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Récit-feuilleton. Exils (15)

Un soir, alors qu’elle brodait, elle entendit frapper à la porte ; elle s’empressa d’ouvrir. Devant elles deux femmes, avec des fleurs. C’étaient ses voisines. Elle comprit très vite l’objet de leur visite et eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. Elle se sentit prise au piège.

Houria devait subir la tradition inflexible ; recluse, elle se devait d’attendre qu’un homme vienne la sortir de cette situation. Le prix à payer se résume en une douce soumission, sa vie conjugale durant. Son bonheur ? Les tâches ménagères et la marmaille. L’heure fatidique semblait être venue pour elle. Elle devait se plier à cette ancestrale exigence… Les préparatifs occupaient le devant de la scène familiale.

Les préoccupations occasionnées par le quotidien s’effacèrent devant les rites préliminaires. Elle fut conviée par sa mère à obéir à son destin. Elle n’avait plus qu’à s’y soumettre. Mains et pieds liés. La résistance s’avérait d’ailleurs inutile. Lutter contre qui ? Son père et son frère qu’elle pressentait comme de vagues bourreaux en puissance ? Ses voisins et parents comme complices patentés ? Bousculer la société ? Là était sans doute le véritable enjeu.

Ses parents convinrent avec leur futur gendre d’une date pour leur rendre visite. Sur les recommandations de sa mère, Houria mit ses plus beaux atours pour être digne de recevoir celle qui lui accordait l’honneur d’être sa future belle mère.

Il ne fallait surtout pas contrarier celle-ci. Son fils, médecin, allait prochainement ouvrir un cabinet. C’était donc un beau parti pour elle. Habituée à voir les feuilletons égyptiens à l’eau de rose, il lui semblait qu’elle allait en vivre un. Elle essaya de se résigner. Sa famille allait l’immoler telle une victime des temps modernes. Pour perpétuer une coutume dont l’origine se perdait dans la nuit des temps.

Récit-feuilleton. Exils (14)

A peine fermait-elle les yeux qu’elle s’imaginait au milieu d’une place. Entourée de gens hostiles. Elle se voyait sur une grande table. Arrivaient alors deux groupes d’hommes et de femmes en file indienne. Ils s’asseyaient autour d’elle. Puis, ils la fixaient intensément, la déshabillant du regard. Comme si elle était passible de tous les crimes. Des palabres interminables s’ensuivaient avec force gestes et rires.

Tout autour de la table, les gens affluaient pour former un grand cercle. Houria se faisait toute petite. Elle savait qu’elle était l’enjeu de cette réunion sordide à laquelle semblait la vouer cette assemblée. Que pouvait-elle seule contre cette masse de gens qui se liguait contre elle ? Qui plus est armés de coutumes aiguisées par les siècles. Comment terrasser ce monstre ? Après avoir trinqué fort longtemps, les deux groupes se retiraient sous les ovations de la foule surgie soudainement pour acclamer cette nouvelle union.

Houria demeurait à sa place. Figée par des milliers de mains invisibles. Elle se sentait palpée de la poitrine aux mollets. Puis, ce fut le silence. Toute la société se retira. Après les youyous interminables qui résonnaient encore dans ses oreilles, le moment fatidique arriva. Dans son cauchemar, elle devinait ces gens qui l’épiaient.

Nue, elle était paralysée par la peur de se réveiller femme qu’elle n’osait ouvrir les yeux et se trouver face à la réalité. Cet autre cauchemar. Elle sentait tout son être se recroqueviller à l’approche d’un homme qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais vu. Son cœur battait à rompre ses veines. Sa chair frémissait de toutes ses fibres. Ses nerfs lâchaient. Elle allait crier devant cette douleur ressentie soudainement au plus profond de son intimité. Son cri resta pourtant au fond de sa gorge. Réveil en sueur…

Elle n’arrivait plus à dormir. Elle ne cessait de se retourner dans son lit. Avec au fond de sa conscience meurtrie une douleur comme elle n’en avait jamais ressentie. Cette situation se révéla de plus en plus intenable. La résignation, la fugue ou le suicide. Telles furent les solutions qui s’offraient à elle. Elle pensait plutôt à se battre. Mais cette idée lui paraissait une pure prétention.

Car des milliers d’yeux vous scrutent. Vous foudroient du regard. Epient vos moindres gestes. Déshabillent vos moindres intentions pour les clouer au pilori. Des milliers de mains qui vous empoignent par les cheveux. Qui vous maltraitent sans ménagement. Qui vous traînent devant votre bourreau pour une nuit cauchemardesque. Des milliers de voix qui vous enjoignent de vous rendre à cette funeste coutume.

La fugue ? Ultime illusion ou suprême espoir ? Partir loin pour mieux organiser sa défense. Pour mieux lutter. Il fallait d’abord se dérober au danger imminent. Mais la fugue n’est-elle pas une utopie ? Une fuite devant le réel ? Elle se surprenait à penser ainsi. Reculer pour mieux sauter. Pour mieux combattre ce monstre nommé société. Qui respirait par tous ses pores tant de crimes séculaires.

Mettre bas le masque de la résignation. Devant le viol quotidien de sa liberté de femme, Houria comprenait que mettre fin à ses jours n’était pas la panacée. Oser gifler cette société par un non cinglant. Ferme. Définitif. Sans appel. Tel fut son credo… Omar n’eut plus de nouvelles de Houria de nombreux mois… Il se disait souvent : qu’est-elle devenue ? Lorsqu’il la  revit, elle l’affranchit ainsi sur son sort.

Je ne sais pas par où commencer, ni comment. Il est dur de remuer le couteau dans une plaie presque cicatrisée. Voilà donc une tranche de ma vie que je n’ai pas vécue, qu’on m’a imposée depuis l’âge de la puberté.

Je suis née en France où mes parents résidèrent longtemps. Ils décidèrent de rentrer en Algérie parce que ma mère avait peur pour notre éducation. Drogue et débauche à éviter. Entendre prostitution. J’avais sept ans. J’ai des parents très conservateurs.

Mais malgré ce qu’ils m’ont fait, je les aime beaucoup. Surtout ma mère. Et puis, je ne suis pas rancunière. Depuis mon tout jeune âge et pour l’honneur de ma famille, je dois plaire à mon entourage même si cela me contrarie. Elevée dans la soumission totale, j’ai pris le pli d’agir toujours selon les commandements de ma famille. Ayant atteint l’âge de l’adolescence, je n’avais nullement le droit d’agir comme font les filles de cet âge. D’ailleurs, tous les refoulements de cette période délicate sont restés en moi, me tiraillant jusqu’à présent et se transformant par la suite en crainte en non confiance en moi.

Mes parents m’obligèrent à rompre mes études de peur que je ne fasse une bêtise ! Non pas parce qu’ils n’avaient pas confiance en moi, mais ils avaient peur pour moi par les temps qui courent, disaient-ils, car je suis très naïve et large d’esprit. J’ai sombré par la suite dans une attitude maladive à voir tous mes rêves mourir sous mes yeux et mon désir de devenir médecin s’envoler à jamais. Je devais être avant tout une femme au foyer, une bonne épouse, une bonne mère pour mes futurs enfants et un… cordon bleu. Et j’ai réussi à l’être grâce à ma mère.

Mon apprentissage a duré près de cinq ans. J’ai même appris la couture et la broderie pour terminer mon stage de femme au foyer ! J’ai dû porter ma douleur durant des années silencieusement et sagement comme le veut l’honneur de la famille même si je voulais terminer mes études avant tout et profiter de la vie.

Je n’ai jamais eu de premier amour comme les autres jeunes filles alors que je suis sentimentale et romantique. Mais comment aimer puisque je devais suivre une trajectoire déjà tracée par mon entourage ? Mes frères et sœurs ne pouvaient rien faire pour moi. Je me retrouvais toute seule à la maison, à faire le ménage et la cuisine. Ma mère m’aidait de son mieux. J’étais jalouse de mes sœurs, mais je leur ai toujours souhaité de réussir car je ne veux pas qu’on leur fasse comme moi. (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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