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Récit-feuilleton. Exils (19)

Sa mère était douce. Miel dans un pré où butinaient les abeilles et où folâtraient les papillons. Au début, elle était l’incarnation de la pudeur. Elle regardait les passants à la dérobée, en se tenant derrière les rideaux.

A l’écart du manichéisme ambiant, régnant en maître dans la rue et dans les têtes. Structures mentales sclérosées. Elle fut au bout de ses forces lorsque, tour à tour, son père et son frère tombèrent gravement malades. Elle commença à sortir après leur mort. De plus en plus. Contrainte et forcée. Imperturbable, elle fit enfin la connaissance de la vie urbaine avec ses méandres et ses relents de machiavélisme. Ses mésaventures étaient loin d’être terminés. Ses forces commencèrent à l’abandonner. Elle apprit sa vulnérabilité. Peu à peu. Face à sa maladie, elle s’écriait : « Qu’est ce que j’ai fait ya rabbi pour mériter tout cela » ?…

Pour lui, le ramadhan n’avait alors pas le goût des longues soirées de veille au café ou en famille, mais des privations qui, hélas, ne chômaient point à longueur d’années. Alors, un mois de plus ou de moins pour les familles déjà démunies… C’et alors que naît la haine de l’injustice dans les petites têtes innocentes. De voir les autres enfants vivre de même crée une sorte de solidarité, mais aussi de rancœur à l’endroit de certains privilégiés s’accommodant fort bien de la situation. Ni la viande ni les sucreries ne leur manquaient tout au long des veillées, du ftour au shour

La m’laya lui buvait toute sa personne. Elle enveloppait sa mère d’obscurité. Seul lodjar lui permettait de mettre en valeur ses yeux noircis au khôl. Elle sortait, après les prières de rigueur. Dehors, elle avait toujours le pas alerte. De loin, elle ressemblait à une momie de noir vêtue. Une momie mobile.

Il ne lui vint jamais à l’idée de s’interroger sur cette manière de s’habiller. Encore moins de s’en débarrasser. Affublée d’un bignoire,  le chef couvert d’une maharma, les cheveux nattés toute une vie. Préoccupée par les tracas de la vie quotidienne, elle s’abandonnait aux superstitions de bounechada et sid el khier, saints de Sétif. Univers carcéral : mlaya et foyer. Elle apprit à se défendre. Connaître le bureau de telle ou telle administration. Aller chez l’écrivain public -clerc populaire- pour ses fameux rabouls, rappels. Rendre visite à ses amies. Répondre à ses détractrices. Elle s’assuma à sa manière…

Récit-feuilleton. Exils (18)

L’enfance est un terrible secret. Une horrible blessure pour certains. Un ciel orageux parfois. Une boule dans la gorge. Des sanglots étouffés. Mais que sa joie était grande, sa mère était encore vivante. Il pouvait la voir. L’embrasser. La regarder. La toucher. La rassurer. Peut être, suprême désir, lui donner quelques jours de bonheur et partager ensemble quelques souvenirs imbibés d’images de leur vie. Il lui arrivait de prendre une petite retraite dans un café où il tentait d’extirper son émotion de ses tripes. En guise de scalpel sa plume. Réduite à sa plus simple expression, sa mère respirait la pudeur. La naïveté à fleur de peau.

Le sens populaire l’emportait souvent sur les réflexions de son fils, au cours de leurs rares discussions. Mais déjà il observait hélas son teint blafard, ses yeux enfoncés à force de veille, cette poitrine flétrie avant terme, ses bras décharnés. Victime expiatoire ? Une de plus. Châtiment pour quelle faute ?

Il revoit encore sa mère, allongée sur un lit à moitié défait. Le visage exsangue. Elle regardait l’invisible pour le sonder. Y lire un avenir insondable. Incertain. Les yeux exorbités ajoutaient à l’immensité des cavités qui lui servaient désormais de regard. Ses lèvres accentuaient son air déjà squelettique.

Autour d’elle, des compagnes d’infortune. Les unes gesticulaient, d’autres pleuraient au terme d’un sommeil agité. Le trépas dressait les lauriers de sa victoire sur ces moribondes.

La faucille du temps s’aiguisait sur leurs chairs. Prête à les décimer, elle menaçait les entraîner dans l’abîme des ténèbres. Leurs corps flasques par les privations et les carences auxquelles elles étaient assujetties se décomposaient. Le feu du mal les dévorait au fur et à mesure que leur séjour à l’hôpital se prolongeait. Désemparées et sans aucune planche de salut, elles devinaient proche le glaive de la mort. En proie à la souffrance, leurs êtres se muaient de jour en jour en ombre. Le silence aidant, elles se regardaient ; chacune d’elles s’appliquait à convaincre l’autre de l’espoir qui pourrait jaillir…

Bâtisse datant de l’ex-métropole, l’hôpital de Sétif était ainsi érigé : vaste et divisée en blocs. Tout en haut de le ville. Comme sans doute l’aurait souhaité Errazi, l’inventeur de l’hôpital pour l’historiographie musulmane. Chaque bloc se composait d’un certain nombre de salles ; celles-ci étaient divisées en deux couloirs pourvus généralement de trois à quatre chambres. Chacune d’elles contenait quatre à cinq lits, mais des matelas étaient parfois posés à même le sol.

Deux infirmières étaient prévues pour chaque salle, une pour chaque couloir. De grandes allées sillonnaient l’intérieur de l’hôpital et séparaient les blocs. Des plantes se hissaient de part et d’autre de ces allées. Au printemps, elles exhalaient des odeurs enivrantes. Pour le visiteur de passage, c’était le paradis. En réalité, c’était un lieu cauchemardesque. Les patientes en avaient fait leurs frais. Elles assistaient, par l’impuissance de leurs forces, aux calomnies les plus abominables : perversion, actes frauduleux, aversion, mauvais traitements. En un mot, hogra. Mépris des masses. C’était les années 70 prometteuses de tant d’espoirs pour les guellalines, les indigents.

Combien étaient elles ? Des dizaines et des dizaines qui s’agrippaient à un espoir fragile comme leur santé. Tant les actes de leurs bourreaux les y ont acculées. Les interrogations planaient sur elles. Si une malade criait son désir d’obtenir satisfaction au vœu formulé, souvent son souhait tombait inerte sur le parquet. Lettre morte. Parmi ces compagnes de la mort, Dahbia, sa mère.

Son lit était souvent défait, au cours de crises sourdes et nocturnes. Frisant la cinquantaine, les cheveux noirs, elle en paraissait plus. Peu loquace, son passé demeurait un mystère pour toutes. Elle ne s’épanchait guère. De son origine, nul ne connaissait un brin.

Autrefois, sa beauté légendaire dans le douar des Ouled Mosli avait fait frémir tant de cœurs. Blanche de peau, les yeux gais, la mine riante et la mise soignée. Telle était Dahbia. Aujourd’hui, la mine rembrunie par les soucis, les yeux ternes, les cheveux défaits, elle ne ressemblait en rien à un être vivant tellement elle était décharnée. Sa blancheur s’était évanouie avec les années de souffrance et les privations.

Comme toutes les malades qui gisaient littéralement la tête sur l’oreiller, Dahbia était victime d’une injustice. Jeune, elle fut mariée à un homme qui aurait pu passer pour son père. Pressée par son grand-père, elle accepta en mariage Mohamed malgré les demandes d’autres prétendants. Son père, marié par ailleurs auparavant, était maçon dans un chantier. Il manifesta à son égard tant de preuves d’affection qu’il finit par gagner son cœur solitaire. Mais le destin amer fit d’eux un foyer malheureux. Il mourut, abandonnant Dahbia avec quatre enfants dont l’un finit par succomber à la paralysie qui avait affecté ses jambes dès sa naissance. Ces disgrâces la plongèrent dans la dure réalité de la vie. Elle était désormais le pilier de la famille. Que d’années de labeur et de veilles pour se retrouver dans un lit d’hôpital. Deux ans durant, la pauvre femme fut en proie à une lente agonie. Ses forces la quittaient de jour en jour. Même ses proches parents l’avaient abandonnée. (A suivre)

Ammar Koroghli-Ayadi, auteur-avocat 
Email : akoroghli@yahoo.fr

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