Etat, de la question du statut de la famille en promouvant l’égalité réelle et non se réfugier derrière des slogans creux serinés tant d’années ? Qu’est-ce qui justifie la survivance d’un code de la famille régressif entérinant la subordination de la femme ?
Pourquoi disqualifier ceux qui avancent et portent ces aspirations et invalider de facto celles-ci car elles ont l’heur de ne pas convenir aux projets de quelques-uns ? Revenons à cette légitimité. Qui peut et doit mesurer l’importance des voix et des avis ?
En attendant que des instruments objectifs et majoritairement décidés soient mis en place, tous les chantiers doivent être ouverts sans censure, sans a priori, sans diktat des uns sur les autres puisque le but ultime est de rénover la vie politique et sociale en se débarrassant des réflexes surannés de favoritisme, de népotisme et des moyens qui les autorisent – concentration des pouvoirs, manque de rotation des responsables.
C’est d’un aggiornamento dont le pays a besoin. Repenser l’Etat et la nation dans leur définition et contours constitutionnels.