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Qui sera le Mouloud Mammeri de la djazaïrbiya ?

Grand Angle

Qui sera le Mouloud Mammeri de la djazaïrbiya ?

Enfin ! Mouloud Mammeri, cet intellectuel éclairé, militant résolu de la défense de la langue tamazight, est reconnu officiellement. Après tellement de luttes, de déboires, de calomnies, d’ostracisme, de menaces, etc. Partout et toujours, les détenteurs d’un État se montrent sourds et aveugles, jusqu’à ce que la pression populaire, au prix le plus lourd, les contraints à concéder un droit citoyen, au risque de disparaître.

La publication d’un timbre à l’effigie de Mouloud Mammeri est, quoiqu’on dise, une reconnaissance historique. Le mérite premier revient à son combat sans compromission, et à celui de ses compatriotes solidaires avec lui. Peu importe l’intention étatique récupératrice ou non, le fait est là : l’action émancipatrice de cet intellectuel algérien, en faveur de sa langue maternelle, est  devenue un fait reconnu officiellement. Reste, cependant, de passer des paroles aux actes concrets satisfaisants.

On a constaté que des Algériens, linguistiquement arabophones, ont applaudi à cette reconnaissance. Parmi eux, combien avaient soutenu l’action de Mouloud Mammeri de son vivant, durant la répression dont il était victime, notamment après l’interdiction étatique de sa fameuse conférence sur la poésie kabyle à l’université de Tizi-Ouzou ?

Et ceci : à ma connaissance, aucun des acclamateurs actuels d’aujourd’hui n’a posé la question suivante : qui sera le Mouloud Mammeri de la djazaïrbya (1) ?

En effet, si le tamazight est une langue maternelle, la djazaïrbya l’est tout autant. C’est dans ces deux langues que les deux composantes du peuple algérien communiquent dans leur vie quotidienne, éprouvent les sentiments les plus profonds, les pensées les plus intimes, leurs misères ainsi que leurs espoirs, et même, quoiqu’en disent certains, leur philosophie de la vie.

Des intellectuels et journalistes, linguistiquement francophones et arabophones (même « démocrates » et « progressistes »), ont accusé le tamazight, comme la djazaïrbya, de n’être rien d’autre que des « charabias », des « pataouecs » qui ne peuvent avoir aucune prétention à l’expression de « débats complexes » et de « nuances subtiles ». Par conséquent, il est impossible de promouvoir ces dialectes à des langues à part entière, à savoir de connaissance scientifique et de production culturelle de niveau satisfaisant.

C’est ce que je me propose de contester, avec preuves à l’appui, dans un prochain livre.

Pour l’instant, je profite de la valeur de l’action émancipatrice de Mouloud Mammeri, pour la promotion du tamazight (et de la culture, dont il est l’instrument linguistique), pour attirer l’attention sur la djazaïrbya.

Ne faut-il pas, alors, y penser sérieusement ? En suivant l’exemple de Mouloud Mammeri ?… Certes, il est malheureusement très probable que les défenseurs de la djazaïrbya risquent de souffrir les mêmes mépris, dénis, calomnies et répressions, de la part de ceux qui n’ont de considération que pour le « butin de guerre » français, d’une part, et, d’autre part, pour le « retour aux sources » arabo-islamiques.

Ainsi, plus que le tamazight, la djazaïrbya risque d’être taxée de régression « barbare » (par rapport à la langue française), de régression alla « jahiliya » (ignorance anté-islamique), par conséquent de menace contre l’arabe coranique, et, donc, la religion.

Ce genre de reproche contre une langue populaire s’est manifesté partout et toujours : en Inde, en faveur du sanskrit (langue des livres sacrés) contre les idiomes parlés ; en Chine, en faveur du chinois traditionnel (langue du moraliste Confucius) contre sa simplification populaire ; en Europe, en faveur du latin (langue de l’État et de la liturgie) contre les parlers vernaculaires.

Chaque fois, les « élites » oligarchiques (étatiques autant que cléricales, et leur « élite » mandarine) ont accusé les langues vernaculaires de « lacunes », « carences » et de « vulgarité» ; ainsi leur étaient déniée tout prétention à devenir des langues à part entière.  

Malgré et contre ces attitudes, partout où cette hostilité s’est manifestée, une minorité d’intellectuels libres penseurs ont réussi à promouvoir les idiomes populaires jusqu’à en constituer  des langues à part entière, de culture, de science et de communication officielle.

En passant, notons que le français comme l’arabe coranique furent d’abord des dialectes avant de devenir des langues à part entière.

Alors, pourquoi pas, suite au tamazight, la promotion de la djazaïrbiya à la dignité de langue à promouvoir jusqu’à son officialisation ?… Cette question est lancée en attendant un plus ample exposé par la publication de mon essai à ce sujet.

Il n’est pas question de rejeter le français ou l’arabe moyen-oriental, ni aucune autre langue, tant qu’elles sont des instruments de connaissance, et non de domination coloniale, néo-coloniale ou oligarchique. Mais doit-on, avec cela, oublier ou mépriser nos langues maternelles, populaires, en l’occurrence la djazaïrbiya, à présent que le tamazight est, ou plutôt semble sur la bonne voie ?

En Algérie, la reconnaissance progressive du tamazight par les autorités institutionnelles est le résultat de l’action combinée, d’abord, d’une minorité d’intellectuels éclairés amazighes, suivis par une partie consciente des citoyens, soutenus, enfin, par des partis politiques démocratiques.

Pour la djazaïrbiya, le précédent du tamazight indique est que la promotion de la première suivra un processus probablement plus difficile. Les ennemis de la  djazaïrbiya ne sont pas uniquement les dirigeants étatiques, le clergé et les intellectuels partisans du « butin de guerre » français et du « retour aux sources » arabo-islamiques. Le pire des ennemis réside, semble-t-il, en nous-mêmes, qui nous disons démocrates, progressistes et amoureux du peuple. Essayons de prouver comment et pourquoi.

Considérons cette fameuse phrase de Jules César : « Veni, vidi, vici ». Tout le monde, notamment les latinistes, en admirent la richesse sémantique et stylistique.

Traduisons-la en français : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » César parlait de sa conquête de la Gaule ; sa phrase originale exprime d’une manière excellente la rapidité fulgurante des trois actions évoquées.

Au Moyen-Age, les membres de l’État, du clergé et les lettrés à leur service taxaient la traduction française de « vulgaire », car exprimée dans le langage du « vulgum » (le peuple). À l’époque, le latin était la langue de l’État et de l’Église, tandis que le parler français était considéré par les « élites » dominantes comme un simple dialecte.

Cependant, à la Renaissance, des intellectuels libres penseurs français, regroupés autour des poètes Ronsard et Du Bellay, ont produit le fameux document « Défense et illustration de la langue française ». Ils sont parvenus à transformer l’idiome français en langue à part entière, renonçant au latin.

Résultat ?… Aujourd’hui, tout le monde trouve la langue française un instrument linguistique à part entière. Certains Algériens l’ont estimée à tel point qu’ils en ont fait un « butin de guerre », au détriment de leur langue maternelle, le tamazight et la djazaïrbiya.

À présent, voici un test très simple.

Traduisons la même phrase de César en djazaïrbiya, transcrite en lettres latines : « Jîte, choûft, arbahht. »

Si la lecture de cette traduction porte un Algérien à exprimer une moue de gêne, un sourire de dédain ou un rire de mépris, nous avons, alors, la preuve que cette personne a une mentalité colonisée ou néo-colonisée. En effet, il faut être victime de ce conditionnement pour trouver la traduction en djazaïrbiya ridicule, pour le simple fait qu’elle est exprimée en djazaïrbiya.

Si, par contre, on dispose d’un esprit libre de toute aliénation coloniale ou néo-coloniale, on apprécie la traduction en djazaïrbiya. Plus encore : on l’admire, comme sémantiquement plus proche du latin en comparaison de la traduction en français. En effet, le latin comme la djazaïrbiya emploient simplement trois mots sous forme de verbe. C’est net, précis, concis, incisif. Ajoutons, également, une heureuse coïncidence. La phrase latine est rythmée par la même lettre finale « i ». En djazaïrbiya, la traduction comprend une sorte de rythmique semblable, avec  la triple répétition de la lettre « t ».

Par contre, la structure du français contraint cette langue à recourir à des pronoms précédant les verbes ; cette exigence atténue l’aspect concis et incisif de la phrase latine. Le français ne conserve, par un hasard positif, que la triple lettre finale « u ».

Concentrons-nous, alors, sur la seule djazaïrbiya. Partant du test ci-dessus, on comprendra que la promotion de cette langue sera l’œuvre, comme le français, auparavant, d’un même type de minorité d’intellectuels éclairés de la partie linguistiquement arabophone. Espérons voir cette initiative soutenue par des dirigeants de partis démocratiques et, soyons optimistes, par la partie consciente du peuple, enfin, soyons encore plus optimistes, par des dirigeants institutionnels. « Soyons réalistes ! Demandons l’impossible ! »

Deux méthodes paraissent praticables.

La première consiste à attirer l’attention des dirigeants de l’État, des partis démocratiques et des associations, par l’exposition des problèmes linguistiques et par des propositions concrètes à réaliser. L’expérience montre l’illusion de compter sur les dirigeants de l’État ; quant aux partis, ils ne s’intéresseront que dans la mesure où la revendication linguistique conforte leurs objectifs dits « stratégiques », ce qui n’est pas certain. Enfin, les associations citoyennes souffrent de certaines « lourdeurs » d’initiative.

La seconde voie est d’agir en tant qu’intellectuels, de manière spécifique, dans tous les domaines où cela est possible, comme ce fut le cas pour le tamazight, ainsi que d’autres langues du monde.

Cela pourrait coûter à certains le renoncement à des fauteuils institutionnels, donc à des salaires et à des privilèges. Ils le feront, comme d’autres ailleurs, s’ils mettent au-dessus de ces facteurs la dignité de citoyen et d’intellectuel, épris de l’intérêt commun.

Selon leur degré de conscience au sujet du problème linguistique, les quatre types d’agents énumérés (intellectuels, associations citoyennes, partis politiques, État) peuvent œuvrer ensemble, complémentairement, sinon intervenir séparément, de façon autonome. L’expérience algérienne, concernant le tamazight, laisse dubitatif sur cette complémentarité d’action. Encore une fois, la priorité reviendra à la minorité d’intellectuels éclairés, suivie par des associations citoyennes ; les partis prendront le train en marche, s’il convient à leur tactique ; finalement, l’État concédera quand la pression populaire le contraindra.

Applaudissons donc tous, Amazighophones et Arabophones, à la reconnaissance du tamazight, dont Mouloud Mammeri fut un éminent promoteur. Et que nous, les linguistiquement arabophones, locuteurs de la djazaïrbiya, suivons l’exemple, en consacrant, finalement, notre affectueuse et intelligente attention à notre langue maternelle, celle du peuple, pour contribuer à la transformer en langue à part entière. Tout en continuant, de manière complémentaire, à utiliser le français, l’arabe moyen-oriental ou toute autre langue, dans un esprit libre et solidaire.

Peu importe le temps nécessaire, un long voyage commence toujours par un premier pas, suivi par d’autres. Le but est enthousiasmant. Finalement, il réconciliera notre langage d’intellectuel avec celui de notre peuple, le parler de nos émotions et sentiments les plus intimes avec celui de nos pensées les plus complexes, tout en nous laissant pratiquer toutes les autres langues, selon notre désir.

K. N.

Email : kad-n@email.com

Notes

(1)  Plutôt que dire « arabe dialectal algérien » ou « darija ». J’ai formé le mot « djazaïrbiya » à partir de « Djazaïr » (Algérie) et « arBIYA » (arabe). Les motifs de ce choix seront explicités dans un ouvrage de prochaine publication : Défense des langues populaires, le cas algérien.

Auteur
Kadour Naïmi

 




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