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« Raï Love » d’Atfa Memaï : une voix féminine au cœur des silences algériens

Atfa Memaï

Atfa Memaï

Avec Raï Love, Atfa Memaï donne la parole à une Algérie souvent tue, celle des blessures secrètes, des silences familiaux et des mémoires éclatées. Sans prénom, la narratrice incarne cette génération qui a grandi à l’ombre de la « décennie noire », un passé douloureux que beaucoup ont tenté d’oublier ou d’effacer.

À travers la musique raï, notamment la figure emblématique de Cheb Hasni, le roman fait résonner une mémoire populaire, fragile et résistante. Cette musique devient le fil conducteur d’un récit intime, traversé par les non-dits et la nécessité de dire l’indicible.

Dans cet entretien, Atfa Memaï nous éclaire sur ses choix d’écriture, l’importance de creuser la mémoire collective et familiale, et la place fondamentale que la littérature occupe pour dépasser les tabous et comprendre une histoire encore vivante dans les cœurs et les esprits.

Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi de ne pas donner de prénom à la narratrice ? Que vouliez-vous transmettre par ce choix ?

Atfa Memaï : J’avoue que ne pas donner un prénom à la narratrice est un choix que j’ai du mal à expliquer. S’il y a une raison à cela, elle doit être inconsciente.

Le Matin d’Algérie : Le contexte de la « décennie noire » est central dans votre roman. Comment avez-vous vécu cette période, et comment a-t-elle influencé votre écriture ?

Atfa Memaï : Comme la narratrice, et comme beaucoup de personnes de ma génération, j’ai été pendant longtemps à l’abri de cette histoire, pas totalement. Evidemment je savais qu’il y avait du terrorisme, mais j’étais très loin de me figurer tout ce qui se passait. Ce n’est que plus tard que ça s’est imposé à moi. Je me rappelle d’un événement en particulier, j’étais dans une bibliothèque et je suis tombée sur une revue de psychologie en couverture de laquelle il y avait des dessins d’enfants rescapés de Bentalha. Après l’avoir ouverte et l’avoir lue, je me souviens très bien que j’ai été prise d’un sentiment d’irréalité. C’était la première fois que je lisais le mot « massacre » dans ce contexte, mais je crois que je n’avais encore aucune idée de l’ampleur et de la gravité de ce qui s’était passé. J’ai essayé de faire des recherches à cette époque, mais je n’ai pas pu aller très loin. Ce n’est que ces dernières années que j’ai pu me procurer de la documentation et plonger vraiment dans cette période terrible. Je pense que ce cumul de frustrations a beaucoup influencé la façon avec laquelle j’ai approché le sujet dans mon roman.

Le Matin d’Algérie : La musique raï, notamment la figure de Cheb Hasni, est très présente dans le livre. Quel rôle joue-t-elle pour vous dans le récit et dans votre propre vie ?

Atfa Memaï : Hasni est une figure majeure, pas seulement dans mon roman, mais dans notre mémoire collective. Au-delà de l’artiste formidable qu’il est, je pense qu’il représente une très belle forme de résistance, une résistance qui n’est pas politique, qui ne cherche même pas à faire connaître son opposition, une résistance sans prétentions, qui se suffit à elle-même. Hasni savait tous les risques qu’il prenait, mais ça ne l’empêchait pas de continuer à vivre et à travailler son art, comme il l’entendait. Il aurait pu s’arrêter en attendant des jours meilleurs, il aurait aussi pu s’exiler comme l’ont fait beaucoup pendant les années 90, mais non ! Quand on y pense, chanter l’amour dans un pays musulman, conservateur, pendant une guerre civile, c’est complètement fou !

Le Matin d’Algérie : Votre formation en psychologie transparaît dans la construction psychologique des personnages. Comment cela a-t-il nourri votre écriture ?

Atfa Memaï : Ma formation nourrit beaucoup mon écriture et elle m’aide dans ce travail qui consiste à construire des personnages crédibles, avec une psychologie cohérente. D’ailleurs, sans ma formation et sans mon intérêt général pour les sciences humaines et sociales, je ne sais pas si j’aurais écrit sur ce sujet.

Le Matin d’Algérie : Le roman explore beaucoup le silence et les non-dits au sein d’une famille et d’une société. Pourquoi est-il important pour vous de lever ces silences à travers la littérature ?

Atfa Memaï : Dans l’absolu, je n’ai rien contre le silence, et je ne suis pas de ceux qui pensent que tout doit être dit, et que tous les tabous doivent être levés. Je crois que certains silences sont salutaires. Ce que je réprouve par contre, c’est le silence comme arme politique. En tant qu’Algérienne, j’ai grandi avec l’image des figures de la révolution et avec l’idée qu’oublier notre passé, c’est le trahir, c’est pourquoi j’ai écrit sur notre histoire. Je considère que le travail de mémoire est important, et je crois bien que j’écrirai encore là-dessus. Je dois même dire que c’est ma principale source d’inspiration. Certains considèrent que c’est une prison dans laquelle s’enferment ou se laissent enfermer les écrivains algériens, je ne suis pas d’accord du tout. Pour moi, ce n’est pas une prison, sinon c’est la plus passionnante de toutes, et personnellement je n’en veux pas sortir (rires).

Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous travaillé la mémoire collective algérienne dans votre roman, tout en gardant une dimension intime et personnelle ?

Atfa Memaï : Je ne me suis pas contentée de lire des documents ou d’écouter des témoignages, j’ai aussi discuté avec mes proches de cette période, je voulais connaître leur représentation de cette guerre, voir comment ils en parlaient aussi. Mais mon plus grand regret, c’est de n’avoir pas osé en parler avec quelqu’un de ma famille qui en a directement et personnellement souffert. Il est décédé alors que je terminais d’écrire le roman. C’était un grand choc pour moi, parce que j’avais souvent pensé à lui, j’ai été plusieurs fois sur le point de l’appeler, malheureusement, je ne l’ai pas fait, je n’ai pas osé… C’est ça le tabou familial.

Le Matin d’Algérie : Dans Raï Love, la parole féminine qui est parfois effacée dans les récits historiques officiels est mise en avant. Quelle est, selon vous, la place des femmes dans les histoires que l’on raconte sur cette période ?

Atfa Memaï : Pour ma part, dans ce que j’ai pu lire et regarder, c’est surtout des hommes dont il n’est pas fait cas. J’ai souvent eu l’impression qu’on n’accordait pas à leur souffrance l’importance qu’elle méritait. Pourtant, les jeunes hommes sont les premières victimes de cette guerre, c’est quelque chose qu’on ne dit pas assez.

Le Matin d’Algérie : Votre écriture se veut libre, sans jugement ni condamnation. Est-ce un positionnement délibéré face aux débats parfois polarisés autour de l’histoire algérienne ?

Atfa Memaï : Il est vrai que la question de la guerre civile algérienne divise beaucoup, et il existe chez certains un refus assumé de la nuance, ce qui est regrettable. Mais en même temps, c’est une attitude compréhensible, nous sommes une société limitée dans l’exercice de sa citoyenneté, nous avons tout à apprendre des rudiments du débat et des outils de la réflexion.

Le Matin d’Algérie : Quelles réactions espérez-vous susciter chez vos lecteurs, algériens ou non, à la lecture de Raï Love ?

Atfa Memaï : De la curiosité avant tout, celle qui pousse à aller lire, à se renseigner, à réfléchir, mais aussi à remettre en question les discours tout faits, les accusations sans preuves, les haines sans fondements.

Le Matin d’Algérie : En tant que jeune autrice, comment voyez-vous l’avenir de la littérature algérienne contemporaine ? Quels thèmes ou voix aimeriez-vous voir émerger ?

Atfa Memaï : Avant tout, j’espère qu’elle sera multilingue. Quant aux thématiques, je regrette le fait qu’il y a plusieurs sujets qui existent dans nos vies et qui sont même omniprésents, mais qui sont rarement traités, sinon de manière superficielle dans les productions littéraires, prenez l’exemple de la religion.

Le Matin d’Algérie : Si vous deviez résumer en une phrase ce que Raï Love représente pour vous aujourd’hui, que diriez-vous ?

Atfa Memaï : C’est le roman qui m’a réconciliée avec ma société dans toutes ses composantes. Avec ce roman, j’ai appris à écouter aussi bien les prêches des religieux les plus archaïques, que les conférences des modernistes laïques, en reconnaissant à chacun son droit à l’opinion. Je considère que je suis vaccinée contre la propagande et le séparatisme. Et j’invite chacun à sortir voir ce qui se passe hors de sa catégorie socioculturelle, à lire ce qui s’écrit dans d’autres langues que la sienne.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

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